dimanche, 22 mai 2011
LES MOTS POLICIERS : PHOBIE
HARO SUR LES PHOBES !
Tout au long de ses Essais (Les Belles lettres, 2010), le grand Philippe Muray tape dès qu’il peut sur ceux qui tapent sur tous les « malades » atteints de diverses « phobies ». Il tape dessus pour une raison bien précise : les dénonciateurs de « phobies » font tout ce qu’ils peuvent pour que des lois interdisent d’être atteint de « phobies », et pour que des lois punissent impitoyablement toutes les manifestations publiques des « phobies » ainsi stigmatisées. Philippe Muray s’attaque ce faisant à la tendance de l’époque qui consiste à faire entrer toutes sortes de vides juridiques dans le Code pénal.
Il est vrai que c’est devenu une véritable manie : quand un fait divers tragique se produit, Nicolas Sarkozy sort sa loi, mais que l’absence de décrets d’application, ou tout simplement parce qu’elle est inapplicable, rend inapplicable. Un fait appelle une loi. Comme des faits, il s’en produit quelques milliards à chaque seconde, je ne sais pas si la distance de la Terre à la Lune suffirait pour calculer l’épaisseur du code pénal qu’il faudrait écrire pour la sécurité de la planète. La moitié de l’humanité serait alors chargée de commettre des faits (autrement dit de vivre). L’autre moitié serait composée de juristes, de juges, de procureurs et d’avocats. On appellerait ça la division du travail pénal.
Trêve de plaisanterie : par curiosité, je suis allé voir ce qui se trame derrière l’écran du mot « phobie ». Le détour est intéressant, et le spectacle est croquignolet. Si l’on s’en tient à la définition médicale, voici ce qu’on trouve dans le Dictionnaire de la psychanalyse d’Elisabeth Roudinesco : « Utilisé en psychiatrie comme substantif vers 1870, le terme désigne une névrose dont le symptôme central est la terreur continue et immotivée du sujet face à un être vivant, un objet ou une situation ne présentant en soi aucun danger ». Je retiens « névrose » et « terreur continue et immotivée ».
Un exemple ? J’ai connu une femme (Mme L.) qui souffrait de deux phobies véritables. Tout le monde connaît la claustrophobie, non ? Elle en souffrait à ce point que prendre l’ascenseur était pour elle, tout simplement, inenvisageable. Elle revenait donc du supermarché le coffre de la voiture plein, mettait tout dans l’ascenseur, appuyait sur le bouton et montait à pied. Bon, elle n'habitait qu'au troisième. Plus grave : elle m’a raconté qu’elle souffrait de « colombophobie », soit, en clair, la terreur des oiseaux. Un jour, elle traverse le pont Lafayette, au-dessus duquel passent et repassent les mouettes. L’une d’elles a le malheur de la frôler. Mme L. ne se souvient rigoureusement de rien, sinon que, lorsqu’elle a repris connaissance, elle était étendue au milieu de la chaussée, au milieu du pont.
Voilà ce que c’est, une vraie phobie, et voilà ce que ça donne : une panique totalement impossible à maîtriser, à réprimer ; une perte de conscience en présence de l’objet d’horreur. C'est ça la maladie qu'on appelle phobie. L’usage du mot, aujourd’hui, dans les médias, est tout simplement abusif. C’est une malversation. Ceux qui en parlent sont des faussaires. On accuse quelqu’un de « phobie » au même titre que Sarkozy accuse les socialistes d’ « immobilisme » et d’ « archaïsme ». Le mot phobie range illico celui qui en est atteint parmi les malades mentaux, atteint des mêmes « maladies mentales » qui servaient de prétexte aux Soviétiques pour enfermer leurs dissidents en asile psychiatrique, où a été inventée la "torture blanche". Rien de mieux pour disqualifier. On appellera ça un hold-up. Cela veut dire accessoirement que l’accusation de « phobie » à tout bout de champ fonctionne aujourd’hui, exactement, comme un argument politique, et que la toile de fond totalitaire sur laquelle l’argument se détache n’a rien de rassurant.
C’est au même genre de malversation que, en 1984, toute la gent à soutane et à crucifix avait kidnappé le mot « libre » pour faire retirer la loi Savary qui stipulait que l’argent public irait désormais à l’enseignement public, l’enseignement privé (l’enseignement dit libre) devant se démerder pour trouver des fonds privés. Le tout, pour arriver à ses fins, comme ce fut le cas en l’occurrence puisque la loi fut retirée par François Mitterrand, le tout, c’est d’arriver à convaincre le plus de monde possible qu’on est, dans l’affaire, la victime. C’est très important, d’être la victime. Ce fut une belle imposture : être libre, cela signifie qu’on ne dépend de personne. Or l’enseignement catholique, puisqu’il faut l’appeler pas son vrai nom, dépend pour son existence de l’argent alloué par l’Etat français. Il est maintenu en vie grâce aux transfusions permanentes et importantes dans ses veines de l'argent du contribuable. Il est parvenu à ses fins en faisant subir aux mots la même inversion que Big Brother dans 1984 du grand George Orwell : « L’esclavage, c’est la liberté ». C’est ça, la Novlangue.
En consultant divers dictionnaires sérieux, j’ai trouvé une vingtaine de phobies dûment répertoriées, médicalement repérées. Une vingtaine, tout mouillé de chaud. Bon, on doit pouvoir en dénicher quelques autres dans les coins ou dans les placards : allons jusqu’à trente. Ensuite, vous allez voir sur l’incontournable Wikipédia. Là c’est du grand spectacle. Que dis-je ? C'est un feu d'artifice. A ce jour, la notice se divise en 9 parties. Je vous épargne l’énumération : disons qu’il y a les phobies au sens restreint, et les phobies au sens étendu (c’est évidemment dans ces dernières qu’il faut chercher l’imposture). J’exclus pour l’instant les mots de la chimie et de la biologie qui désignent des propriétés de corps ou d’organismes.
Au sens restreint, on trouve, attention, tenez-vous bien, quatre-vingt-onze (91) « phobies » (connaissiez-vous la « triskaïdekaphobie » ? Moi non plus. C’est la peur du nombre 13. Et la « plangonophobie », ou peur des poupées ?). Bref, c’est vous dire qu’avec Wikipédia on est dans le sérieux, vous ne trouvez pas ? Là, je me marre. Non, vous avez compris qu'on est dans le grand n'importe quoi. Je suis sûr qu’on peut en ajouter toute une liste, même en ne cherchant pas trop. Au sens étendu, on entre dans ce que la notice appelle « préjugés et discriminations », malheureusement sans dire s'il y a une parenté, et laquelle, avec la vraie phobie (voir l'exemple de Mme L. plus haut). On y trouve l’ « hispanophobie » (oui, pour introduire le paragraphe), puis, dans l’ordre alphabétique (juste quelques-uns, pour goûter) : « biphobie », « christiannophobie », « éphébiphobie », « gérontophobie », « hétérophobie », « homophobie », « islamophobie », etc. Il y en a douze, vous pouvez vérifier dès maintenant. Au total, ça fait cent trois (103) : une phobie de moins que les symphonies du grand Joseph Haydn. On est clairement dans la fantaisie, l’improvisation et l’imagination. C'est le grand n'importe quoi. On est clairement dans l’imposture.
Cette liste me fait penser à un article déjà ancien paru dans Le Monde diplomatique, intitulé « Pour vendre des médicaments, inventons des maladies », où l’auteur dénonçait la frénésie purement commerciale des firmes pharmaceutiques, désireuses de mettre en application le principe énoncé par Jules Romains, en 1923 s'il-vous-plaît, par la bouche du personnage central de sa pièce Knock : « Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore ». Knock rêve en effet de transformer la petite ville dans laquelle il exerce en un vaste hôpital. De même, les inventeurs de « phobies » rêvent de transformer les gens normaux : « Toute personne normale est un phobique qui s’ignore ». On invente des « phobies » pour en faire tomber le maximum sous le coup de la loi, et punir les coupables.
Le mot qu’on met sur la chose découle souvent d’un choix idéologique. Entre 1940 et 1945, on savait dans quel camp vous étiez suivant que vous disiez « terroriste » ou « résistant ». Les mots qu’on utilise révèlent quelque chose de la personne qui les prononce. J’ai parlé ici le 10 mai de l’accusation de racisme portée contre Laurent Blanc. En voilà, un mot qu’on met à toutes les sauces, comme si quelqu’un, en l’appliquant à n'importe quoi, voulait en finir avec la notion même de racisme en la diluant tellement, comme dans les médicaments homéopathiques, qu’elle perd à l’arrivée toute signification.
Reste un mécanisme et une structure. Il faut trois acteurs : un accusateur déguisé en victime, un accusé, et le Code pénal. L’exemple récent des prières, le vendredi, dans certaines rues de Paris et de Marseille l’a bien montré. L’accusateur déguisé en victime, ce sont les musulmans de France, l’accusé, c’est Claude Guéant, coupable en l’occurrence d’ « islamophobie », et le levier, c’est bien le Code pénal. Je me garderai de prendre la défense du ministre de l’Intérieur. Houellebecq s’en est pris un jour à « la religion la plus bête du monde ». Un professeur de philo, Robert Redeker, a pris en 2006, une volée médiatique de bois vert quand il a osé dénoncer la violence prônée dans le Coran. Le fait seul qu’il ait aussitôt reçu des menaces de mort prouve qu’il avait raison. L’Islam en France est d’abord un fait. Même chose pour la judéophobie : celui qui en est taxé devient ipso facto un dégueulasse antisémite, parce qu’il a osé, comme Edgar Morin il y a quelque temps, critiquer la politique des Israéliens envers les Palestiniens. Même chose pour une des « phobies » qui ont le vent en poupe en ce moment : l’ « homophobie ».
Loin de moi l’idée d’approuver Guéant, Houëllebecq ou Redeker. Quant à l’homosexualité, elle est aussi vieille que l’humanité : elle est un fait. Il n’est évidemment pas question de persécuter les musulmans, les juifs ou les homosexuels : persécuter est un acte, et comme tel, il est intolérable. Ce qui est inquiétant dans toute cette affaire de mots, c’est qu’on a l’impression qu’ils sont assiégés, guettés, surveillés étroitement par des gardes-chiourme. Or, si les mots sont l’expression de la pensée, ils ne sauraient être considérés comme des actes, et encore moins jugés au même titre que des actes. Est-on sûr que développer à outrance la surveillance policière des mots soit le meilleur moyen de faire définitivement disparaître les actes contre les mosquées ou les tombes musulmanes, contre tel cimetière juif, contre les homosexuels ? Je suis très loin d’en être convaincu.
Quand la police prend le pouvoir, on peut voir ce que ça donne, par exemple en ce moment, dans la Syrie de Bachar el Assad.
lundi, 16 mai 2011
VOUS AVEZ DIT PSYCHANALYSE ?
Quoi que puisse en dire le nouveau pape auto-proclamé de la philosophie Michel Onfray dans Le Crépuscule d’une idole (sous-titré « l’affabulation freudienne »), la théorie freudienne n’a pas disparu, submergée, paraît-il, par ses « affabulations ». En passant, de même que Nicolae Ceaucescu était de son vivant immortalisé dans la formule « Danube de la pensée », on pourrait surnommer Michel Onfray « Amazone de la philosophie », si j’en juge au débit du fleuve éditorial qu’il fait couler : wikipédia indique, depuis l’an 2000, pas moins de 49 titres d’ouvrages. Cet homme-là doit être quadrumane et insomniaque : il faut des mains au bout des bras et des jambes et travailler 24/24, 7/7. Six titres en 2008, cinq titres en 2010 : Comment fait-il ? Ce n’est plus de la pensée. On appelle ça « logorrhée ». C’est une pathologie. Mais revenons à Sigmund Freud.
L’effort d’Onfray pour abolir la psychanalyse est pathétique, et peut-être pathologique : je ne me prononce pas (enfin : presque pas). Il est sûr que Freud, avec la psychanalyse, aura réussi à contrarier, à emmerder le maximum de monde, et les tentatives d’annulation sont innombrables, indénombrables et insubmersibles. Aussi insubmersibles que la psychanalyse elle-même. Je me souviens du chapitre que le grand René Girard consacre au freudisme dans son grand ouvrage La Violence et le sacré (Grasset, 1972) : il estime que sa théorie du « désir mimétique » englobe et invalide celle du « complexe d’Œdipe ». Je n’entre pas ici dans le débat.
Ce qui m’intéresse, c’est l’incomparable succès, l’invraisemblable prospérité, l’inimaginable fortune accumulée par la théorie psychanalytique : je n’exagère pas. C’est une véritable caverne d'Ali Baba. Si un lecteur frotté de psychanalyse découvre cette affirmation, il doit déjà être en train de se tapoter la tempe droite avec l’index (s’il est droitier). Certes, il y a de l’argent, dans les circuits, tous « psys » confondus (y compris la saloperie importée d’Amérique qu’on appelle « cognitivo-comportementale », dont la principale finalité est de fonctionner comme les « camps de réadaptation » mis en place en Chine sous Mao, sauf que là, il faut, en plus, payer le tortionnaire), mais moins que dans la poche de Zinedine Zidane. Et puis surtout, la caverne est métaphorique et même involontaire. C’en est au point que Sigmund Freud lui-même n’aurait pour rien au monde voulu ça, s’il avait pu le prévoir (enfin j’espère).
C’est comme Pierre et Marie Curie : s’ils avaient pu prévoir quels usages seraient faits du « radium » et de la radioactivité, peut-être auraient-ils laissé en plan leurs travaux, un demi-siècle avant Hiroshima. S’ils avaient pu deviner les dégâts que causerait, du vivant même de Marie, un médicament comme le Radithor (on lit distinctement sur l’étiquette : « radioactive water »), ils auraient sans doute fermé leur laboratoire. C’est la même chose pour la psychanalyse : quel cerveau de psychanalyste malade, qu’il fût orthodoxe ou hétérodoxe, aurait pu imaginer que quelques piliers de la théorie serviraient un jour à la plus gigantesque entreprise de domestication des peuples ? J’exagère à peine, comme je vais essayer de le montrer.
On n’est jamais si bien trahi que par les siens, et personne n’est parfait : Sigmund Freud a un neveu, et plutôt deux fois qu’une, puisque fils de sa sœur et du frère de sa femme (une variante, sans doute, de la double peine). Freud épouse Martha Bernays. Monsieur Bernays épouse Anna, sœur de Freud. Naîtra de cette union, en 1891, le petit Edward, Eddy pour les intimes, qui portera donc, et pendant 103 ans, le nom d’Edward Bernays (il est mort en 1995 : y a de la veine que pour la canaille). Cela valait le coup de s’attarder un peu : vous allez voir. Je ne sais pas quand sa famille a émigré en Amérique. Toujours est-il qu’il a eu le génie d’organiser un drôle de mariage entre les Etats-Unis et la vieille Europe, un mariage d’une originalité inouïe, jugez plutôt.
D’un côté, la théorie révolutionnaire d’un Autrichien qui dévoile les petits secrets bien cachés de l’âme humaine (c’est de tonton Freud que je parle). De l’autre, l’industrieuse et industrielle Amérique, en plein processus d’invention de la future « société de consommation ». D’un côté, la découverte de l’inconscient, du subconscient, bref, des motivations secrètes des individus. De l’autre, la découverte du moyen le plus moderne de s’enrichir : produire en masse, donc vendre en masse. D’un côté, une connaissance qui ira en s’affinant et se perfectionnant sans cesse des ressorts secrets du psychisme. De l’autre, le besoin pressant des industriels de convaincre le plus de gens possible d’acheter toutes affaires cessantes les marchandises produites.
Edward Bernay est encore bien jeune quand il fait partie d’un groupe mis en place par le président américain, chargé de trouver les moyens de convaincre la population du bien-fondé d’une entrée des Etats-Unis dans la 1ère guerre mondiale. Très tôt donc, il est mis en face de la question : comment amener une masse de gens à changer d’avis sur des questions importantes ? Autrement dit : comment agir sur l’esprit et le comportement des hommes, sans que ceux-ci s’en rendent compte ? Dit encore autrement : comment manipuler les esprits ? Et il était malin, le bougre, et s’était fait une doctrine solide sur les masses, considérées comme incapables de penser, tout juste capables d’exprimer des pulsions. C’est là que les idées de son tonton vont lui être très utiles : pour agir sur les foules, il ne faut surtout pas s’adresser à la Raison, par un Discours. C’est peine perdue.
Bon, c’est vrai qu’il n’est pas tout seul à penser ainsi : Walter Lippmann, par exemple, qui se demande, on est dans les années 1920, comment « fabriquer du consentement » (manufacture of consent, en langue originale). Années 1920 : c’est dire combien tout cela a été mûrement, longuement réfléchi, mis au point dans les moindres détails, et combien le travail sur les effets attendus a été minutieusement conduit, longtemps avant Patrick Champagne (Faire l’opinion, 1990) qui, lui, se contente de « décrypter » les données d’une pratique (les sondages) qui s’est tellement banalisée qu’elle en a acquis la force de l’évidence. Alors que des gens comme Lippmann et Bernays, entre autres, ont établi les codes qui servent encore de base à tout ce qui travaille sur l’opinion.
Bref : l’idée est certainement dans l’air, comme on dit. Donc, il s’agit de s’adresser tout de suite à l’en-deçà de la conscience, qu’on appelle le « subconscient ». On ne va pas construire des raisonnements et des discours comme dans l’ancien temps (vous savez, les vieilles lunes de la rhétorique classique : « inventio, dispositio, elocutio »). On va montrer des images, des formes symboliques : c’est d’autant plus facile que les moyens de communication sont en train de faire un véritable bond technologique (les « médias de masse »). Par exemple, Bernays, qui travailla pour l’industrie de la cigarette, va utiliser le « symbole phallique » (merci tonton Freud) pour étendre l’usage de ladite cigarette à l’autre moitié de la population américaine, celle pour laquelle fumer était très vilain, autrement dit à ce « gisement inexploité », ce « marché potentiel » constitué par les femmes. Et ça marche ! A coups de défilés de jeunes et jolies fumeuses (« les torches de la liberté », selon la notice wikipédia) : la femme aussi est libre de se goudronner les poumons.
C’est donc ça, la publicité ? Oui : ni plus ni moins. Et ça marche. Et depuis toutes ces dizaines d’années. Public opinion de Walter Lippmann date de 1922. Edward Bernays publie son ouvrage principal en 1928, sous le titre Propaganda. Propagande : le mot sert aujourd’hui dans les petites joutes politiques pour accuser l’adversaire de « bourrer le crâne », ou alors il est censuré, rhabillé en « publicité », en « communication », en « communication politique » : cela s’appelle des euphémisme (vous savez : « non voyant », « à mobilité réduite », etc.). J’ai déjà parlé de la « propagande », dont un pape fut l’inventeur en 1622, quand il s’agissait de propager la « vraie foi » (autrement dit de convertir les mécréants). Il n’y a aucun hasard si Joseph Goebbels, « ministre du Reich à l’éducation et à la Propagande », s’inspirera de la théorie d’Edward Bernays, de même que Staline.
Cela veut dire quelque chose de finalement assez simple : En quoi, aujourd’hui, se différencient régime de terreur et régime « démocratique » ? Dans l'un comme dans l'autre, le principal problème d’un gouvernement, c’est de savoir comment diriger une population (on ne parle évidemment plus du tout de « peuple ») : susciter son adhésion, spontanée ou imposée, à ceux qui gouvernent, lui faire admettre la domination des dominants. Face à la « nécessité » d’adapter l’idée démocratique à la complexité du système économique, donc à la « nécessité » de gérer les foules, Edward Bernays et Walter Lippmann, par des chemins différents, ont abouti aux mêmes conclusions : il est indispensable de façonner les esprits, de manipuler les gens, de les amener à penser et à agir dans le sens voulu par les dirigeants. C'est pour avoir compris ça que le capitalisme a triomphé du communisme.
Cela veut dire aussi que la « démocratie » repose aujourd’hui sur une industrie qui, grâce à la psychanalyse, s’est développée en allant débusquer dans la tête des gens le moindre détail de leurs désirs plus ou moins secrets et de leurs motivations intimes : l'industrie de la propagande, tant dans la politique que dans le commerce marchand (pardon pour le pléonasme). Il n’y a plus aucun secret pour ceux qui gouvernent (président d’un pays ou d’une grande société commerciale) : après leur enquête dans les tréfonds autrefois obscurs de l’individu (le « subconscient »), ils élaborent en laboratoire des produits qui sont ensuite vendus au même gogo, qui ne se demande même pas : « Mais comment ont-ils fait pour deviner ce dont j’avais envie ? », et qui paie pour se procurer la marchandise qu’on a, en réalité, tirée de lui-même (à la caisse du supermarché ou dans l’urne électorale : le processus est strictement le même, et Edward Bernays, le père du marketing, vendra ses « conseils » aussi bien aux hommes politiques qu’aux grandes entreprises). Faut-il vous l’envelopper, votre « idéal du moi » ? De quelle couleur la voulez-vous, votre « libido » ? Nos créatifs ont fait de gros efforts sur le packaging de votre « refoulé ». Mes yaourts sont-ils assez « narcissiques » ?
Cela veut dire, enfin, qu’une découverte majeure du 20ème siècle, la psychanalyse, même si elle reste tout à fait controversée dans ses principes, ses modalités, son efficacité, son prix, tant qu’on se limite à son domaine (thérapeutique des névroses), s’est répandue très concrètement dans tous les aspects et tous les moments de la vie quotidienne, tout simplement parce qu’Edward Bernays (et quelques autres) ont compris à quoi elle pouvait très concrètement servir : gérer les masses humaines. Et je me demande pour finir, si ce n’est pas exactement la même chose pour toutes les disciplines qu’on appelle « sciences humaines ». Il ne s’est passé rien d’autre dans les sciences « dures » : aurait-on eu la bombe H sans la physique ? La dernière catastrophe financière sans les mathématiques ? Le contrôle social le plus dur sans la puce électronique ? L’explosion démographique sans la médecine ? Aurait-on eu l’infamie publicitaire sans Sigmund Freud (c’est vrai qu’il est loin d’être tout seul) ?
Le savant est tout à fait inoffensif, dans son laboratoire, avec sa blouse blanche, son air gentil, tout obsédé de compréhension et de connaissance, et pour qui le monde dans lequel il vit est une entité vague et vaguement abstraite. Mais il y a son double démoniaque : l’aventurier, l’explorateur, l’homme d’action, tout avide de richesse, de gloire et de puissance, qui guette tout ce qui va sortir de ce « bureau d’études » pour en tirer le maximum, très concrètement. C’est un médecin, le docteur Freud, qui a inventé la psychanalyse, dans le but de soigner l’homme, peut-être même de le guérir. C’est un homme d’action, son neveu Edward Bernays, qui va mettre à profit (au sens plein du terme) la découverte, très concrètement. D'un côté, la connaissance, qu'on nous vend comme le bien suprême. De l'autre, l'action, mot dont les médias regorgent dans le registre positif. Mais soigeusement séparés : on appelle ça la division du travail : que ma main gauche, surtout, ignore ce que fait ma main droite. La "main gauche" (Freud) s'appelle la science. La "main droite" (Edward Bernays) s'appelle la technique.
C’est Edward Bernays qui déclara : « L’ingénierie du consentement est l’essence même de la démocratie, la liberté de persuader et de suggérer ». Et « La propagande est l’organe exécutif du gouvernement invisible ». C’est cet homme qui est souvent considéré comme un des personnages les plus influents du 20ème siècle.
Elle est pas belle, ma « démocratie » ? Allez, quoi : achetez !!!
A suivre …
13:44 Publié dans BOURRAGE DE CRÂNE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel onfray, psychanalyse, edward bernays, sigmund freud, rené girard, littérature, société, progrès, science, sciences humaines

