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lundi, 02 avril 2018

DOCTEUR, COMMENT VA LE MONDE ?

27 février 2018

Des nouvelles de l’état du monde (19).

(Voir ici billet 18.)

Nous en étions ici : le monde va de mieux en mieux, disent les indécrottables optimistes ; le monde va vers sa perte, soutiennent les insupportables pessimistes. Pour en finir avec cette lutte fratricide et savoir une fois pour toutes qui a tort et qui a raison, en homme de l’art consciencieux, nous prenons quelques températures et quelques tensions à droite et à gauche, dans l’espoir que l’ensemble des données sera un indicateur fiable.

Nous étions donc en présence d’un patient : le monde. C’est au nombre des alertes qu’on évaluera son état de santé, c’est à l’intensité de l’effort humanitaire qu’on mesure la violence qui s’abat sur le monde, c’est à l’intensité du bruit qu’elles produisent qu’on mesurera l’étendue de la prise de conscience, et c’est à la vitesse dont les trajectoires s’infléchissent et dont les corrections s’effectuent que l’on supputera les chances de guérison. Aujourd’hui, on parle de l’état de santé physique de la planète.

2 – Le symptôme planétaire.

Oui, bien sûr, il y a le réchauffement climatique. On sait. On sait tout, en fait. Et c’est ça qui effraie le plus : le pire, avec le réchauffement, c’est qu’on sait tout, et que ça ne sert à rien. Oui, on nous bassine avec le réchauffement, mais il n’y a pas besoin d’avoir vu Al Gore sur scène, dans son film Une Vérité qui dérange, actionner son élévateur de chantier pour mettre en évidence la radicale rupture de pente de la courbe montrant l’augmentation vertigineuse (en rythme géologique) de la courbe des températures moyennes.

Le réchauffement, aujourd’hui, on est largement au courant : il suffit de regarder ce que sont devenus en quelques dizaines d’années, rien que chez nous, le glacier d’Argentière, la Mer de glace, le glacier des Bossons, le glacier de Taconnaz. Et puis la banquise. Et puis le Groenland. Et puis les glaciers de l’Himalaya. Et puis l’Antarctique. Et puis les Maldiviens, à qui il arrive d'avoir de l’eau jusqu’aux genoux. Oui, on sait que des centaines de millions de gens habitant dans les régions littorales du globe seront chassés de chez eux : devinez l’ailleurs où ils essaieront d’aller vivre mieux.

Le réchauffement, aujourd’hui, on sait aussi que c’est l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des phénomènes extrêmes : ici des sécheresses toujours pires que les précédentes, là des inondations de plus en plus catastrophiques, ailleurs des cyclones, ouragans ou typhons de plus en plus dévastateurs, jusque sous des latitudes jamais vues auparavant (l’Irlande à la fin de 2017). Chez nous, espèces animales et végétales migrent vers le nord. Un effet secondaire parmi d’autres : certains vins de la vallée du Rhône se mettent à titrer couramment 14,5°, et l’on a commencé à planter des vignes au sud de l’Angleterre ! Le réchauffement, ça se voit à l’œil nu !

Des cris d’alarme, oh ça, il y en a eu ! Mais encore aujourd’hui, on peut appeler ça « Vox clamans in deserto » : il y en a eu, des Bernard Charbonneau, des Jacques Ellul, des Günther Anders, pour alerter sur les dégâts humains, sociaux et environnementaux qu’entraîne la civilisation technicienne, mais ces voix ont crié dans le désert. Les Amis de la Terre, La Gueule ouverte, tous ceux qui voulaient vivre autrement, on les prenait en général pour des agités du bocal, des illuminés, des communautaristes barbus retournés à la terre, des antinucléaires fanatiques, des Larzaciens antimilitaristes. Quarante ans après, on sait qu’ils avaient raison, les allumés !

Et s’il n’y avait que le réchauffement, ce serait moins pire. Mais on sait aussi, depuis Chirac, que « les emmerdes, ça vole en escadrille ». Parce que la « civilisation technicienne » forme un système cohérent, dont les divers aspects, qui n’ont en apparence aucun lien entre eux (je dis à ma main droite d'ignorer ce que fait ma main gauche, et pareil pour les pieds, les narines, les oreilles, les yeux, ...),  s’entendent comme larrons en foire pour produire des effets qui, loin de se contrarier, agissent de concert.

C’en est au point qu’on pourrait voir (rétrospectivement) dans toute l’histoire de notre si belle « civilisation technicienne » la simple histoire d'une destruction méthodique : à partir du moment où le propre, l’essence, le fondement, j’allais dire le destin de la civilisation s’incarne dans la technique, au point de s'y résumer, la limite de l’effort humain est abolie et les folies de l’homme peuvent alors se donner libre cours. Vue comme ça, l’histoire du « Progrès technique » après la révolution industrielle, c’est celle de la mise en œuvre d’une malédiction collective. L’histoire d’un suicide massivement consenti.

Ce n'est pas complètement faux : tant que la vitesse à laquelle on peut se déplacer n’est pas en mesure de dépasser celle du pas de l’homme ou du cheval (le vent sur mer), une nécessité absolue s’impose au monde, que nul génie de la technique n’a enfreinte depuis les origines. L’avènement du moteur (à vapeur, à pétrole, à ce qu'on veut) fait croire à l’humanité qu’elle est tout d’un coup entièrement et définitivement débarrassée de cette basse et humiliante contingence qui entravait ses ambitions. Comme dit l'autre, "Passées les bornes, y a plus de limites".

L’accélération constante de la vitesse à laquelle on se déplace abolit la frontière qui définit les limites de l’homme. Le moteur – multiplicateur de puissance – libère l’humanité de sa dépendance des forces naturelles. Avec le moteur, l’humanité n’en a plus rien à faire, de la nature. Le moteur, et avec lui l’alimentation en énergie, est une arme de destruction massive. L'homme se croit tout-puissant et fabrique une source d'énergie (le nucléaire) dont les dangers potentiels dépassent toutes les pauvres parades qu'il pourrait inventer pour en limiter les dégâts (Tchernobyl, Fukushima, et bientôt le site de Bure et ses réserves de radiations pour quelques milliers d'années à venir).

La différence avec toutes les époques qui ont précédé l'avènement de la société industrielle (vers 1750) est nette. Car si les activités humaines – mettons depuis le néolithique – provoquaient des nuisances, celles-ci (mégisseries, tanneries, ...), circonscrites dans un périmètre limité, n’avaient rien à voir avec ce qu’a apporté la production industrielle de biens destinés à satisfaire les besoins.

La notion de « besoin » elle-même s’est trouvée chamboulée : puisqu’on est capable de produire plus que le nécessaire (c’est-à-dire trop), grâce au moteur et à l’énergie, il est désormais nécessaire d’écouler la marchandise excédentaire, éveiller de nouveaux désirs, inventer des besoins. C’est le rôle de la publicité : susciter une consommation qui puisse justifier la production de biens en masse. Il faut se poser la question : « Qu’est-ce qu’on pourrait inventer qui puisse être vendu en masse aux masses ? ». Une façon de lancer la course désespérée à l’innovation la plus innovante.

Une société de gavés en même temps qu’une société de frustrés, puisque la limite du désir se situe toujours (un peu ou très) au-delà de l’envisageable. Même pas besoin de s’appesantir sur la marchandisation de tout, l’accumulation du capital et autres fadaises liées à la matérialisation infinie de la civilisation ou aux appétits de richesse : le franchissement indéfini des limites est inscrit dans la motorisation de l’espèce humaine. La saturation de l’espace disponible de la planète est inscrite dans la première révolution industrielle et dans la course à la production.

Tous les êtres et toutes les choses doivent être mis à contribution pour la grande marche vers le plus. Tout ce qui entrave l’augmentation et la croissance doit être combattu par tous les moyens. Tout ce qui permet de gagner en temps, en argent et en efficacité économique doit être privilégié. Tout ce qui est humain doit devenir fonctionnel, productif et lucratif, pour que l’humanité puisse un jour ressembler à la parfaite machine à produire. Tout ce qui est la Terre doit cracher des richesses.

Jusqu’à ce que mort s’ensuive. 

Il n'y a pas très longtemps (Le Monde, 14 novembre 2017), les scientifiques se sont mis à quinze mille (15.000) pour sonner le tocsin de l'urgence. 15.000 personnes qui savent de quoi elles parlent ont poussé un cri : il y a urgence !

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En 2011, les éditions La Découverte (+ Arte éditions) publiaient Notre Poison quotidien, de Marie-Monique Robin, celle-là même dont un documentaire célèbre ferraillait contre la firme tentaculaire Monsanto. L'auteur énumère dans son livre bourré d'informations tout ce que les industriels de la chimie s'entendent pour injecter dans ce que nous mangeons, végétal ou animal.

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En octobre 2017, François Jarrige et Thomas Le Roux vont plus loin (si l'on peut dire) : dans La Contamination du monde, une histoire des pollutions à l'âge industriel, ils disent (en très gros) que ce que nous appelons "pollution" n'est pas séparable de la mise en place de la production industrielle. Ils n'y vont pas de main morte, intitulant leur troisième partie "Démesure et pollution : un siècle toxique (1914-1973)". 

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C'est toute notre civilisation technique qui est dans l'erreur.

Voilà où nous en sommes : ça crie "Au fou !" de tous les côtés, et ça ne sert à rien. On sait tout. Tous ceux qui veulent savoir savent. Malheureusement, ceux qui savent n'ont aucun moyen d'action, et ceux qui pourraient faire ne veulent rien faire.

Alors docteur, comment va le malade ? Quel diagnostic au sujet du symptôme planétaire ?

mercredi, 07 février 2018

DOCTEUR, COMMENT VA LE MONDE ?

Des nouvelles de l’état du monde (18).

Le monde va-t-il bien ? Le monde va-t-il mal ? Le débat fait rage (un de plus, dira-t-on, voir au 2 février). Les uns ne voient, selon les autres, que le côté heureux des choses, sont heureux du monde dans lequel ils vivent et disent du mal de Michel Houellebecq. Les autres souffrent, selon les uns, d’une sinistrose chronique aiguë, trouvent inquiétant tout ce qui arrive et sont allergiques à Michel Serres, le « ravi de la crèche ».

Bien entendu, « les uns » et « les autres » se toisent, s’affrontent, s’invectivent et ne peuvent supporter de voir applaudir leurs adversaires. Pour « les uns », « les autres » sont d’insupportables pessimistes, tandis que l’optimisme des premiers apparaît aux seconds comme d’indéfendables béatitudes. « Les uns » détiennent des richesses actives de créativité, « les autres » possèdent la sagesse imperturbable de la lucidité. Peut-être une version modernissime de la concurrence entre les partisans de l'"action" et le adeptes de la "connaissance" (vieilles catégories de la philo en classe de terminale) ? Une nouvelle mouture du combat des Voraces contre les Coriaces ? Comment savoir qui a raison ?

Je crois que c’est assez simple. Comme dans la médecine, il s’agit de mesurer assez objectivement une température ou une pression artérielle : plus la température augmente, plus la pression monte, plus il faut s’inquiéter, c’est proportionnel. On est à l'affût de la moindre anomalie ; on guette l'AVC, l'infarctus, la rupture d'anévrisme ; on scrute les appels à l’aide, on entend les cris des lanceurs d’alertes. On a l’œil sur les signaux, on note leur fréquence et leur intensité. Dès lors, on a une idée approximative de l’amélioration ou de l’aggravation de l’état du malade. Je propose de limiter notre étude à quatre symptômes.

1 – Le symptôme humanitaire.

Tout le monde a l'air de trouver normal qu'il existe aujourd'hui des organisations qui se sont donné pour but de sauver les humains auxquels il arrive des malheurs. J'en déduis que tout le monde trouve normal qu'il arrive des malheurs. Il faut pourtant le dire bien fort : il n'est pas normal qu'il y ait de l'humanitaire. L'existence même des organisations humanitaires, et surtout leur omniprésence sur toutes sortes de terrains et dans tous les canaux médiatiques est un très mauvais signe.

L’idée est simple : plus vous avez d’intervenants humanitaires, d’associations de bénévoles, d’ONG plus ou moins puissantes engagés sur le terrain, plus ça veut dire qu'il y a urgence : le nombre des sauveteurs permet de mesurer le malheur. Mais la taille des camps de réfugiés répartis sur la surface du globe et l’importance des populations contraintes ou désireuses de quitter leurs terres pour des ailleurs moins sombres sont également de bons indicateurs.

Prenez la Birmanie, charmant pays exotique bourré de bouddhisme et de bouddhistes qu’on nous présente en général comme des modèles de tolérance et de pacifisme. Résultat : 650.000 réfugiés dans des camps au Bangla Desh voisin. L’aimable junte birmane, incitée par une grande humaniste qui a eu le prix Nobel de la paix, leur promet qu’ils peuvent rentrer chez eux, à condition qu’ils puissent prouver leur identité et leur lieu d’habitation, étant entendu que les éléments de preuve et les lieux ont été soigneusement détruits au préalable, par le fer et par le feu.

Prenez le Yemen, charmant pays bourré d’islams divers et de corruptions variées qui s’opposent militairement, qu’on présentait il n’y a pas si longtemps comme un paradis pour touristes (il est vrai que certains étaient invités à prolonger leur séjour jusqu’à paiement d’une rançon). L’ambiance éminemment fraternelle qui règne aujourd’hui dans le pays a ouvert la porte à une société principalement fondée sur le choléra et, dans un avenir très proche, sur la famine.

Prenez le Kasaï, province congolaise, où se commettent allègrement découpages à la machette de fœtus extraits du ventre de leur mère, plantages d’objets tranchants ou contondants dans le vagin des femmes, dévorations et autres cruautés. On avait lu les mêmes choses en 2012 (cf. 30 novembre), quand le naïf docteur Mukwege (« l'homme qui répare les femmes ») avait installé une maternité dans le nord-Kivu, autre province congolaise, qui était très vite devenue, par la force des événements, un atelier de réparation des femmes torturées et violées. Il y a depuis 1999 des casques bleus de l’ONU en mission (MONUC, puis MONUSCO) quasi-humanitaire en RDC (17.000 actuellement). En pure perte : il y a trop d’appétits voraces sur ces terres et trop de coltan (ou d'or, ou de niobium, ou d'étain, ...) en dessous pour que la paix puisse régner. Il y a même des casques bleus qui paient cette paix-là de leur vie.

Prenez les camps ouverts au Tchad pour les plus de 200.000 réfugiés définitifs du Darfour (trois provinces à l’ouest du Soudan). Prenez les camps de Dadaab au nord du Kenya, où s’entassent 500.000 réfugiés définitifs venus de Somalie pour échapper à la guerre. Prenez les 2.000.000 de Palestiniens installés au Liban ou en Jordanie avec le statut de réfugiés définitifs. Prenez les îles de Nauru et Manu, qui servent au gouvernement australien de poubelles à migrants. Prenez la Turquie, la Syrie, l'Irak, l'Afghanistan, mais aussi la Jordanie, le Liban, la Libye, le Sinaï, le Sahel, la Somalie, … Prenez … Prenez … Prenez ...

Prenez, en France à présent, face à la foule de ceux qui n’ont pas assez d’argent pour manger tous les jours, se démener les foules caritatives et humanitaires du genre Banque alimentaire, Secours Populaire, Secours catholique et autres associations. Prenez les Restos du cœur, dont Coluche espérait, en les fondant, les voir disparaître un jour, et qui n’ont cessé de croître et embellir avec le temps, passant de 8,5 millions de repas distribués en 1985-1986, année de fondation, à 136 millions en 2016-2017.

J’hésite presque à parler de Calais, où les Anglais laissent la France, avec un flegme imperturbable, patauger dans l’innommable merdier qu’ils ont réussi à lui refiler (accords du Touquet, 2003, Chirac-Sarkozy), déclenchant au passage une petite guerre civile où s’affrontent les troupes humanitaires françaises et les troupes françaises du ministre de l’intérieur, pendant que s’affrontent à coups de feu passeurs érythréens et afghans. La France porte injustement le fardeau de ce merdier (ne pas confondre avec le "fardier de Cugnot") légué par l'Angleterre.

Je note que ce ne sont pas les bonnes volontés qui manquent pour intervenir sur le terrain, que ce soit en Europe (Grèce, Italie, Espagne, France), en Afrique, au Proche-Orient : plus le nombre des gens qui ont besoin qu’on leur porte secours augmente, plus la générosité populaire se manifeste (du moins on le souhaite). Plus s'allongent les colonnes de réfugiés, malheureux, démunis, misérables, SDF dans le monde, plus prospèrent les rangs des troupes humanitaires. Aussi est-ce moins cette générosité qui m’inquiète que les situations et événements qui l’ont rendue à ce point nécessaire : l'humanitaire n'est qu'un effet induit des situations et événements. Quel est le degré maximum d'urgence humanitaire que l'humanité est capable de supporter ?

Alors, docteur, comment va le malade ? Votre diagnostic sur le symptôme humanitaire ?

A suivre prochainement : les symptômes 2-planétaire, 3-inégalitaire, 4-mercenaire.