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mardi, 20 mars 2018

LE NIAGARA DES MIGRANTS A VENIR

15 juin 2015

Le « migrant » s’est installé à l’avant-scène de l’actualité. Et pas seulement en Méditerranée : les Rohingyas, ces musulmans de Birmanie, ne connaissent pas un sort plus enviable que les Soudanais, Erythréens ou Syriens pressurés dans des filières de passeurs sans scrupules, et qui risquent leur vie dans des embarcations improbables. Je note d’ailleurs que le Bangladesh, l’Indonésie et la Malaisie éprouvent à l’égard des migrants une belle absence d’états d’âme dans leurs réactions. A comparer avec les réactions des Européens, moins inhumaines quoi qu’on en dise. 

Il n’y a jamais eu autant de « migrants » dans le monde, dans toute l’histoire de l’humanité. Depuis quelques années, c’est un flux, un flot, un Niagara de migrants. Leur point commun ? Ils fuient. Parce que la vie, là où ils vivaient, ne leur est plus possible. C’est à cause de la guerre. La question est : pourquoi la guerre ? 

Deux causes, les premières à la portée de ma petite compréhension. La première découle, je crois, assez directement de la guerre froide : la montée de l’islamisme radical. Disons-le : un islamisme combattant. Ça remonte à l’affrontement Russie-Etats-unis en Afghanistan. Les Russes ont piétiné pendant dix ans face à des Afghans (et brigades internationales islamiques) gracieusement armés (et entraînés par sous-traitants interposés) par les Américains. Les Russes quittent l’Afghanistan la queue entre les jambes. Début de la fin de la « guerre froide ». Les combattants aguerris d’Afghanistan se retrouvent chômeurs. Ils cherchent une guerre à faire. Un employeur.

J’avoue que les causes profondes de la résurgence de l’Islam m’échappent pour une large part. Je note cependant que les Russes quittent l’Afghanistan en 1979, au moment où Khomeiny installe la révolution islamique en Iran. Les Américains sont qualifiés de « Grand Satan ». Il y a polarisation : l’Islam devient une arme politique de riposte contre la domination occidentale. Khomeiny est un génie politique. Sa révolution islamique a essaimé largement (FIS, GIA, AQMI, GSPC, … : l’ingéniosité acronymique n’a pas de limite). 

Survient Ben Laden, Al Qaïda, 11 septembre et tout ce qui s’ensuit. C’est la deuxième cause : l’incompétence américaine, magnifiquement incarnée dans le gnome George W. Bush, qui commence par lancer l’armée américaine sur l’inextricable Afghanistan (pays jamais colonisé). En 2003, il sublime la catastrophe en lançant à coups de mensonges son armée sur l’Irak. Consigne impérative : éliminer tout ce qui s’apparente à une parenté baasiste, le parti Baas (Hafez El Assad en Syrie, Saddam Hussein en Irak) étant affublé par les néo-conservateurs américains de toutes sortes de défroques diaboliques. 

C’est là que le responsable américain (que son nom ne soit plus !) signe l’arrêt de mort de la paix au Moyen-Orient : il rend à la vie civile, sans indemnité, non seulement toute l’armée irakienne, mais toute l’administration irakienne, au prétexte que tous ces gens étaient des émanations pestilentielles du baasisme.

De Gaulle était aussi cynique, mais plus intelligent : en 1945, il avait laissé en place l’administration de Vichy, gardant, entre autres Maurice Papon, préfet collaborationniste, et un grand nombre de ses semblables. L’administration, l’armée, la police, sont les colonnes vertébrales des Etats : on ne peut s’en passer. Ça fait partie du bréviaire du dirigeant de « grande nation ». Résultat : des masses de militaires professionnels aguerris se retrouvent chômeurs. Ils cherchent une guerre à faire. Un employeur.

George W. Bush et son général félon ont détruit l’Etat irakien. Merci, monsieur Bush. Daech a été conçu et mis en œuvre par les plus géniaux experts militaires de l’armée de Saddam Hussein (voir l’impressionnant article sur le colonel Haji Bakr, dans Le Monde du 26 avril), que Bush a, d’un trait de plume, renvoyés dans leurs foyers. 

Là-dessus arrive le « Printemps arabe ». En Tunisie, belote, rebelote, capot et dix de der. Bravo. Ailleurs ? Fiasco sur toute la ligne : Egypte, Libye, Syrie, Yémen, partout, c’est le régime sévère de la mise au pas de la population. Disons la guerre, et pas froide, la guerre ! L’ordre règne en Egypte, tant bien que mal. Mais alors le Yémen, la Syrie et la Libye, pardon, le souk intégral ! La merde ! Le caca ! Grâce au grain de sel « humanitaire » de Sarkozy-BHL-Brown jeté sur la queue de Kadhafi. Fallait-il laisser massacrer Benghazi ? Non, sans doute, mais je constate ce qui en découle : la pétaudière, la guerre partout, le chaos, la violence. 

Maintenant ajoutez à ce maelstrom que les populations ont partout de plus en plus de mal à vivre ensemble : Dinkas et Nuers au Sud-Soudan, Hutus et Tutsis au Burundi, chiites et sunnites, Serbes et Bosniens, etc. Ajoutez la déliquescence et la corruption qui ont fait des Etats, en de nombreux points du globe, en particulier en Afrique, des fruits pourris jusqu’au cœur. Ajoutez la corne de l’Afrique (chebabs de Somalie), la région du lac Kivu (RDC), peuplée de bandes armées se livrant au trafic de ressources minières, la Centrafrique (Sélékas contre anti-Balakas), le nord du Nigéria (Boko Haram) et tout le coin (Niger, Cameroun, Tchad), le sud algérien et le Mali. Résultat de cette addition : la souffrance, la mort, l’insécurité. La vie devenue invivable. La fuite comme seul espoir de survie.

La conclusion de tout ça ? Elle est évidente : on n’est qu’au début d’une gigantesque vague de migrations qui a commencé à déstabiliser notre monde. Peut-être même le chambouler. On nous annonce 500.000 migrants à l’assaut de l’Europe en 2015 (source OMI, Organisation Maritime Internationale). Et ce n’est qu’un début. 

On n’a pas fini d’entendre les appels à notre générosité, à notre solidarité. Il n'a jamais servi à rien d’élever un « Barrage contre le Pacifique ». On n’arrêtera pas le Niagara d’une humanité chassée de chez elle par la cruauté, la famine ou la guerre. Sans parler de la fertilité, par exemple, des femmes nigériennes qui, avec le secours de notre belle médecine, va amener 50.000.000 en 2050, la population d'un pays dont l'essentiel du territoire consiste en un désert. L'Europe n'a qu'à bien se tenir. Si les guerres s'étendent, comme ça en a pris le chemin depuis 2001, je ne vois pas ce qui pourrait tarir le flot des migrants.

Gare à nous : notre solidarité n'aura pas de limite. De gré ou de force.

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 19 mars 2018

ANNONCE

Je me rends compte que dans ce blog, qui se voulait au départ (mars 2011) culturgénéraliste, il y a quelques incontournables qui manifestent leur présence insistante et régulière. Je les regroupe aujourd'hui dans la catégorie "L'état du monde". Les questions écologiques y tiennent une place à laquelle je ne me serais pas attendu a priori.

Pour des raisons indépendantes de ma volonté, qui m'éloignent pour un temps de ce poste de "travail", je remets en ligne, à partir de demain, la série de billets (au nombre de vingt et un), publiés de façon irrégulière, et rédigés au sujet de l'image que je me fais de l'état du monde, histoire d'avoir un aperçu du tableau d'ensemble : j'ai essayé de faire apparaître la multiplicité et la convergence des facteurs qui contribuent à nous préparer un avenir de plus en plus radieux. Les dangers qui menacent la planète et l'humanité ne se présentent pas en ordre informe et dispersé : qu'il s'agisse de pratique écologique de l'agriculture, de pillage des ressources, d'inégalités économiques, d'organisation industrielle de toutes les activités humaines (l'homme transformé en machine), de mode de vie, de relations entre les gens, etc., tout cela fait système (comme le révélait déjà dès son titre Le Système technicien de Jacques Ellul). Ce n'est pas brillant, comme on le constatera. Et encore, je suis bien loin d'aborder l'intégralité des problèmes. Mais je ne suis qu'un vil pessimiste.

J'ai ajouté à ces vingt et un billets un bon nombre (trente et un, une paille) de ceux qui, en remontant le temps (de 2011 à 2016), abordent le même sujet, mais d'une façon plus connexe, et surtout comportant un certain nombre de considérations ou commentaires oiseux, lourds, digressifs, inutiles ou dépassés. Sans parler du style, dont je pense aujourd'hui qu'il tombe trop volontiers, dans la facilité ou la complaisance. Tout ça fait un respectable paquet, auquel je n'ai rien changé. J'aurais pu ajouter des pièces à ce dossier déjà assez consistant pour plomber le moral  : je crois que s'il est vrai que "la dose fait le poison" (affirmation que plusieurs auteurs ici s'efforcent de battre en brèche avec des arguments somme toute valables), cela suffira. Car j'aurais pu ajouter, pour évoquer l'état intellectuel et moral du monde présent et de celui qui nous est promis, l'état de décomposition de ce que les amateurs honorent de l'appellation "Art Contemporain" – et que j'appelle plus raisonnablement "l'Arcon" –, ou l'état de déliquescence irréversible dans lequel se trouve le "marché du travail".   

On s'apercevra peut-être que le ton adopté, le style général des propos n'ont aujourd'hui plus grand-chose à voir avec la sorte d'entrain, presque de désinvolture, qui était le mien dans les débuts.

mercredi, 07 février 2018

DOCTEUR, COMMENT VA LE MONDE ?

Des nouvelles de l’état du monde (18).

Le monde va-t-il bien ? Le monde va-t-il mal ? Le débat fait rage (un de plus, dira-t-on, voir au 2 février). Les uns ne voient, selon les autres, que le côté heureux des choses, sont heureux du monde dans lequel ils vivent et disent du mal de Michel Houellebecq. Les autres souffrent, selon les uns, d’une sinistrose chronique aiguë, trouvent inquiétant tout ce qui arrive et sont allergiques à Michel Serres, le « ravi de la crèche ».

Bien entendu, « les uns » et « les autres » se toisent, s’affrontent, s’invectivent et ne peuvent supporter de voir applaudir leurs adversaires. Pour « les uns », « les autres » sont d’insupportables pessimistes, tandis que l’optimisme des premiers apparaît aux seconds comme d’indéfendables béatitudes. « Les uns » détiennent des richesses actives de créativité, « les autres » possèdent la sagesse imperturbable de la lucidité. Peut-être une version modernissime de la concurrence entre les partisans de l'"action" et le adeptes de la "connaissance" (vieilles catégories de la philo en classe de terminale) ? Une nouvelle mouture du combat des Voraces contre les Coriaces ? Comment savoir qui a raison ?

Je crois que c’est assez simple. Comme dans la médecine, il s’agit de mesurer assez objectivement une température ou une pression artérielle : plus la température augmente, plus la pression monte, plus il faut s’inquiéter, c’est proportionnel. On est à l'affût de la moindre anomalie ; on guette l'AVC, l'infarctus, la rupture d'anévrisme ; on scrute les appels à l’aide, on entend les cris des lanceurs d’alertes. On a l’œil sur les signaux, on note leur fréquence et leur intensité. Dès lors, on a une idée approximative de l’amélioration ou de l’aggravation de l’état du malade. Je propose de limiter notre étude à quatre symptômes.

1 – Le symptôme humanitaire.

Tout le monde a l'air de trouver normal qu'il existe aujourd'hui des organisations qui se sont donné pour but de sauver les humains auxquels il arrive des malheurs. J'en déduis que tout le monde trouve normal qu'il arrive des malheurs. Il faut pourtant le dire bien fort : il n'est pas normal qu'il y ait de l'humanitaire. L'existence même des organisations humanitaires, et surtout leur omniprésence sur toutes sortes de terrains et dans tous les canaux médiatiques est un très mauvais signe.

L’idée est simple : plus vous avez d’intervenants humanitaires, d’associations de bénévoles, d’ONG plus ou moins puissantes engagés sur le terrain, plus ça veut dire qu'il y a urgence : le nombre des sauveteurs permet de mesurer le malheur. Mais la taille des camps de réfugiés répartis sur la surface du globe et l’importance des populations contraintes ou désireuses de quitter leurs terres pour des ailleurs moins sombres sont également de bons indicateurs.

Prenez la Birmanie, charmant pays exotique bourré de bouddhisme et de bouddhistes qu’on nous présente en général comme des modèles de tolérance et de pacifisme. Résultat : 650.000 réfugiés dans des camps au Bangla Desh voisin. L’aimable junte birmane, incitée par une grande humaniste qui a eu le prix Nobel de la paix, leur promet qu’ils peuvent rentrer chez eux, à condition qu’ils puissent prouver leur identité et leur lieu d’habitation, étant entendu que les éléments de preuve et les lieux ont été soigneusement détruits au préalable, par le fer et par le feu.

Prenez le Yemen, charmant pays bourré d’islams divers et de corruptions variées qui s’opposent militairement, qu’on présentait il n’y a pas si longtemps comme un paradis pour touristes (il est vrai que certains étaient invités à prolonger leur séjour jusqu’à paiement d’une rançon). L’ambiance éminemment fraternelle qui règne aujourd’hui dans le pays a ouvert la porte à une société principalement fondée sur le choléra et, dans un avenir très proche, sur la famine.

Prenez le Kasaï, province congolaise, où se commettent allègrement découpages à la machette de fœtus extraits du ventre de leur mère, plantages d’objets tranchants ou contondants dans le vagin des femmes, dévorations et autres cruautés. On avait lu les mêmes choses en 2012 (cf. 30 novembre), quand le naïf docteur Mukwege (« l'homme qui répare les femmes ») avait installé une maternité dans le nord-Kivu, autre province congolaise, qui était très vite devenue, par la force des événements, un atelier de réparation des femmes torturées et violées. Il y a depuis 1999 des casques bleus de l’ONU en mission (MONUC, puis MONUSCO) quasi-humanitaire en RDC (17.000 actuellement). En pure perte : il y a trop d’appétits voraces sur ces terres et trop de coltan (ou d'or, ou de niobium, ou d'étain, ...) en dessous pour que la paix puisse régner. Il y a même des casques bleus qui paient cette paix-là de leur vie.

Prenez les camps ouverts au Tchad pour les plus de 200.000 réfugiés définitifs du Darfour (trois provinces à l’ouest du Soudan). Prenez les camps de Dadaab au nord du Kenya, où s’entassent 500.000 réfugiés définitifs venus de Somalie pour échapper à la guerre. Prenez les 2.000.000 de Palestiniens installés au Liban ou en Jordanie avec le statut de réfugiés définitifs. Prenez les îles de Nauru et Manu, qui servent au gouvernement australien de poubelles à migrants. Prenez la Turquie, la Syrie, l'Irak, l'Afghanistan, mais aussi la Jordanie, le Liban, la Libye, le Sinaï, le Sahel, la Somalie, … Prenez … Prenez … Prenez ...

Prenez, en France à présent, face à la foule de ceux qui n’ont pas assez d’argent pour manger tous les jours, se démener les foules caritatives et humanitaires du genre Banque alimentaire, Secours Populaire, Secours catholique et autres associations. Prenez les Restos du cœur, dont Coluche espérait, en les fondant, les voir disparaître un jour, et qui n’ont cessé de croître et embellir avec le temps, passant de 8,5 millions de repas distribués en 1985-1986, année de fondation, à 136 millions en 2016-2017.

J’hésite presque à parler de Calais, où les Anglais laissent la France, avec un flegme imperturbable, patauger dans l’innommable merdier qu’ils ont réussi à lui refiler (accords du Touquet, 2003, Chirac-Sarkozy), déclenchant au passage une petite guerre civile où s’affrontent les troupes humanitaires françaises et les troupes françaises du ministre de l’intérieur, pendant que s’affrontent à coups de feu passeurs érythréens et afghans. La France porte injustement le fardeau de ce merdier (ne pas confondre avec le "fardier de Cugnot") légué par l'Angleterre.

Je note que ce ne sont pas les bonnes volontés qui manquent pour intervenir sur le terrain, que ce soit en Europe (Grèce, Italie, Espagne, France), en Afrique, au Proche-Orient : plus le nombre des gens qui ont besoin qu’on leur porte secours augmente, plus la générosité populaire se manifeste (du moins on le souhaite). Plus s'allongent les colonnes de réfugiés, malheureux, démunis, misérables, SDF dans le monde, plus prospèrent les rangs des troupes humanitaires. Aussi est-ce moins cette générosité qui m’inquiète que les situations et événements qui l’ont rendue à ce point nécessaire : l'humanitaire n'est qu'un effet induit des situations et événements. Quel est le degré maximum d'urgence humanitaire que l'humanité est capable de supporter ?

Alors, docteur, comment va le malade ? Votre diagnostic sur le symptôme humanitaire ?

A suivre prochainement : les symptômes 2-planétaire, 3-inégalitaire, 4-mercenaire.

mardi, 24 mai 2011

ELOGE DE LA DISCRIMINATION

L'ETAT DES MENTALITES

 

Ce qui est grand n’est pas petit. Ce qui est bleu n’est pas vert. Ce qui est LÁ n’est pas ICI. Ce qui est loin n’est pas près. Ce qui est A n’est pas B. Ce qui est lourd n’est pas léger. Ce qui est dur n’est pas mou. Ce qui est vivant n’est pas mort. Ce qui est virtuel n’est pas réel. Ce qui est vrai n’est pas faux. Ce qui est devant n’est pas derrière. Ce qui est en haut n’est pas en bas. Ce qui est à gauche n’est pas à droite. Ce qui est jour n’est pas nuit. Ce qui est eau n’est pas terre. Ce qui est pointu n’est pas rond. Ce qui est lisse n’est pas rugueux. Ce qui est vertical n’est pas horizontal. Ce qui est pluie n’est pas soleil. Ce qui est chaud n’est pas froid. Ce qui est obscur n'est pas clair.

 

Bon, je commence à vous bassiner la cafetière, je sens. J’explique : je viens de faire une liste (minuscule) de discriminations, voilà. C’est une suite de 1 et 0 d’avant la logique mathématique, d’avant l’invasion par le numérique. Discriminer, ça veut dire faire la différence. Vous voulez un exemple ? On a entendu ça sur France Culture, le 24 mai 2011, au bulletin d’information de 7 heures. Ce n’est pas vieux. Un lieutenant colonel de réserve (français) analyse la nouvelle stratégie des forces internationales en Libye, qui consiste à y envoyer des hélicoptères de combat, forcément plus vulnérables que des avions. Ces hélicoptères, je cite : « permettent d’opérer une discrimination plus fine des cibles au sol ». C’est un spécialiste qui parle. Maintenant, je remonte un tout petit peu plus loin : le début de la "Genèse" dans la Bible. Qu'est-ce qu'il fait, Dieu ? Il sépare. Premier jour, il sépare la lumière et les ténèbres. Deuxième jour, le firmament sépare les eaux d'au-dessous des eaux d'au-dessus. Troisième jour, il sépare la Terre et la Mer. Quatrième jour, il sépare le jour et la nuit. Sixième jour, à son image, il créa l'humanité, en ayant soin de préciser : "mâle et femelle". Et après tout ce travail de séparation, il se repose. Si c'est pas de la discrimination, ça.

 

Le sort indigne qui est fait à ce noble mot de discrimination, le sombre destin qui est devenu le sien de nos jours devraient faire se dresser les cheveux sur la tête de ceux qui en ont, maladie contre laquelle je suis désormais vacciné. Comme d’autres termes dont j’ai déjà parlé (« phobie », « tolérance ») ou dont je parlerai (« racisme », « victime »), le temps présent range le bocal « discrimination » sur le rayon du Mal. A ce titre, il est intolérable, inacceptable, inadmissible. D’ailleurs, c’est fait : il est proscrit. Nous avons en effet, à présent, une H.A.L.D.E. La halde est un petit animal exotique, féroce, qu’on a introduit récemment sur le territoire français pour assurer la pérennité de l’espèce, paraît-il menacée. Une drôle de bestiole quand même. Mais il semblerait que cet effort louable ait été vain : elle est morte. Il est vrai qu’elle a été illico remplacée par un animal autrement imposant : on le nomme « défenseurdesdroits » (sic !).

 

Mais foin de cours de zoologie : la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité, est (était) chargée de la Police des Droits. La principale difficulté, c’est le concours d’entrée. Le diplôme s’intitule « B. A. S. V. » : Brevet d’Aptitude au Statut de Victime. Et la refonte en Défenseur des Droits ne va pas faciliter les choses. Il ne suffit pas de se dire victime pour être admis dans le cénacle des victimes, en effet, de même qu’il existe aujourd’hui infiniment plus d’ « artistes » auto-proclamés que d’artistes véritables. Une sélection sévère s’impose (dans la déchetterie actuelle, on utilise le pléonasme « tri sélectif »). Un examen préalable et rigoureux décide si la personne est recevable au statut envié de victime (« envié » car – et c’est flagrant avec le sémillant Nicolas Sarkozy – il « ouvre droit à réparation ». Traduction : « Ça peut rapporter gros. »). Mme Diallo, que tout le monde connaît maintenant, n’est pas, en l’état actuel des choses, une victime de Dominique Strauss-Kahn, mais une plaignante (ben oui, puisqu’elle a porté « plainte » !). Mais j’y reviendrai une autre fois.

 

Discrimination, c’est la faculté humaine de démêler : le vrai du faux, le fait du droit, le réel du virtuel, l’homme de la femme, etc., je ne vais pas recommencer. Cela a beaucoup à voir, donc, avec la capacité de jugement. Sans discrimination, donc,  pas d’espèce humaine (je vais tout de suite à l’essentiel). L’histoire de l’humanité fourmille d’exemples qui montrent qu’être capable de discriminer a été indispensable à son évolution. Tiens, un parmi d’autres : pour nous, la couleur verte, c’est simple, sauf si tu es daltonien. Eh bien, dans le langage d’une tribu d’Amazonie dont j’ai oublié le nom (peut-être existe-t-elle encore), il y a deux cents (200) mots pour la signifier, pour les multiples verts observables dans la forêt, suivant le lieu, le moment de la journée, la plante, la qualité de la lumière, etc. Vous imaginez à quelle subtilité on peut parvenir pour évoquer deux cents nuances possibles d’une même couleur ? Essayez donc : vous en voyez combien de différents, des verts, quand les arbres, au printemps, commencent à pousser leurs feuilles à l’air libre ? Encore un : la botanique a un grand ancêtre, le suédois Carl von Linné (1707-1778), qui a passé sa vie à discriminer : il a dessiné des « arbres », avec des embranchements qui, au fur et à mesure de la description des plantes, se ramifient, pas à l’infini, mais presque. Même chose pour la zoologie évidemment.

 

Pour pouvoir s’y reconnaître dans ce monde, l’homme a donc eu besoin de classer ses éléments en leur donnant, à chacun, un nom différent. Allez, un dernier exemple pour la route : que serait aujourd’hui la divine informatique sans  discrimination ? Car qu’est-ce que c’est, une arborescence informatique, sinon un système de classement, de distinction et de hiérarchisation ? Je n’y peux rien : en zoologie, par exemple, vous avez l’ « ordre » (mettons les falconiformes chez les rapaces diurnes), puis vous avez les « familles » (mettons les accipitridés, chez les mêmes), ensuite vous avez les « genres » (mettons les aigles, pour faire simple), et puis vous avez les « espèces » (mettons l’extraordinaire milan royal, avec sa longue queue rousse échancrée). Et après les espèces, il y a les « individus » (d’une buse variable à l’autre, il reste des différences. Il faudrait dire : la différence fait de la résistance).

 

Hiérarchiser ! Le sale mot a été lâché ! Hiérarchiser, aujourd’hui, c’est proprement diabolique. C’est drôle : nous passons nos journées à hiérarchiser et à classer (ce que nous voulons faire ou ne pas faire, les informations qui nous intéressent ou non, les personnes que nous souhaitons voir ou ne pas voir, les livres que nous avons envie ou non de lire (je parle pour ceux qui lisent des livres), etc. On appelle souvent ça des « priorités.). Et avec ça, on nous donne des coups de marteau sur le crâne pour nous convaincre que c’est mal ? Mais c’est la schizophrénie à l’état pur, ma parole ! Hiérarchiser, c’est discriminer, et puis c’est nécessaire : est-ce qu’il faut aller à droite ou à gauche ?

 

Alors aujourd’hui, ce qui prime, c’est la « lutte contre toutes les discriminations » ? « Bon sang, mais c’est bien sûr », disait Raymond Souplex à la fin des Cinq dernières minutes (à mes yeux le seul commissaire Bourrel qui soit, c’est vous dire mon âge). Mais au fait, qu’est-ce qu’on appelle ici « discrimination » ? Jean Yanne, dans un sketch célèbre, proclame sa haine des « routes départementales ». Là, on se rapproche du sens couramment donné à « discrimination » aujourd’hui. Cela veut dire que dans le pays de ce Jean Yanne de permis de conduire, il n’y a que des routes nationales, peut-être ? Bon, c’est évidemment le gag. Mais ça montre en douce que l’idée est tout simplement folle. Intraduisible dans les faits. C’est heureusement en vain qu’Hitler a essayé de purger la race aryenne des éléments juifs qui la corrompaient. 

 

Alors on peut bien rameuter des Vacher de Lapouge, des Gobineau pour introduire dans l’espèce humaine des hiérarchies fondées sur des critères vaseux, voire délirants, pour segmenter l’humanité en catégories homogènes qui seraient naturellement hiérarchisées (vous savez : « supérieur », « inférieur »). Il ne faut pas appeler ces tentatives haineuses et fondées sur la trouille et le fantasme du beau nom de « discrimination ». On a « ségrégation », par exemple, ou « apartheid », qui ont à peu près gardé la force de leur sens. Je ne mentionne pas « exclusion », tout à fait dévitalisé à présent.  

 

Georges Perec a écrit un petit livre intitulé Penser/Classer (Le Seuil) : si on ne classe pas, on ne pense pas : c’est le règne animal. Des allumés du bocal ont prétendu, il y a bien longtemps, exporter la théorie darwinienne de l’évolution dans le domaine social. Mais ces agités de la rampe, genre Spencer, ont allègrement confondu l’ « évolution » dont parlait Darwin avec le « progrès », cette marche inéluctable de l’humanité vers sa propre amélioration (rien que la notion de progrès, d’ailleurs, est aujourd’hui mal en point). Ils ont voulu transformer de simples « faits », produits dans leur lente et longue succession, en « lois », c’est-à-dire en principes devant guider l’action des hommes et des sociétés. Ils ont voulu ériger des « conséquences observables » en « objectifs à atteindre », avant même d’avoir analysé la subtilité des mécanismes mis en jeu dans l’extraordinaire grand mécanisme qu’on appelle l’évolution.

 

Je crains cependant que le succès du mot « discrimination » pour désigner divers « apartheids » ne soit dû à un mouvement irrésistible. Chose curieuse, en effet, il devient quasiment impossible de lutter contre certaines gangrènes du vocabulaire. D’un côté, vous avez les « différences », qu’il faut absolument respecter, sous peine d’atteinte à la sacro-sainte « tolérance ». D’un côté, donc, il faut « respecter les différences » (nous sommes devenus de constants et talentueux « respecteurs de différences » à tout crin). De l’autre, il ne faut pas faire de « discriminations », sous peine, évidemment, d’atteinte à la sacro-sainte « tolérance ».

 

Si les mots ont un sens, « différence » et « discrimination » sont strictement superposables. Alors je dis : il faudrait savoir. D’un côté, le mot d’ordre de « créolisation » du monde, l’appel vibrant, insistant au « métissage » culturel (melting pot, world music, tout est dans tout et réciproquement). De l’autre, des revendications d’ « identité » de plus en plus fortes, parfois violentes. il faudrait savoir : « créolisation », « métissage », c’est exactement le contraire de « différence », d’ « identité ». Vous ne trouvez pas ça bizarre ? Incompréhensible ? Abracadabrantesque ? Il y a de quoi vous rendre chèvre ! 

 

Si les mots ont un sens, si les mots dessinent les choses qu’ils désignent, il y a, quelque part par là, si je suis gentil, du bourrage de crâne, si je suis moins gentil, la mise en place d’un monde totalitaire, d’autant plus sournois qu’il s’est débrouillé pour susciter l’adhésion enthousiaste du plus grand nombre. Ça ne vous inquiète pas ? Ça ne vous rappelle aucun souvenir ?

 

Allez, comme disait le bon Jean-Jacques Vannier, « la vie est belle, et c’est tant mieux ».