dimanche, 14 juin 2015
HONORÉ SOIT DEBUSSY 3
Eh oui, il y a un supplément.
C'est que j'ai eu la surprise de trouver dans Le Monde daté "dimanche 14-lundi 15 juin 2015" le compte rendu qu'a fait Marie-Aude Roux, la chroniqueuse musicale du journal, du spectacle donné en ce moment à l'opéra de Lyon : Pelléas et Mélisande, de Maeterlinck et Debussy.
Je n’irai donc pas voir cette version de Pelléas et Mélisande. On l’avait compris, je pense : j’ai décidé de ne plus être utilisé comme cobaye par des expérimentateurs foutraques qui s’acharnent à produire de l’OGM culturel sur les scènes d’opéra, qui n'attend que son José Bové pour être fauché. Le boycott est peut-être moralement condamnable, mais il arrive qu'il soit une nécessité. Le Pelléas et Mélisande de Christophe Honoré est dans ce cas.
Le rapport entre ce que voit et ce qu'entend le spectateur d'opéra, autrement dit le plaisir qu'il en tirera, relève de la même alchimie qui fait qu'une chanson s'inscrira comme par magie dans les mémoires (Douce France, de Trénet, Les copains d'abord, de Brassens, ...), ou au contraire n'arrivera pas à y planter le plus petit bout de racine.
Pareil à l'opéra : pour atteindre le point d'équilibre entre la mise en musique et la mise en image, aucune recette. Cela tient du miracle. Il va de soi que la mise en scène peut vous gâcher la fête (il m'est arrivé plusieurs fois de partir avant la fin). Mais aussi qu'une mauvaise exécution musicale ne rattrapera jamais les qualités d'une mise en scène réussie. Prima la musica : qu'on le veuille ou non, le metteur en scène devrait se préoccuper avant tout de ne pas nuire.
La chroniqueuse du Monde, qui a assisté au spectacle, se tire de ce guêpier d’une façon on ne peut plus ambiguë. Sans oser l’ironie franche, elle laisse entendre qu’elle a pris quelque plaisir à ce flingage en règle de la machine théatro-musicale mise au point par les auteurs (Debussy-Maeterlinck, prononcer Mâter). J'ai l'impression que ce plaisir est à chercher dans l'exécution musicale. Car le commentaire de la mise en scène est, pour le moins, mi-pique-mi-lame.
Disons-le : Marie-Aude Roux, même si elle y voit « une beauté singulière », ne goûte guère les fumisteries dont Christophe Honoré a pensé que le chef d’œuvre avait d’urgence besoin pour prendre un sens tout à fait « actuel ». C’est étrange, si l’on y réfléchit, cette frénésie de replacer dans notre actualité faisandée les œuvres du passé, même le plus lointain, même le plus improbable (comme est Pelléas). J’attends monsieur Christophe Honoré dans une adaptation post-industrielle, voire post-atomique, des Perses d’Eschyle. Je suis curieux de voir ce que ça donnerait.
Golaud est devenu un « patron mafieux ». Mélisande ne mourra pas dans son lit, d’un mal mystérieux, mais « noyée pierres dans les poches dans une mer létale ». Marie-Aude Roux parle d’une « partie de jambes en l’air » (voir photo avant-hier), en lieu et place de la scène de la tour (vous savez, « mes longs cheveux descendent jusqu’au seuil de la tour … »). Le vieil Arkel devient « un grelottant Arkel parkinsonien » à tendance pédophile. L’enfant Yniold devient un adolescent « encapuchonné » qui se coiffe d’une des perruques (!) de Mélisande et qui aguiche le grand-père Arkel, mais « esquive » ses « caresses incestueuses ». Je dis : très fort, Christophe Honoré, pour voir tout ça en filigrane dans le livret de Maeterlinck.
Pour résumer le travail de Christophe Honoré, M.-A. Roux écrit : « Christophe Honoré a balayé le monde symboliste de Maeterlinck pour un no man’s land peuplé de fantasmes. La voûte des étoiles ne tombera pas sur les amants extasiés au moment suprême du baiser, mais dans la mort ouverte par le fer de Golaud au flanc sacrificiel de Pelléas ». Je laisse à la rédactrice la responsabilité de sa prose fleurie et chantournée. Mais je note qu'elle évite de formuler un jugement explicite.
Il reste, à la fin des fins, que, de ce drame perdu dans un espace et un temps aussi vagues que ceux des contes de fées, un metteur en scène capricieux a cru bon de faire un drame « d’enfants terribles et pervers au fin fond de ce qui pourrait être l’ex-Yougoslavie … ». Pourquoi pas ? Ça ou autre chose, de toute façon …
N’importe quoi pourvu que ça fasse de la mousse.
Voilà ce que je dis, moi.
Note : puisqu'on en est à causer musique, je signale, quoique dans un tout autre genre, toujours dans Le Monde, mais daté du 13 juin, le somptueux hommage, plein d'humanité, rendu sur une page entière par Francis Marmande à Ornette Coleman, mort le 11 juin.
Je n'oublierai jamais, pour mon compte personnel, l'effet qu'avait produit à mes oreilles, il y a bien longtemps, l'écoute du premier morceau de Change of the century, Ramblin' (cliquez pour 6'38"), pour l'étourdissant duo de son saxophone avec la trompette de poche de Don Cherry.
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samedi, 13 juin 2015
HONORÉ SOIT DEBUSSY 2
Résumé : je disais que le metteur en scène d'opéra semble n'avoir rien de plus pressé que de manquer de respect aux œuvres. Plus l'agression est « transgressive » ; plus le public est violé avec aplomb ; plus les connaisseurs s'interrogent sur la signification, et plus le metteur en scène jouit de la plénitude de son pouvoir. Je ne sais plus quel chef d'orchestre, trouvant la mise en scène par trop injurieuse pour le bon sens, avait abandonné les organisateurs à leur triste sort : voilà une attitude digne. Il faudrait apprendre à ces messieurs les metteurs en scène un minimum de modestie. Mais l'humilité n'est la qualité que de trop rares exceptions.
2/2
Le monsieur qui "met en scène" fait le plus souvent le docte, le cuistre, le pédant. Son métier est de sinistrer les lieux où il passe, comme Attila. Plus il « dérange », plus il « surprend » le spectateur dans son « confort », plus il est content. Il se plaît à « briser les tabous ». La mode est à provoquer, à jeter le trouble, à inquiéter, à faire « bouger les lignes ». Ce qui a déjà été fait est à jeter à la poubelle. Le mot d'ordre général prend au pied de la lettre l'injonction de Baudelaire au dernier vers des Fleurs du Mal : « Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau ! ». Traduction en novlangue béotienne : n'importe quoi, pourvu que ça n'ait jamais été fait.
Il y a bien de l’arrogance dans cette façon pour le metteur en scène d’entrer par effraction dans l’univers d’une œuvre pour, a-t-il le front d'oser soutenir, en révéler les contenus potentiels, inaperçus jusqu'à son arrivée, et d’interposer entre cette oeuvre et le spectateur l’écran de la révélation (?) qu’elle a constituée, prétend-il, pour lui.
Il ne se rend pas compte que quand ça devient systématique, (la nudité sur scène, ou toute autre « transgression », jusqu'à l'ithyphallique, à l'urinaire et au fécal), cela devient un académisme, un conformisme d’un nouveau genre. A quelle audace transgressive faudra-t-il hisser la prochaine mise en scène pour briser le stéréotype nouvellement inventé ?
Ces propos acrimonieux m’ont été suggérés par le triste sort qui attend le Pelléas et Mélisande de Debussy, à l’opéra de Lyon du 8 au 22 juin, si j’en crois les propos de Christophe Honoré, metteur en scène. Je m’attends au pire, quand j’observe la photo retenue pour illustrer l’article paru dans la presse locale (Le Progrès, dimanche 7 juin).
Message du metteur en scène : "Faisons descendre les chefs d'œuvre de leur Olympe pour les réduire à notre dimension".
Honoré est très net : « Je fais le choix de l’expressivité, d’une certaine brutalité, dans une esthétique contemporaine. (…) J’installe l’action dans une sorte de friche industrielle, avec des ateliers désertés par les ouvriers, la misère qui rode [sic]. Au milieu, une grande famille bourgeoise ruinée, comme ces dynasties du textile ou de l’acier qui vivent dans le souvenir de leur âge d’or ». Ma foi, ça ou autre chose, après tout … Je me demande quand même, dans ce paysage industriel sinistré, ce qu’il a prévu de faire faire à Golaud, au tout début, qui est censé s'être perdu dans l’immense forêt, à la poursuite d’une bête qu’il a blessée, puis qui rencontre Mélisande. Y aura-t-il une fontaine obscure et profonde au fond de laquelle brille l’or ?
Ces questions n’effleurent pas, apparemment, le metteur en scène : « Je veux éclairer leurs désirs, non les sous-entendus de leurs sentiments ». Je cherche à comprendre la nuance. Christophe Honoré veut, voilà tout. L’idée ne l’effleure pas de mettre son savoir-faire, peut-être son talent, au service de l’œuvre de Debussy. C’est tout simple : il applique le slogan en vigueur de nos jours : « Je fais ce que je veux, na ! ».
Dans la même veine, quoique dans un autre domaine, j’entendais l’autre soir deux éminents niaiseux du Masque et la plume (Patricia Martin, Arnaud Viviant) tresser des couronnes de laurier à la dernière parution d’un certain Jean Teulé, Héloïse, ouïlle !, qui rebâtit à sa façon, si possible pornographique, la fameuse histoire d’Héloïse et Abélard (on comprend bien sûr le « ouille » du titre, quelle marrade, les poteaux !). L'injure est du même ordre.
Jean-Louis Ezine était le seul à partir en guerre contre cette réécriture obscène. Il vit encore dans l'ancien monde, où il arrivait que les hommes résistassent à la veulerie invasive. Voilà donc tout ce qu’un auteur à succès (il paraît qu’il en a, faut-il que les lecteurs soient devenus « des esprits errants et sans patrie ») est capable de tirer d’un chef d’œuvre de notre littérature : une turlupinade. Ezine n’a rien compris à l’époque : il faut briser les tabous, transgresser, se fendre la pipe. Ora pro nobis, euh non : priez porno.
Retour à Pelléas. Olivier Messiaen s’est vu offrir, par Jean de Gibon, quand il avait dix ans (en 1918, donc), une partition chant-piano de l’œuvre de Debussy. Quelque temps après, il était capable de la réciter par cœur dans les moindres détails. Pelléas et Mélisande a toujours constitué pour Messiaen une œuvre fondatrice.
Ce n'étaient pas ses débuts : « On venait de m'acheter des extraits de l' "Orphée" de Gluck, et je regardais le thème en fa majeur du grand air d'Orphée au premier acte, qui est probablement la plus belle phrase que Gluck ait écrite, quand je me suis aperçu que je "l'entendais". Donc j'avais l'audition intérieure - et je ne faisais de la musique que depuis quelques mois » (cité dans l'impeccable biographie de Peter Hill et Nigel Simeone, Fayard, 2008, p. 25). Il raconte aussi qu'étant enfant, il jouait pour son frère (par cœur) les pièces de Shakespeare en tenant tous les rôles.
Je me demande ce qu’il penserait des propos et des intentions de monsieur Christophe Honoré, metteur-hélas-en-scène de ce qui fut à ses yeux le chef d'œuvre absolu.
Voilà ce que je dis, moi.
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vendredi, 12 juin 2015
HONORÉ SOIT DEBUSSY 1
1/2
Parmi les risques que la « société moderne » fait courir aux hommes, il en est un, non négligeable, encouru spécialement par l’amateur de musique en général, d’opéra en particulier. Il faut accepter de vivre dangereusement. Ce risque s'appelle « le metteur en scène ».
Bien que le si distingué Renaud Machart, dans un article de 2008 (mercredi 27 août) pour Le Monde, montre son dédain pour l’idée (« …on ne compte plus les articles ayant dénoncé la "dictature" présumée du metteur en scène. »), il faut bien dire que les exemples ne manquent pas de spectacles bousillés, massacrés, assassinés par le décret d’un homme à qui on a donné le pouvoir de tenir sur l’œuvre représentée un discours où il peut enfin lâcher la bride à ses lubies les plus invraisemblables.
Banalité de dire que l'opéra est un spectacle total, et que la jouissance du spectateur découle (ou non) du rapport entre ce qu'il voit et de qu'il entend. Qu'en advient-il quand, par exemple, dans Carmen, il voit, au lieu de la fabrique de cigare et de la caserne des dragons (d'Alcala) attendues, d'un côté un bordel, de l'autre un commissariat de police ? Eh bien c'est simple, il se demande si le concepteur n'a pas « le couvercle de la lessiveuse complètement fêlé ». Il voudrait suggérer que Carmen est moins une femme éprise de liberté qu'une simple pute qu'il ne s'y prendrait pas autrement. Avis aux féministes.
Maurice Tillieux, Libellule s'évade.
De gauche à droite : Libellule, Gil Jourdan, Inspecteur Crouton.
Renaud Machart, dans son article, envoie bouler d'une pichenette condescendante le livre de Philippe Beaussant (qualifié de "pamphlet", ce qu'il est à moitié), La Malscène (2005), qui s'en prend à la toute-puissance capricieuse du M.E.S. dans les maisons d'opéra. C'est vrai que le bouquin n'est pas très bon, et n'évite pas balourdises et truismes. Certes, l'auteur dit sa colère, mais il ne va pas au bout de son ire : « Je ne citerai aucun nom : ni de metteurs en scène, ni d'interprètes, ni de chefs d'orchestre » (p. 20). Pusillanimité tout à fait regrettable, derrière le paravent d'un prétexte fallacieux (l'ennui). Il n'empêche que c'est un vrai sujet (de mécontentement).
Je veux bien que monsieur M.E.S. se soit fait sa petite idée sur la signification profonde du Chevalier à la rose, mais pourquoi met-il une mitraillette dans les mains d’un des chanteurs au troisième acte ? Et dans Cosi fan tutte, est-il bien nécessaire, au lever de rideau, cet immense bar américain, avec ses tabourets surélevés ? Et Dorabella et Fiordiligi en mini-bikinis, sur une plage, accrochées à leur téléphone portable ? Et l’Austin-Healey poussée sur la scène à je ne sais plus quel moment ?
Le si prudent Philippe Beaussant évoque quelques cas particulièrement gratinés : « Hercule en treillis », Jules César « entouré de SS en casaque noire », Orphée (de Gluck) « costumé en clown, avec sa balle rouge sur le nez et les sourcils circonflexes », Siegfried « en salopette sur un terrain vague, devant sa caravane crasseuse, son fauteuil au bras cassé et sa bassine sale », Don Giovanni sautant Donna Anna à en faire péter les ressorts du sommier (contresens, puisque, selon la dame elle-même, le violeur potentiel n'a pas "consommé", au très grand soulagement de Don Ottavio : « Ohimé, respiro »). Beaussant est peut-être en colère, mais qu'est-ce qu'il est gentil ! Ou alors il a mis du bromure dans sa testostérone ! J'ai envie de crier : vas-y ! ose ! des noms ! des noms !
Il parle pourtant très juste : « On me dépouille de ce que j'aime. On me le casse. Non seulement on me le vole (Orfeo, c'est à moi, Les Noces, c'est à moi, c'est à moi, Pelléas, c'est à moi ; exactement comme c'est à chacun de vous), mais sous mes yeux on le disloque, exprès ; on l'abîme, pour me faire mal ». Il se laisse pourtant déposséder sans se venger : quelle grandeur d'âme ! Vrai seigneur ou bien, plus simplement, gros matou qui s'est châtré les griffes (comme un Don Ottavio de la critique) ?
Vous dites ? C’est de l’ « actualisation » ? De la « modernisation » ? Il faut « dépoussiérer » ? Ah bon. S’il faut actualiser … Moi j’appellerais plutôt ça la prétention de quelqu’un qui « tient un discours », voire qui prêche son prône du haut de sa chaire, sur une œuvre si possible célébrissime, sur laquelle il a tout loisir de poser enfin sa patte et pouvoir dire ce que cette œuvre lui suggère, sans se demander, d’une part, ce qu’elle porte en elle-même et, d’autre part, si son imaginaire ne va pas à l’encontre du mien. Qu'il me l'impose, cela devient du sadisme.
Mais voilà : je ne suis pas masochiste.
Voilà ce que je dis, moi.
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