Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mercredi, 02 novembre 2011

LISEZ "GULLIVER" (suite et fin)

Les considérations sur les dimensions ne sont pas inintéressantes en soi, à cause de l’effet de relativisme produit par rapport aux normes physiques du monde humain. L’idée a ensuite été souvent reprise par des romanciers, pas seulement dans la science-fiction : on se souvient du très court séjour fait par Tintin sur le rocher abîmé dans l’océan Arctique, dans L’Etoile mystérieuse, où il est confronté à une araignée géante, bientôt elle-même détruite par une pomme géante.

 

 

De Lilliput à Brobdingnag, on passe donc d’une humanité-jouet accueillant un géant somme toute bienveillant à un jouet humain débarquant chez des gens de taille « normale », où, potentiellement, tout lui devient une menace. L’effet de contraste est assez drôle et réussi.

 

 

A Brobdingnag, Gulliver est donc confronté aux hommes, mais aussi à des animaux qui, tous, le considèrent comme un gibier : ce sont tour à tour des guêpes (« Ces insectes étaient gros comme des perdrix »), une grenouille, un singe gros comme un éléphant, un chien qui le saisit dans sa gueule.

 

 

Il n’est pas jusqu’au nain du souverain – qui mesure 30 pieds (10 mètres) de haut – qui ne le menace en le jetant dans une jatte pleine de lait ou en secouant un pommier nain au-dessus de lui. Et quand il marche dans une bouse de vache, il en a jusqu’au-dessus du genoux.

 

 

Le meilleur ébéniste du royaume a été mis à contribution pour construire une maison aux dimensions de l’invité, destinée à être posée sur la table, et une « boîte de voyage » : on entre alors dans de véritables « maisons de poupée ».

 

 

C’est d’ailleurs dans la dite boîte qu’il quitte Brobdingnag, bien malgré lui, puisque brutalement emporté dans les griffes d’un aigle gigantesque qui, attaqué dans son vol, lâche sa proie. C’est dans ces conditions qu’il est repêché par un navire britannique et ramené à bon port. Mais il a juste le temps de retrouver les siens et de faire un enfant à sa femme : le voilà reparti.

 

 

Ce qui est rigolo, c’est que SWIFT se soucie extrêmement de varier les situations dans lesquelles Gulliver débarque en terre inconnue. Il aborde à Lilliput seul survivant de l’équipage du navire écrasé contre un rocher. Il découvre Brobdingnag après avoir débarqué en chaloupe pour « faire de l’eau » et s’être vu abandonné de ses camarades paniqués par l’apparition d’un géant.

 

 

Ce sont des pirates qui attaquent son navire et le débarquent au pays de Laputa, et des marins mutinés qui le débarqueront en terre des Houyhnhnms. Le lecteur ne saurait donc se plaindre de monotonie ou de procédé abusif : tout reste « vraisemblable ». On peut quand même se dire que Gulliver n'a vraiment pas de chance.

 

 

Si les deux premiers voyages confrontent Gulliver à des humains en réduction ou à la taille multipliée, les deux derniers inventent des peuples de la plus haute excentricité, quoiqu’opposés entre eux. Pour Laputa, JONATHAN SWIFT invente, un siècle et demi avant les anticipations de JULES VERNE, une île volante.

 

 

Le secret de l’île ? D’abord un diamant poli, taillé en plateau, d’un diamètre de plus de 7 kilomètres, sur lequel est bâtie la cité royale. Ensuite « une pierre d’aimant d’une grandeur prodigieuse, taillée en forme de navette de tisserand », autrement dit une boussole précieuse et démesurée, qui permet de faire varier la hauteur et de mouvoir l’île dans la direction souhaitée.

 

 

La population est assez folklorique, à tout point de vue : tout le monde a la tête penchée à droite ou à gauche, et « un œil tourné en dedans, et l’autre vers le ciel ». Sur leurs habits sont figurés des astres, lunes, soleils, étoiles. Ils sont tous astronomes, musiciens, géomètres, mathématiciens et astrologues.

 

 

Chaque seigneur est accompagné d’un « frappeur » qui, tenant une vessie remplie de pois secs accrochée au bout d’une perche, a pour mission, en présence de quelqu’un d’autre, de frapper l’oreille ou la bouche de son maître, pour lui rappeler qu’il lui faut écouter ou parler.

 

 

Car ces gens sont plus distraits que le professeur Cosinus en personne, toujours plongés dans une profonde méditation scientifique et des calculs mathématiques tous plus savants les uns que les autres. La nourriture elle-même est méticuleusement présentée sous forme de volumes géométriques (« une pièce de bœuf sous la forme d’un rhomboïde ») ou d’instruments de musique.

 

 

Ici comme dans les autres pays visités, Gulliver se met en devoir d’en apprendre la langue. A Lilliput, il apprendra les mots glumgluffs (l’unité de mesure locale), hekinah degul, nardac (titre de noblesse supérieur à celui du trésorier, qui n’est que glumglum). La capitale de Brobdingnag, Lorbrulgrud, mesure trois glomglungs (= 72 kilomètres à vue de nez) de long.

 

 

Pour les habitants, Gulliver n’est qu’un relplum scalcath (= jeu de nature). Il est bon de savoir ces choses, on se sent tout de suite rassuré. A Laputa, on parle le balnibarbien, évidemment, dont voici un échantillon : « Ickpling gloffthrobb … » (= puisse votre célèbre Majesté …). J’allais le dire.

 

 

Les femmes rêvent de descendre de leur île pour aller « s’émanciper » à Lagado, la capitale du royaume, mais il leur est très difficile d’en obtenir l’autorisation : on raconte qu’une épouse de ministre fut recherchée et trouvée en compagnie d’un laquais très laid avec lequel elle faisait mille folies, et auprès duquel elle retourna quand elle eut été ramenée de force. Bref, l’horreur. Gulliver ayant eu l’occasion de s’y rendre, il observa que toutes les maisons était mal bâties, de guingois, sans aucun angle droit, parce que les architectes se moquaient de toute symétrie, et de toute verticalité.

 

 

Moralité : ils sont fous, ces Laputiens ! Après un petit séjour au royaume de Luggnagg, dont il découvre les struldbruggs, il se rend au Japon, où il trouve un navire pour rentrer en Angleterre et accroître sa famille au moyen du ventre de son épouse (« Je laissai ma pauvre femme enceinte », dit-il en partant pour son dernier voyage).

 

 

Après la mutinerie déjà évoquée, il se retrouve donc chez les Houyhnhnms. Cela revient à dire : après les plus cinglés (les Laputiens), les plus sages des êtres. A ceci près que ce sont des chevaux. Ils n’ont rien dans leur vocabulaire qui soit à même de désigner la haine ou le mépris. Ces « chevaux » sont gouvernés par la raison et rien d’autre.

 

 

Autrement dit, ils n’ont jamais la moindre ombre de mauvaise pensée, ignorent ce qu’est un mensonge, bref, une humanité à l’envers. Quand l’un d’eux meurt, ni lui, ni ceux qui lui survivent ne sont tristes ou joyeux : la mort est le dénouement neutre d’un processus logique. La vie et la mort font partie des lois naturelles.

 

 

Les Houyhnhnms sont un peuple qui ignore donc jusqu’à l’idée de sentiment. Le seul dégoût qu’ils éprouvent est à l’encontre des « yaouhs », de hideuses créatures marchant sur deux pattes, impossibles à domestiquer et à améliorer, et ressemblant furieusement à Gulliver lui-même. Comment cette espèce est-elle arrivée dans le pays ? Personne n’en sait rien. Les Houyhnhnms se contentent d’utiliser leurs services pour tirer leurs charrettes et de prélever leur cuir une fois qu’ils sont morts, pour en faire divers objets utiles.

 

 

Le pauvre Gulliver est tellement subjugué par l’univers de Houyhnhnms qu’il se met carrément à leur école, avec l’intention de rester définitivement dans le pays. Mais l’assemblée en décide autrement : il est forcément un yaouh, et il doit disparaître, soit en se fondant dans la population de ses hideux semblables, soit en regagnant son pays à la nage. Son maître accepte cependant de lui laisser fabriquer une embarcation pour quitter le pays.

 

 

La mort dans l’âme, il s’éloigne donc. Mais il n’est pas au bout de ses peines, car il est tellement traumatisé par le souvenir des abominables yaouhs, qu’une fois rentré à la maison, il ne supporte absolument plus le voisinage, l’aspect et l’odeur de ses semblables. La description que fait SWIFT de ce déni fait de la fin du livre un document quasiment psychiatrique sur une pathologie digne d’enfermement. C’est assez curieux.

 

 

C’en est au point que quand sa femme l’embrasse, il s’évanouit. Il est encore sous le choc de la hideur des yaouhs : « Et quand je songeais que par mon union avec une femelle yaouh [soigneusement passée sous silence] j’étais devenu le père de plusieurs de ces animaux, je me sentais pénétré de honte et d’horreur ». Ce n’est certes pas un livre pour enfants.

 

 

Toujours est-il qu’il a le plus grand mal à se réacclimater à son pays et à son environnement : « La première année [après son retour], je ne pouvais endurer la vue de ma femme et de mes enfants, et leur odeur me semblait intolérable ».

 

 

Il compense le grand déplaisir éprouvé en famille par une grande familiarité avec deux chevaux qu’il a achetés et mis dans son écurie, non pour les monter, mais pour causer avec eux « au moins quatre heures par jour ». Le livre s’achève sur un plaidoyer « pro domo », où l’auteur  réaffirme haut et fort la véracité de ses récits et son profond dégoût pour certains aspects de l’humanité : « Mais quand je vois un monde de difformités et de maladies du corps et de l’esprit toutes engendrées par l’orgueil, la patience m’échappe ; il m’est impossible de concevoir comment un pareil vice et un pareil animal peuvent aller ensemble ».

 

 

Le livre aurait pu s’intituler : « Comment on devient misanthrope ».

 

 

 

 

 

mardi, 01 novembre 2011

LISEZ "GULLIVER"

Si vous croyiez que c’est le roi des livres pour enfants, c’est que vous n’avez pas lu le livre de JONATHAN SWIFT, plus célèbre que vraiment connu. Le héros s’appelle exactement Samuel Gulliver. Le  titre exact ? Voyages de Gulliver dans des contrées lointaines. « Contrées lointaines » faisant référence à une époque où les zones de blanc sur les cartes du monde étaient encore plus étendues que les zones dûment renseignées.  Et ce n’est pas Gulliver qui a pu faire progresser la géographie du globe, puisque il ne sait pas, et pour cause, dans quelles zones de blanc il a atterri.

 

 

 Je viens de lire ce livre. Je croyais donc très bêtement, comme beaucoup de gens sans doute, que c’était un héros pour les  enfants. Sur la base bien compréhensible des innombrables éditions illustrées à destination des petits, où seul apparaissait le pays de Lilliput. On voit bien la raison d’un tel succès : ce petit homme qui fait du toboggan dans la chevelure de ce géant immobilisé au sol par des milliers de fils, c’est l’enfant lui-même qui se rêve. On connaît aussi peut-être la gravure montrant l’armée entière de l’empire de Lilliput défilant entre les jambes du géant.

 

 

Là s’arrêtent les possibilités d’identification de l’enfant au monde de Lilliput. Qu’on se le dise : Gulliver n’est pas un livre pour enfants, et sa lecture serait pour lui un abominable pensum. Au reste, Gulliver sera contraint de fuir Lilliput, où il risque la peine de mort. Je dirai plus loin pour quel motif inavouable. La mort aurait été infligée au moyen de milliers de flèches minuscules, dont les pointes microscopiques auraient été empoisonnées, si le héros n’avait faussé compagnie aux Lilliputiens pour se rendre dans l’île rivale de Blefuscu.

 

 

Il importe évidemment que le héros soit sauvé parce que, d’une part, il a encore trois voyages lointains à accomplir, et que d’autre part, il lui faudra, une fois accomplis tous ses périples, publier le récit circonstancié de son séjour dans chacune des quatre contrées mystérieuses. Au total, il aura passé quinze ans hors de son foyer, loin de sa patrie, ne rentrant chez lui, finalement, que pour embrasser ses enfants et en accroître le nombre en s’occupant de son épouse.

 

 

Soit dit en passant, une telle fidélité et, pour dire la chose, une telle abstinence, a quelque chose d’absolument effrayant, puisqu’il n’a d’activité sexuelle que légitime, c’est-à-dire « at home », c’est-à-dire tous les trois à cinq ans, comme un chasseur de baleines du temps de la marine à voile. Il aura effectué trois de ses voyages comme chirurgien du bord, le dernier comme capitaine de vaisseau, ce dont d’ailleurs mal lui a pris.

 

 

Il est vrai que les femmes de Lilliput auraient pu, à peu de centimètres près, se loger dans son prépuce ; que celles de Brobdingnag l’auraient englouti dans n’importe lequel de leurs orifices ; et qu’il dédaigna de « serrer de près » les femmes de Laputa, alors que l’occasion s’en fût présentée s’il l’eût voulu, leurs maris les trompant à longueur d’année  avec des équations mathématiques du plus haut niveau d’abstraction.

 

 

Quant aux femelles « yaouh » du pays des Houyhnhnms (celles qui ressemblent le plus aux femmes que nous connaissons, à quelques détails près), elles auraient volontiers fait de Gulliver leur quatre-heures, mais elles, pourtant réglementairement munies des deux bosses  devant, deux derrière, et du trou au milieu, lui inspiraient une telle horreur, entre autres olfactive, qu’il les fuyait de toutes ses forces. Il avoue cependant vers la fin qu’il a eu un « commerce » avec l’une de ces femelles. Telles sont donc les quatre « contrées lointaines » : Lilliput, Brobdingnag, Laputa et pays des Houyhnhnms.

 

 

Mais revenons à Lilliput. Il faut savoir qu’une haine inexpiable s’est élevée entre ce pays et son rival de Blefuscu, qui se croient les deux seuls empires de tout l’univers. Conflits pour des raisons anciennes et obscures, mais aussi pour deux plus récentes : deux conflits irréconciliables se sont fait jour à Lilliput. Laissons de côté celui opposant les partisans des talons-hauts à ceux des talons-bas, qui perdure de nos jours, si le reporter du Monde n’a pas  tout puisé dans son imagination ou dans ses bouteilles de breuvages fermentés. Il paraît même que certains présidents de républiques bananières optent délibérément pour des talons-très-hauts, sans doute pour éviter que leur nez ne donne directement dans l'entrecuisse de leur épouse..

 

 

Intéressons-nous donc à la guerre sans merci que se sont livrée, en des temps pas si anciens, les gros-boutiens et les petit-boutiens. C’est très important. Car la tradition, et donc les autorités politiques, imposent, quand on mange un œuf, de l’attaquer par le petit bout. Tout le monde sait ça, voyons. Tout le monde doit se plier. Car c’est non seulement une tradition, et en tant que telle rétive à toute tentative de « modernisme », mais encore une loi pénale. Toute autre manière est donc décrétée hérétique et entraîne ipso facto la mort du coupable. Il y a donc eu un gros massacre de gros-boutiens.

 

 

Leur exil sur Blefuscu, ajouté aux visées expansionnistes de l’empereur, constitue une menace pour Lilliput. Bon, je ne vais pas résumer, je sens que ça va m’ennuyer. Je préfère déambuler au gré du vent. Au fait, je  ne vous ai pas dit pourquoi Gulliver est condamné à mort. C’est très simple : un soir où le château impérial de Lilliput est en train de brûler, Gulliver intervient, défait sa braguette, sort son instrument pissatoire et pisse si abondamment sur les flammes « qu’en trois minutes, le feu fut tout à fait éteint ».

 

 

Malheureusement, pisser dans l’enceinte du château est un crime de lèse-majesté. Il est probable que l’impératrice a, au surplus et à l’occasion, aperçu la gigantesque pompe à incendie qui pend au bas-ventre de Quinbus Flestrin (nom de Gulliver en langue lilliputienne), et qu’il a mise en œuvre en sa présence : on comprend qu’elle ne se soit pas remise de sitôt de la violente commotion. Ajoutons à cela, avec d’autres griefs mineurs,  que le dit Quinbus Flestrin n’a pas obtempéré à l’ordre de l’empereur de réduire Blefuscu à l’état de simple province de Lilliput, après avoir, à lui seul, privé l’ennemi de toute sa flotte de combat.

 

 

Moralité du voyage à Lilliput : voilà un simple univers humain en réduction, muni des mêmes tares (rapacité, cupidité, haine, volonté de puissance, etc.). Inutile de dire que Gulliver retrouve sa patrie, ses deux enfants et sa chère femme, enfin, pas si chère que ça, puisque deux mois à peine après son retour, il repart, l’ayant lestée de celui qu’il embrassera sans faute à son prochain retour. Il a auparavant gagné pas mal d’argent en exhibant des bestiaux miniatures sortis de ses poches à son retour de Blefuscu. Mais il y a décidément l’irrésistible appel du large. « Je montai courageusement à bord de L’Aventure. »

 

 

A Brobdingnag, pour bien faire le pendant du premier chapitre, les enfants mesurent à peu près douze mètres de haut. La preuve se trouve sur l’affiche du spectacle du « nain des nains », offert à la curiosité du public, qui stipule expressément que « les enfants mesurant au-dessus de 35 pieds paieront place entière » (ça, c'est l'illustration de Granville). Mais comme à Lilliput, Gulliver, grâce à ses multiples talents, s’attire la bienveillance du souverain et de son entourage : il est, à la cour, aussi confortable que chez lui. Plus courtisan que Gulliver, tu meurs !

 

 

JONATHAN SWIFT, qui a une réputation de pamphlétaire, s’entoure bizarrement de précautions oratoires parfois interminables pour faire entendre au lecteur qu’il ne faut surtout pas croire que, au cours de ses longs entretiens avec ses protecteurs étrangers qui s’informent du pays d’où il vient, il porte un jugement sur l’Angleterre, ou que c’est lui qui prend parti. Prudence élémentaire à l’époque, sans doute. J’avoue cependant que c’est une lourdeur du livre. Mais certaines flèches sont bien envoyées quand même, sur les juges, sur les femmes, sur le peuple ou la politique.

 

 

Car l’intérêt des séjours de Gulliver réside essentiellement, pour JONATHAN SWIFT, dans les descriptions comparées des mœurs et coutumes et des institutions politiques en vigueur en Angleterre et dans le pays visité. C’est évidemment le procédé du repoussoir exotique, qui montre en creux tous les aspects de son propre pays que l’auteur veut soumettre à la critique (voir Les Lettres persanes, L’Ingénu, etc.). Cette manière de faire est visiblement dans l’air du temps (Gulliver et Lettres  en 1721, L’ingénu en 1767).

 

 

A suivre …

 

 

vendredi, 07 octobre 2011

LITTERATURE : ACCEDER AU PLAISIR

Pourquoi j’aime lire ? Comment ça m’est venu ? Puisque tout le monde s'en fiche, je vais vous raconter, tant pis.

 

Je vais vous dire un truc qui peut paraître étonnant à quelqu’un de normal : je crois que j’ai consenti à apprendre à lire parce que je ne comprenais rien au monde qui m'entourait. Rien à ce que disaient les adultes autour de moi. C’était quoi, ce « canon » de la messe où l’on n’entendait aucun coup de canon ? Absurde, évidemment. Et je détestais ces fins de repas familiaux, où ils se mettaient à se parler à l’oreille, à voix basse, « on ne sait jamais », « ils entendent tout ». Salauds d’adultes. 

 

Une seule solution : essayer de comprendre. Prendre une revanche. La première raison du livre, chez moi, quand j’ai été en nage, euh non, en âge (je sais, c’est très bête), c’est ça. J’attends qu’enfin un secret me soit dévoilé, rien qu’à moi. Sans le savoir, j’attends une sorte de dépucelage. Et choisir la littérature, c'est accepter par avance d'être souvent dépucelé : on en redemande. J’ai découvert assez tôt qu’il n’y a pas de secret vital détenu par les adultes, et qu’en général, c’est assez pauvre. Les adultes, ils font exactement comme les gamins, ils essaient de vivre (ou de survivre). Simplement, ils ont appris des phrases pour l’expliquer, que les gamins ne connaissent pas encore. Et les gamins, ça les impressionne. 

 

Je me souviens parfaitement de ma « première fois » : j’étais au Cours moyen, avec M. Noblet ou M. Tanghe, à l’école Michel Servet. Mais attention, je parle de littérature, et de rien d’autre. Bon, Le Capitaine Corcoran, d’Alfred Assolant, ce n’est pas le fin dessus du panier, mais c’est idéal pour découvrir les bienfaits de la lampe de poche, cet auxiliaire indispensable quand on a des parents sourcilleux sur l’extinction des feux. Et un bouquin nimbé de l'aura du clandestin resplendira toujours de mille feux. Là, en plus, il resplendissait, même sans lampe de poche. 

 

Je compte pour rien quelques menus livres « pour enfants », avec une exception pour un « Gulliver à Lilliput ». J’étais fasciné par cet homme gigantesque, maintenu au sol par des milliers de câbles fins comme des fils (y compris par les cheveux, dans les ondulations desquels des Lilliputiens faisaient du toboggan), et autour duquel s’agitent des dizaines de personnages centimétrés. Allez, encore une exception pour un livre à couverture grise et titre rouge, intitulé Frédéric et le fantôme, où Frédéric découvre à la fin un trésor au pied d’un arbre dans le jardin. Disons que c'est un livre « véniel » : il y a plus niais. 

 

Dans l’armoire au fond de la classe, il y avait des livres. J’avais commencé mollo avec Par Vingt mètres de fond, d’un certain Arthur Catherall, où il s’agissait de retrouver le trésor d’un galion envoyé par le fond autour de 1700. J’avais évidemment aimé. Mais le galion disparut corps et biens, et définitivement cette fois, quand j’eus entre les mains les Aventures du capitaine Corcoran. Ça, c’était du costaud. J’imagine que la couverture comportait  le dessin d’un homme en tenue coloniale accompagné d’un tigre qui semblait domestiqué. Il est sûr qu’après trois ou quatre lectures d’affilée, je devais manquer d’un peu de sommeil. Mais voilà : le virus était inoculé. Ça compense. 

 

Je vous jure qu’à dix ans, on n’a pas la tête à analyser : on y est ou on n’y est pas. Aujourd’hui, on dirait : « Ça le fait », ou « Ça le fait pas ». Eh bien en l’occurrence, ça le faisait. Il n’est pas sûr que, relu aujourd’hui, je dirais la même chose. L’action se passe en Inde, au temps de la colonisation anglaise. 

 

Je me rappelle (j'avais dix ans !) en particulier deux scènes à suspense. Un : Corcoran est assiégé dans une pagode, en compagnie de sa merveilleuse tigresse et complice Louison, et se défend comme un diable en tirant au revolver  sur des ennemis nombreux, à travers une embrasure. Deux : Louison est tombée dans une fosse creusée traîtreusement sous ses pattes. C’est affreux. On se demande forcément comment ils vont en sortir. Ils en sortent. 

 

Quand des parents se plaignent au professeur de voir leur enfant fuir les livres et demander conseil pour les lui faire aimer, la première question que le professeur devrait poser est : « Est-ce que votre enfant vous voit qulequefois en train de lire des livres ? ». En général, ça leur cloue le bec. La honte du flagrant délit. Il devrait ensuite, en fonction de l’âge, indiquer des livres capables de le passionner. Je suggère, en collège, Notre Prison est un royaume, de Gilbert Cesbron. 

 

J’ouvre une parenthèse Alexandre Dumas. 

 

J’avais treize ans quand j’ai pris, sur les rayons de mes grands-parents, un énorme pavé (mais le papier était épais). Sur la couverture, quelques hommes à moustache et barbiche, à grand chapeau, croisant leurs épées en souriant virilement. Ben oui, bien sûr, c’était Les Trois mousquetaires, que je n’ai pas lâché : Milady de Winter, les ferrets de la reine, le coffret à l’aiguillon empoisonné, et tout le bataclan. Dans la foulée, j'ai fait un sort à Vingt ans après,  puis au Vicomte de Bragelonne, deux et trois fois plus longs. 

 

Mais autant le premier est limpide et homogène, autant, dans les deux autres, Alexandre Dumas, au fur et à mesure, se lâche, s’étale, se laisse aller, tire à la ligne. Et les intrigues deviennent compliquées, tortueuses. Cela sent l'atelier de scénaristes en ébullition. Aramis et Athos prennent quelque distance. C’est dommage. Je retiens quand même la trouvaille pathétique que constitue la mort de Porthos. Il tient de famille une « faiblesse dans les jambe » qui lui sera fatale. Non je n'en dirai pas plus. 

 

Je ne vais pas me lancer dans Alexandre Dumas, parce qu’on en aurait jusqu’au réveillon, mais je prends le temps de m’incliner quand même devant l’extraordinaire  combat que livre Bussy d’Amboise contre quatorze spadassins lancés contre lui par le Duc d’Anjou, dont il a orné le front d’une superbe ramure de cocu. Ah ! Le bruit des baisers que l’espion surprend en même temps qu’il aperçoit dans l’entrée les gants de buffleterie de Bussy d’Amboise !  

 

A propos d’escrime (parenthèse dans la parenthèse), il faut célébrer la célébrissime « botte de Nevers » (c’est dans Le Bossu, de Paul Féval), dont l’enchaînement, avec frappe de taille atténuée sur la main tenant l’arme, saut, enroulement et pointe qui s’enfonce comme par magie entre les deux yeux. 

 

Et il faut célébrer la moins connue botte de Luis de Ayala-Velate. C’est à la fin du  Maître d’escrime, de Arturo Perez-Reverte, face à la belle et redoutable Adela de Otero, à qui il a étourdiment enseigné sa meilleure botte. Et il n’a qu’un fleuret de courtoisie, au bouton bien garni de son morceau de peau qu’on appelle mouche, face à une épée en bonne et due forme. Rassurez-vous, il lui enfoncera la mouche jusque dans le cerveau. 

 

Revenons à Bussy (au fait, je me fiche de savoir qu’il fut dans la réalité un des grands bouchers de la Saint-Barthélémy), qui a donc étendu pour le compte quatorze bonshommes. Malheureusement, le Duc d’Anjou vient vérifier le travail de ses hommes, et constate amèrement que quatorze lames pour venir à bout de la plus fine du royaume, ce n’était pas encore assez, alors, en homme sans honneur, il lui lâche un coup de pistolet. Heureusement, il ne l’emportera pas en paradis : la dame de Monsoreau (Diane de Méridor, si je me souviens bien) et son complice se vengeront atrocement de lui en répandant du poison volatil dans les fleurs qu’il doit respirer. C’est bien fait ! 

 

Allez, pour finir sur Alexandre Dumas, un petit salut aux valets des Mousquetaires. Un petit mot pour Grimaud, Mousqueton et Bazin, respectivement à Athos, Porthos et Aramis. Un mot spécial pour Planchet, qui fut parfois la planche de salut de D’Artagnan. Un petit mot pour Chicot le prudent qui, dans La Dame de Monsoreau, il me semble, sachant qu’il va au-devant des ennuis, revêt une cotte de maille particulièrement étudiée, et bien lui en prend, car le coup de poignard sera particulièrement traître. 

 

Non, je ne peux pas refermer cette note sans me prosterner devant le personnage d'Edmond Dantès et de ce noble vieillard enfermé depuis lurette au fond du château d'If, qui lui lègue le grand secret : un tunnel qu'il lui suffira d'achever pour retrouver l'air de la liberté, et surtout l'existence de l'île de Monte-Cristo, où il a laissé, bien en sécurité, un fabuleux trésor qui deviendra le moyen de la vengeance d'Edmond. 

 

Je n'oublie pas que c'est dans la prison d'Edmond Dantès que j'ai appris l'expression "solution de continuité" : c'était, après chaque séance de travail de creusement dans son tunnel, la nécessité de faire disparaître toute trace qui aurait pu dévoiler aux gardiens son activité secrète autant que coupable. 

 

J'avoue qu'en dehors de ces scènes, et d'une autre où, assis à table avec des convives, le comte de Monte Cristo sort d'un pilulier de petites boules vertes (du haschich) qui lui tiennent lieu, ou peu s'en faut, de nourriture, j'ai passablement oublié les modalités des actions qui suivent l'évasion et la prise de possession du trésor de l'abbé Faria. 

 

Je ferme la parenthèse Alexandre Dumas 

 

A suivre une autre fois.