lundi, 07 décembre 2015
LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS 2/9
ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL
(récapitulation songeuse et un peu raisonnée)
2/9
Du "Contemporain" comme s'il en pleuvait.
De Marcel Duchamp, je n’ignorais pas grand-chose, depuis ses essais post-impressionnistes du début jusqu’à l’énigme de Etant donnés 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage, en passant évidemment par les ready-mades, les « stoppages étalons », le Nu descendant un escalier, la cage de Why not sneeze Rrose Sélavy (ah, ces cubes de sucre sculptés dans le marbre ! l'os de seiche ! le thermomètre !), les gags de l’ « Objet-dard » et du moulage de la « Feuille de vigne femelle », Marchand du sel (devenu Duchamp du signe), la pelote de ficelle dans l’étau de A bruit secret, le « Grand Verre » (avec ses "neuf moules mâlics", son "élevage de poussière", son "moulin à eau", sa "broyeuse de chocolat", ses "témoins oculistes", n'en jetez plus), la « Boîte-en-valise », l’attentat de Pierre Pinoncelli sur l’urinoir jadis rebaptisé « Fountain » par un certain R. Mutt alias Duchamp, La Fin tragique de Marcel Duchamp (attentat virtuel d’Aillaud, Arroyo et Recalcati), le goût pour les échecs, le lien avec John Cage, autre grand fusilleur, mais en musique cette fois, et tutti quanti. Il n'y a guère d'artiste du 20ème siècle qui ne soit un enfant de Marcel Duchamp. Qui ne soit né dans le cimetière de l'art que ce moderne Attila a laissé dans son sillage.
J’avais même acquis un disque étrangement intitulé « the entire musical work of Marcel Duchamp », concocté par Petr Kotik (ensemble s.e.m., label ampersand, chicago) sur la base d’un travail de transposition de la méthode duchampienne d’écriture créative dans un univers supposé reproduire en musical le « poétique » de la démarche. Il comporte évidemment un morceau intitulé La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (l’alias « Grand Verre »). C’est dire jusqu’où pouvait aller mon audace dans la consommation de produits : rien de ce qui était « moderne » ne devait m’être étranger.
J’étais assidu aux vernissages d’expositions d’artistes contemporains, et je ne manquais aucune Biennale, aucune manifestation du Centre d’arts plastiques de Saint-Fons, où œuvrait l’ami Jean-Claude Guillaumon (j’y ai même participé, dans une manifeste erreur de casting). J'étais prêt à tout applaudir, y compris les quarante ou cinquante traversins suspendus au plafond par je ne sais plus quel abruti (Gwenaël Morin ?), qui en avait orné la partie visible par le public des prénoms de toutes les filles et femmes qui étaient censées y avoir posé la tête. Mais la Ville de Sérusclat faisait bien les choses : le buffet était copieux, le vin coulait. Ça aide à faire passer. Ou à fermer les yeux.
Je savais aussi pas mal de choses, en musique, de l’ « Ecole de Vienne », du trio Schönberg-Berg-Webern, du sérialisme, du dodéca(ca)phonisme et tout le tremblement. J’écoutais alors volontiers les pièces op. 11 et op. 19 de Schönberg par Pollini, la 2ème Sonate de Pierre Boulez par Claude Helffer, le Stimmung de Stockhausen, en essayant de me convaincre que j’étais à la pointe du « Progrès » en musique. Rien que du pur. Je me disais qu’il fallait que je me persuadasse que c’était ça, la beauté moderne.
Ça avait commencé tôt. Je passe sur l'incompréhensible engouement qui me saisit à l'écoute de A Jackson in your House, de l'Art Ensemble of Chicago car, si je le mettais à plein tube, c'était plutôt pour faire sentir à mes parents combien ma génération n'en avait rien à faire de la leur : dans l'adolescence, même finissante, bien des aberrations s'expliquent ainsi.
J’étais là, à l’orchestre, à l’Opéra de Lyon, en 1970, avec une bande de barbus-chevelus, au milieu des effarouchés smokings-nœuds-papillons-robes-de-soirée, lors des débuts gauchistes de l’ « Opéra-nouveau » (Louis Erlo), pour la première du Wozzeck de Berg : les places, en ce soir inaugural, avaient provisoirement cessé d’être hiérarchisées. C’est un souvenir plutôt rigolo, mais je dois bien dire que, sur le moment, je n’avais entravé que pouic à la tragédie de cet humain de base qui ne savait dire que : « Jawohl, Herr Hauptmann ! », tuer sa maîtresse et se suicider. Je me sentais un peu diplodocus. Comme vexé de me voir en retard d'une extinction des espèces. Je réclamais ma part. Je voulais participer. Diplodocus, aujourd'hui, j'en suis un, mais je le sais, j'assume la chose, et même je la revendique. Et c'est le siècle qui a tort.
Je courais les concerts de musique contemporaine, les festivals lyonnais : « Musique nouvelle », manifestation inventée par le sincère et modeste Dominique Dubreuil, « Musiques en scène », du très smart James Giroudon et du sympathique Pierre-Alain Jaffrenou, les animateurs de Grame, qui avaient écrit un petit « opéra » sur la gémellité, Jumelles, donné en 1989 au Théâtre de la Renaissance à Oullins, une salle bourrée pour un soir de sœurs jumelles attirées par le titre, sans doute ("bourrée", j'exagère : six ou huit paires de jumelles n'ont jamais fait un public, pardon).
Bref, j’étais « moderne » et en phase avec mon temps. Je croyais au « Progrès », à la bousculade inventive de l’ordre établi, au chamboulement fondateur, à la « destruction créatrice » (le concept-phare des théories économiques ultralibérales de Joseph Schumpeter). J’étais immergé dans l’expérimental novateur. Autrement dit, je n’avais rien compris. J’étais un âne, bête à manger du "son", par la bouche, par les yeux et par les oreilles.
Et puis j’ai viré ma cuti, retourné ma veste, changé mon fusil d’épaule, jeté la défroque aux orties, brûlé ce que j’avais adoré. En un mot comme en cent : je me suis efforcé de « me dépouiller du vieil homme corrompu » et de « revêtir l’homme nouveau » (épître aux Ephésiens, IV, 22 et suiv.). Cela m’a pris beaucoup trop de temps pour y arriver, mais s’est produit dans un temps relativement bref. Le fruit devait être arrivé à pleine maturité. Suis-je moins bête pour autant ? Va savoir … En tout cas, aujourd’hui, je suis un peu plus sûr de ce que j’aime.
Et de ce que je n'aime pas.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans L'ARCON, MUSIQUE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : art, art contemporain, marcel duchamp, nu descendant un escalier, why not sneeze rrose sélavy, marchand du sel, duchamp du signe, à bruit secret, pierre pinoncelli duchamp, le grand verre, la mariée mise à nu par ses célibataires, john cage, jean-claude guillaumon, wozzeck alban berg, opéra de lyon, opéra nouveau louis erlo, dominique dubreuil, grame lyon, james giroudon, pierre-alain jaffrenou, théâtre renaissance oullins, joseph schumpeter, épitre aux éphésiens, arnold schönberg, alban berg, anton webern, maurizio pollini, pierre boulez, claude helffer, karlheinz stockhausen, aillaud arroyo recalcati, jawohl herr hauptmann, musique, peinture, france, françois hollande, nicolas sarkozy, front national, élections régionales, parti socialiste, parti les républicains, laurent wauquiez, christian estrosi, livre des monstres, manuel valls, politique, laurent fabius
mardi, 03 mars 2015
MORT DE LA MÉLODIE
Musique « contemporaine », rap, slam, techno, électro, et même le jazz, toutes ces formes « musicales » (dont j’excepte la chanson, au sens le plus vaste du terme) semblent tenir la mélodie en piètre estime, au point de la jeter à la poubelle plus souvent qu’à son tour.
Je parle d’une mélodie qui permette à l’auditeur lambda de se l’approprier et de l’emporter avec soi dans toutes les circonstances de la vie quotidienne, pour se procurer à soi-même un plaisir qui ne coûte rien à personne. En observant l’épidémie de « casques audio » qui semble avoir saisi une bonne part des populations urbaines (coïncidence ?), que ce soit dans la rue ou dans le métro, je me permets de trouver cette déperdition regrettable et désolante.
Vous l’imaginez, Renato, le ténor italien, sur son échafaudage à repeindre la façade, aligner les douze sons de la « série » (pour "sérielle") de l’opus 11 ou de l’opus 19 d’Arnold Schönberg ? Non : ce qu’il préfère, c’est l’air du duc de Mantoue (« La donna è mobile … ») dans Rigoletto, c'est le grand air de Manrico dans Le Trouvère. Mais son répertoire est beaucoup plus vaste.
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J’ai changé, je sais. Il m’est arrivé de dire ici combien j’étais assidu aux concerts célébrant la production de Luigi Nono, de Luciano Berio, d’Ivo Malec, de György Ligeti, des studios GRAME et GMVL (Xavier Garcia, Bernard Fort, ...), tous deux de Lyon, aux festivals organisés dans la ville autour de la fine fleur de la modernité (« Musiques Nouvelles » de Dominique Dubreuil, « Musiques en Scènes », plus racoleur, plus spectaculaire, plus "grand public", de Giroudon et Jaffrenou), pour dire que je me tenais au courant.
Il m’est arrivé d’y trouver du plaisir. Je me souviens d’un concert donné à l’Auditorium par François Bayle : vous vous asseyez devant une forêt de haut-parleurs de toutes tailles (« l’acousmonium ») qui constituent l’orchestre. Le chef/compositeur est assis dans la salle derrière une immense table de mixage.
Très méfiant au début, je suis sorti de là physiquement assez remué. Et satisfait de l’aventure. Mais je me souviens aussi d'un autre « concert », où Daniel Kientzy jouait de toutes sortes de saxophones, dont un d'environ trois mètres de haut (j'exagère peut-être, mais seulement un peu). Je ne commente pas : il faut aimer autant la musique expérimentale ou la "performance".
Mais s’il faut parler franchement, le plaisir, le vrai, celui qui fait trouver l’instant toujours trop court, n’était pas toujours, et même rarement au rendez-vous. Pour faire simple, je dirai que le vrai plaisir était l'exception. J’étais là, en somme, par devoir. Je me disais encore qu’ « il ne fallait pas passer à côté » de ce qui se passait aujourd’hui. Il fallait trouver ça « intéressant ». C’était en quelque sorte une démarche plus intellectuelle que proprement musicale.
Un conformisme, si vous voulez. Un préjugé. Un stéréotype. Un slogan. Une idéologie peut-être. La conviction en tout cas que je ne devais pas me laisser larguer par « l’art en train de se faire ». Le mouvement, la mobilité, la motilité, le motorisme, tout, plutôt que le statique. Il me plaisait de passer pour un type « au parfum » de « l’air du temps » : ça flatte la vanité, et en même temps ça anesthésie la faculté de jugement.
On a l’impression d’appartenir à la petite élite des « happy few » qui savent apprécier certaines germinations énigmatiques de la « modernité », auxquelles les masses restent hermétiques. C'est afficher que je comprends ce qui passe loin par-dessus la tête du plus grand nombre. Cette vanité me semble aujourd'hui dérisoire et profondément ridicule. Un jour, on se calme.
J’ai commencé à revoir ma copie quand j’ai constaté que mes plus fortes émotions musicales étaient produites par certaines musiques et pas par d’autres. C'est rien bête, non ? Quand j’ai commencé à faire le tri. A opérer un choix. A me dire qu’après tout, ce que je ressentais authentiquement n’était pas forcément à rejeter. Qu'écouter les voix qui me venaient de l'intérieur n'était pas forcément un vice rédhibitoire.
Et que mes émotions et sensations s'anémiaient dans la même proportion que s'amenuisait la part que le compositeur réservait à la mélodie dans sa musique. Quand une mélodie mémorisable et chantable n'est pas le support principal de ce que j'entends, désolé, j'ai trop de mal. Et que les plus vives et les plus riches m'étaient fournies par des compositions faisant la part belle aux airs, chansons et autre mélodies.
Raison pour laquelle rap et slam (des paroles et du rythme, à la presque exclusion des autres composants musicaux : hauteur, durée, tonalité, ...) me sont absolument indifférents. Raison pour laquelle beaucoup de formes actuelles (souvent modales) qui se pratiquent dans le jazz ne m'intéressent pas. Raison pour laquelle les « musiques » "électro" et "techno" me rasent purement et simplement.
Et je me suis rendu compte que les musiques les plus avant-gardistes désertaient en général (pas toujours) ma mémoire dès qu’elles avaient le dos tourné, et que d’autres au contraire, plus "classiques", s’y étaient imprimées de façon indélébile alors même que je les y croyais enfouies, perdues à jamais.
C’est ainsi que me reviennent, sans prévenir, l’air des bergers (« How blest are shepherds … ») à l’acte II du King Arthur de Purcell, l’air du personnage éponyme (« Sans Vénus et sans ses flammes …») dans l’Anacréon de Rameau, l’air de Tatiana (dans la « scène de la Lettre ») de l’Eugène Onéguine de Tchaïkovski, le duo d’amour d’Enée et Didon (« Nuit d’ivresse et d’extase infinie … ») dans Les Troyens de Berlioz, … et même le thème principal des Vingt regards … de Messiaen : je n’en finirais pas.
J’en conclus que certaines musiques ont su se rendre aimables à mon esprit presque sans que mon oreille y prenne garde, alors que d’autres semblaient tout faire pour se rendre antipathiques. C’est finalement assez simple. Non que je fasse de la mélodie l’alpha et l’oméga de la bonne musique, entendons-nous bien. Je ne confonds pas « La Lambada », vous savez, cette rengaine obsessionnelle des médias, je ne sais plus en quelle année, avec l’air de Frère Laurent (« Pauvres enfants que je pleure … ») dans le Roméo et Juliette du grand Hector.
Mais enfin, n’importe quelle musique doit se débrouiller pour attirer mon attention. C'est à la musique de la retenir : ce n'est pas à mon oreille de s'y faire, au bout du compte. L’admiration ne lui est pas due a priori, juste au prétexte que ça n’a jamais été fait avant. La question est : que construit le compositeur ? Quelle place fait-il à mon oreille dans la construction qu'il érige ? Ai-je une place dans tout ça ? Compose-t-il une musique qui a envie de mon écoute ? Qui donne envie à mon écoute d'habiter là ?
C’est au compositeur de s’efforcer de faire aimer au public les sons qu’il entend ou conçoit en lui-même : aucun baratin de propagande ne parviendra à me convaincre que c’est au public de se plier et de s’adapter à des sons auxquels il recevrait l’injonction d’adhérer spontanément, au motif qu’ils sont nouveaux.
Et pour lesquels il serait sommé d’éprouver tendresse, amour et passion, au motif que c'est ça, la modernité.
Si la mélodie est en soi un dédain de la modernité, je lui dirai ce que le cheikh Abdel Razek ordonne à l'infâme Olrik, à la fin du Mystère de la grande pyramide :
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans MUSIQUE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lyon, musique, musique contemporaine, rap, slam, techno, électro, jazz, arnold schönberg, anton webern, alban berg, rigoletto, giuseppe verdi, la trouvère, ivo malec, györgy ligeti, grame lyon, james giroudon, pierre-alain jaffrenou, dominique dubreuil lyon, auditorium maurice ravel, françois bayle, daniel kientzy, king arthur purcell, anacréon rameau, eugène onéguine, tchaïkovski, les troyens berlioz, vingt regard sur l'enfant jésus, olivier messiaen, roméo et juliette berlioz, e.p. jacobs, le mystère de la grande pyramide, blake et mortimer, cheikh abdel razek
mercredi, 19 octobre 2011
SONNETTE POUR VIOLON SALE (4)
(ET CONCERTO POUR CASSEROLE MALPROPRE ET ORCHESTRE)
J’ai beaucoup fréquenté les concerts de musique contemporaine, en particulier lors des Festivals qui avaient (et ont) lieu dans la ville. Cela s’est d’abord appelé « Musique nouvelle » (à partir de 1980), suscité par le bon, l’excellent DOMINIQUE DUBREUIL, qui fut relayé par « Musiques en scène » (à partir de 1990 ?), jusqu’à aujourd’hui, cornaqué par JAMES GIROUDON et PIERRE-ALAIN JAFFRENOU. Ces deux-là avaient donné en 1990 Jumelles, un « drame divers, fait lyrique », je crois que c’était au Théâtre de la Renaissance.
Le drôle de l’affaire, c’est qu’il y avait dans la salle au moins une dizaine de couples de jumelles authentiques, dont deux, je m’en souviens, juste devant moi, avaient une magnifique chevelure d’un blond somptueux. Deux ou trois musiciens évoluaient sur scène, dont un habillé d’une sorte de combinaison chargée de « capteurs » (?) qu’il actionnait de la main, de façon visiblement improvisée. Les vraies jumelles dans la salle m’avaient davantage amusé que l’argument du spectacle, appuyé classiquement sur les relations paradoxales de deux sœurs vraiment jumelles.
De « Musique nouvelle », je me souviens de peu de choses. Une séance, en 1982, où BRUNO CANINO, le pianiste, explique je ne sais plus quelle œuvre de je ne sais plus qui. J’avais vu (était-ce IVO MALEC ou MAURICIO KAGEL ?) un compositeur diriger une répétition avec des jeunes sortis du Conservatoire classique, qui avaient un peu de mal avec ce que le chef leur demandait de faire à leur instrument. Je les comprends. BOULEZ chef d’orchestre dit lui-même que la musique contemporaine est à faire répéter le matin aux musiciens, l’après-midi étant consacré à des partitions plus « consacrées ».
Ouverture de la parenthèse sur l’expérimental.
C’est vrai que tout ce qui se présente comme « expérimental » est difficile à situer en termes de « valeur ». Que faut-il de spécial dans l’oreille pour saisir ce qui est promis, sinon au panthéon ou au dictionnaire, du moins à un avenir (à la durée indéfinie) ? Pour avoir œuvré pendant une vingtaine d’années dans un groupe « poétique » à la sélection des manuscrits reçus, je peux dire que, sans être complètement la bouteille à l’encre, ce genre de repérage, d’une part, est profondément fastidieux, à cause du temps passé à lire du pas-grand-chose, d’autre part, est très aléatoire, à cause du flou dans la détection des « perles rares ».
Ceci est aussi vrai dans les arts plastiques et la poésie que dans la musique. Mais ce qui est curieux, aujourd’hui, c’est que dans les arts plastiques, personne ne moufte, plus un seul quidam n’ose envoyer un petit suisse dans la gueule de l’artiste parce qu’il a la certitude qu’on se paie sa fiole. Dans la poésie, je ne sais pas si vous avez remarqué, plus personne n’émet le moindre jugement de valeur sur ce qui s’écrit et sur ce qui se publie.
En musique, c’est le même tabac : c’est à peine si j’ai entendu quelques acrimonies s’exprimer récemment quand PIERRE BOULEZ (84 ans) a dirigé Plis selon plis, sa propre musique écrite sur des textes de STEPHANE MALLARMÉ. Mais c’est normal : PIERRE BOULEZ est un pape, ça impressionne, et même ça intimide.
Je crois deviner pourquoi ça ne rue plus nulle part dans les brancards : et d’une, tout ce qui est nouveau est un progrès formidable et tout ce qui existait déjà est forcément ringard, une tendance qui surfe sur le snobisme des ignorants qui commencent à s’initier au nouveau et qui n’osent pas trop encore risquer de passer pour des balourds, mais aussi sur le snobisme des « créateurs de tendance » qui tirent moult monnaie sonnante et trébuchante de la ruée sur tout ce que la renommée décrète être un mode.
Et de deux, chacune des unités qui constituent le « public » a désormais, en connaissance de cause, choisi le ghetto dans lequel il a décidé de s’introduire, se muant dès lors en adepte enthousiaste par principe. Le raisonnement se tient : « J’ai payé ma place parce que j’aime cette musique, donc, quand le dernier hurlement de l’orchestre se tait, je hurle et j’applaudis à mon tour pour être sûr que j’ai rentabilisé mon billet ».
Fermeture de la parenthèse sur l’expérimental.
Ouverture de la parenthèse sur les Américains.
Parce que plus récents, les souvenirs que j’ai gardés des plusieurs festivals « Musiques en scène » auxquels j’ai assisté sont plus nets. Je me rappelle en particulier une soirée passée au Goethe Institut, rue François-Dauphin, où un Allemand très digne et très comme il faut présentait CONLON NANCARROW. Il présentait ça très sérieux, même un peu raide, à l’allemande, quoi. Il faut savoir que CONLON NANCARROW est un allumé de première, bien qu’il soit américain naturalisé mexicain (remarque, il faut déjà le vouloir).
Lui, il a réinventé le piano mécanique. Quand je dis réinventé, c’est vrai. Le piano mécanique, vous connaissez : un mécanisme, un carton perforé, et ça se déroule : les touches sont actionnées toutes seules. Là c’est lui qui fabrique le carton, enfin, quand je dis carton, c’est faux : une feuille d’une longueur improbable (plusieurs mètres, entre dix et vingt, pour six minutes de musique), d’un papier sans doute résistant, dans lequel CONLON NANCARROW a fait les trous lui-même.
Mais pas n’importe comment. D’abord, il a mis cinq ans à faire ses trous. Et les trous sont plus ou moins allongés, plus ou moins rapprochés. Plus c’est rapproché, plus la fréquence des notes répétées (sur une seule ligne) est rapide. Ça peut aller jusqu’à huit ou dix notes à la seconde, quand le doigt du pianiste peut en placer trois s’il est bon.
Au bout de cinq ans, c’est merveilleux, le compositeur peut enfin entendre en vrai ce qu’il a écrit (je doute que jusque-là il en ait eu la moindre idée) : il place son rouleau de papier travaillé dans le dérouleur fixé quelque part sous le clavier, et en avant la musique. Il faut évidemment un piano spécialement retravaillé pour que le mécanisme agisse. J’avoue que le résultat a quelque chose d’hallucinant. Je retiens quand même que ça tient plus de la performance sportive que du pur plaisir musical. L’Allemand en question était le propriétaire des deux pianos en démonstration. Ça explique. Non, j’exagère : c’était vraiment intéressant.
Dans la famille des « originaux », je demande ensuite HARRY PARTCH. Encore un sacré allumé comme je les aime. Il a deux lubies : fabriquer de nouveaux instruments de musique, et développer les gammes musicales microtonales (pas des gammes de douze demi-tons (ou degrés), mais des gammes à quarante-trois degrés). Il se définissait comme un « musicien philosophe séduit par l’ébénisterie ». J’adore l’idée de telles folies qui finissent en impasses.
Allez, à demain. Et portez-vous bien !