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samedi, 17 octobre 2015

BEETHOVEN ÜBER ALLES

SOLOMON BEETHOVEN.jpg2/2 

Je ne vais pas dézinguer plus longtemps le livre un peu froid, mais complet, de Maynard Solomon. Car il reste le bonhomme Beethoven, ce qui est évidemment l’essentiel. Le portrait que l’auteur brosse du personnage nous présente un homme moins torturé qu’intensément habité par une force intérieure qui le dépasse, et qui semble le contraindre, comme une nécessité, dans ses attitudes, ses comportements et son travail, à accomplir une sorte de mission. 

Un autre aspect du personnage est que, aussi longtemps qu’il a vécu, il a été un homme en recherche de quelque chose de l’ordre de l’absolu. Ce qui fascine, par exemple dans la montée vers les aigus de l’adagio de l’opus 132 (à partir de la notation « Mit innigster Empfindung »), c’est un besoin irrépressible de s’élever toujours plus haut que soi-même. Et je me demande s’il ne faudrait pas, de même que Novalis cherche « die blaue Blume », cette fleur bleue à jamais inaccessible, chercher « L’Immortelle bien-aimée » du côté de cet idéal-là plutôt que du côté d’une incarnation féminine réelle, fût-elle sublime comme Antonie Brentano. 

MIT INNIGSTER EMPFINDUNG.jpg

Con intimissimo sentimento.

Ce que voit et entend Beethoven au-dedans est à chercher en direction du transcendant, et ce monde intérieur dont ses chefs d’œuvre donnent une idée concrète est confronté en permanence à la trivialité des circonstances quotidiennes, les même tracas et soucis que tout un chacun. La confrontation est brutale, et même violente, comme on pense, entre la densité exaltée, lumineuse et vibrante du monde que Beethoven voit et entend à l'intérieur et la platitude grossière et prosaïque de la réalité banale. Le bonhomme Beethoven craque de partout, dans notre bas-monde, sous la poussée de cet univers puissant qui attend de sa part qu’il lui donne force, forme et apparence. 

J'expliquerais volontiers ainsi les tas de petits, moyens et gros ennuis physiques qui vont, en s’aggravant avec le temps, lui empoisonner la vie. Il est mort âgé de 56 ans, un 26 mars 1827, d’une façon sordide et pathétique. De même, sur le plan moral et psychologique, il s’est, de façon tout aussi intense, heurté à la réalité ordinaire : il était connu pour sa gaucherie, ses colères, ses abattements (dont le plus fameux a donné le « Testament d’Heiligenstadt ») et, d’une manière générale, pour son caractère difficile, voire intraitable. 

EINE INTERESSANTE BEGEGNUNG.jpg

Schubert et Beethoven : LA "rencontre".

Pour ce qui est de la musique, j’ajouterai juste que, pour la première fois, des quatuors à cordes (à partir de l’opus 95) étaient écrits pour les seuls musiciens professionnels. Encore ceux-ci en trouvaient-ils certains bien difficiles. Je veux dire qu’ils n’étaient pas « mondains », puisque non destinés à être joués dans leurs salons par des nobles pour leur distraction, contrairement aux œuvres de Haydn ou Mozart.

L’ambition de Beethoven visait, en quelque sorte, « l’œuvre en soi », comme un bloc de marbre à considérer non pour l’agrément raffiné qu’il procure, mais pour sa perfection intrinsèque. L'œuvre a ici changé de statut : de moyen, elle est devenue une fin. L'humain, cette fois, tente de se hisser à la hauteur du surhumain. Il y a dans toute la musique de Beethoven, comme le dit Romain Rolland dans la somme qu'il a consacrée au compositeur, quelque chose de puissamment viril,1966 ROMAIN ROLLAND.jpg optimiste, conquérant. 

Pour revenir à l’homme Beethoven, je retire de la lecture de sa biographie par Maynard Solomon l’impression d’un homme entouré de quelques amis très sûrs, bénéficiant de la protection et des libéralités de grands seigneurs qui l’admiraient, mais en même temps d’un homme excessivement seul, et pas seulement à cause de sa surdité.

Et j’ai l’impression que cette terrible solitude découle logiquement, nécessairement, du caractère absolument unique des potentialités qu’il porte en lui. Une solitude pour dire que l'univers où il se meut n'est pas de notre monde. Beethoven nous prend par les cheveux pour nous élever, si nous consentons à faire l'effort, loin au-dessus de nous-mêmes.

Car curieusement, quand ses maîtres et professeurs, à commencer par Haydn en personne (voir p.183), critiquent dans ses exercices et productions ce qu’ils appellent des « défauts », je me demande si ce n’est pas sur de tels « défauts » que cet Everest musical a pu être édifié. Par « défauts », peut-être faut-il comprendre quelque chose de l’ordre du « jamais entendu auparavant ». 

Je me garderai bien d’en conclure que l’oreille finit par s’habituer à toutes les innovations : celles qu’on trouve dans la musique de Beethoven (par exemple la réhabilitation de la polyphonie dans le dernier cycle d’œuvres, voir p.414) sont trop le produit d’une absolue nécessité intérieure pour qu’on en fasse un principe généralisable, voire souhaitable, comme il est d’usage de considérer certaines musiques du 20ème siècle, que je ne citerai pas. 

Oui, l’œuvre de Beethoven s’impose bien par l’impression de nécessité intérieure qu’elle dégage. Je n’oublierai jamais la période de ma vie où le quinzième quatuor (opus 132, en la mineur), que je connaissais pourtant bien, a pris pour moi une dimension transcendante, lorsque, dans les circonstances que je traversais alors, j’eus le sentiment saisissant – je n’exagère pas – de rentrer à la maison. D’arriver là chez moi. De trouver comme un centre de gravité, dans un intérieur fait pour moi, peuplé d'objets formant l'image accomplie d'une familiarité définitive. Inoubliable.

C’était aussi la première fois qu’il m’était donné de percevoir la succession des cinq mouvements comme un tout organique, comme si j'avais à faire à une personne vivante avec bras et jambes correctement articulés, alors que si souvent, on se demande ce qui lie logiquement entre eux les différents mouvements, tant leur enchaînement paraît fait de bric et de broc et passer du coq à l'âne (même si j'aurais du mal à expliquer ça musicalement : c'est, comme on dit, du « ressenti »). 

Tout bien pesé, donc, merci à Maynard Solomon, qui m’a donné l'occasion de replonger dans cet univers qui me transporte au-delà de moi-même aussitôt que je m'y laisse aller. 

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 17 décembre 2011

CHE FARO SENZA BEETHOVEN ?

Vous avez certainement identifié la formule qui me sert de titre. Oui, c’est de la parodie. Moi, j’ai simplement mis BEETHOVEN à la place. A la place de quoi, blogueur impertinent ? Alors vous n’avez pas reconnu ?  C’est la phrase qui fut « traduite » en français par : « J’ai perdu mon Eurydice ». On trouve ça dans l’opéra bien connu de CHRISTOPH WILLIBALD GLUCK, Orfeo ed Euridice. Si le traducteur avait été sérieux, il aurait fait dire à Orphée : « Que vais-je faire sans Eurydice ? ».

 

 

Cette bêtise me fait penser à ce que chante Philémon Siclone dans Les Cigares du pharaon : « Sur la mer calmée ». Ça, c’est dans Madame Butterfly, de GIACOMO PUCCINI. C’est supposé traduire, à l’acte II : « Un bel di, vedremo Levarsi un fil di fumo Sull’estremo confin del mare » (si j’ai bien compris : "un beau jour, nous verrons monter une volute de fumée aux confins extrêmes de la mer"). Bon, je sais bien : traduire, c’est trahir, mais quand même.

 

 

C’est vrai qu’à la page 41, Philémon Siclone entonne : « Non, mes yeux ne te verront plus ». Alors là, c’est une autre paire de manche, parce que, si on connaît le Benvenuto Cellini de HECTOR BERLIOZ, qui est au courant qu’un certain EUGENE-EMILE DIAZ DE LA PEÑA en a aussi écrit un ? C’est tiré de là. Il n’y a pas à dire, HERGÉ était vraiment très fort.

 

 

Donc, pour revenir à BEETHOVEN, je voulais dire que mon pote FRED, d’abord, c’est mon pote. Ensuite, il travaille dans la technique. Yapadsométié, comme on dit sur les bords de la rivière Saskatchewan. Mais c’est vrai qu’il touche sa bille dans sa partie. En plus, les Quatuors de LUDWIG VAN BEETHOVEN n’ont aucun secret pour lui.

 

 

Alors ça, ça me va particulièrement bien. A ce titre, on est carrément sur la même longueur d’onde. Même qu’on a assisté à l’intégrale, il y a deux ans, donnée par le quatuor AURYN. Six concerts majestueux et grandioses. Six voyages extraterrestres. Merci à la fusée de JEAN-FREDERIC SCHMITT.

 

 

Même si le public m’a un peu gâché la fête. Tirons un trait rageur sur les  catarrhes tubaires. Ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Je parle des « bis ». Quelle idée, aussi, quand le concert est fini, de taper dans les mains pour demander quelque chose en plus. Quoi ! Ils viennent d’entendre quelques chefs d’œuvre tout droit sortis du paradis, et qu’est-ce qu’ils font ? Ils trouvent le moyen de taper dans les mains en cadence pour réclamer, que dis-je, pour exiger quoi ? Un bis ! Ils étaient au paradis, et ils veulent s’en chasser eux-mêmes !

 

 

Je vais vous dire : tous ces gens ne méritent pas BEETHOVEN, voilà tout ! Quelle sotte coutume, ces fins de concerts avec bis obligés ! Coutume d’enfants gâtés ! D’éternels consommateurs, éternellement inassouvis, et qui sont à l’affût, sur le produit, de la mention « 20 % gratuits » ! Qui veulent que ce soit Noël toute l’année !

 

 

Bon, c’est vrai que la publicité les a habitués, en leur faisant croire qu’ils vivaient dans une société « père Noël ». Il n’y a pas que les enfants qui y croient, au Père Noël ! Moi, quand on me dit « cadeau » ou « 20 % gratuits », je mets un verrou au porte-monnaie, et je fais encore plus attention. Quand le produit ne triche pas, il n’a pas besoin de davantage.    

 

 

Le bis est une sorte de fléau, une maladie de salles de concerts. « Encore, encore », s’exclame le gamin qui trône dans sa chaise haute, et qui jette par terre la petite cuillère pour la quarante-huitième fois parce que ça fait un joli bruit très musical et qu’il ne se lasse pas de voir maman, entre deux patates à éplucher, se baisser pour la ramasser, et la remettre dans l’assiette.

 

 

« Encore, encore », crie le mélomane averti qui ne laissera pas s’échapper comme ça la plastique irréprochable de la jeune et appétissante violoniste en fourreau lamé profondément décolleté et fendu, avant qu’elle se soit fendue, je ne dis pas de la « chaconne », mais au moins de la « sarabande » de la deuxième partita pour violon seul de JEAN-SEBASTIEN BACH, la dame eût-elle joué juste avant le deuxième concerto de PAGANINI, ce qui reflète à coup sûr la grande homogénéité et la sûreté du goût du monsieur.

 

 

Quelle différence, dites-moi, faites-vous entre le sale gosse qui joue au jeu du « fort / da » (voui, papa FREUD) et le mélomane qui vibre aux sons de la musique, quand celle-ci est si bien jouée par une si belle créature ? Je réponds : l’âge physique. Et rien d’autre. Bon, c’est vrai que le spectateur a droit à l’enthousiasme, mais on ne me fera pas croire qu’il est devenu la règle. Surtout dans des salles souvent remplies par des comités d’entreprise.

 

 

Ce n’est pas que les quatuors de HAYDN qui étaient alors donnés fussent indignes de LUDWIG VAN, mais quel besoin ces gens avaient-ils de redescendre des hauteurs ? J’étais comblé, quant à moi : j’avais obtenu ce que j’étais venu chercher. Ne l’étaient-ils pas, comblés ? N’allaient-ils pas rentrer chez eux en reprenant en eux-mêmes cette phrase initiale de l’opus 132 ? Cette lente montée de blanches, avant de débarouler en doubles croches vers le thème ?

 

 

Car il faut aussi me comprendre : les quatuors de BEETHOVEN, pour moi, c’est l’Himalaya de la musique universelle. Et l’Everest de cet Himalaya, c’est évidemment l’opus 132, le 15ème. Celui en la mineur.  C’est le seul morceau, toutes musiques confondues, qui possède un pouvoir magique.

 

 

Oui, c’est le seul morceau de musique qui m’accueille de cette façon, noble et familière à la fois, et qui me dit : « Entre ici, tu es chez toi ». C’est le seul morceau de musique qui me donne à ce point l’impression de rentrer à la maison après un exil, et qui me fasse dire, dans mon for intérieur : « Enfin ! Me voilà chez moi ! ».

 

 

Pour vous dire, avant l’opus 132, j’avais le sentiment que les œuvres en plusieurs mouvements faisaient cohabiter ceux-ci parce que c’était la règle, que c’est comme ça qu’il fallait faire, point c’est tout : « vif », « lent », « vif ». En passant de l’un à l’autre, on changeait de lieu, de compagnie, de couleur, de moment, de paysage, d’horizon.

 

 

L’opus 132 m’a fait percevoir qu’il n’en était rien. Certes, les trois allegros ont chacun leur caractère propre (dans l’ordre, « sostenuto », « ma non tanto » et « appassionato »). Certes ils encadrent fermement l’inoubliable adagio de presque vingt minutes. Ajoutons le bref « alla marcia », qui est au fond moins un cinquième mouvement qu’une introduction au finale.

 

 

Donc des mouvements autonomes. Mais on me dira ce qu’on voudra, l’ensemble forme un tout, un  seul corps organique vivant, avec ses membres, son tronc et sa tête, un être autonome et entier qui existe et qui marche. Très étrange et très forte impression, que rebuterait un effort trop visible de mise en mots. On m’excusera de n’être pas plus précis.

 

 

Les AURYN n’ont pas donné l’intégrale dans l’ordre chronologique, ce qui, au début, m’a un peu chagriné. En revanche, la façon dont ils s’y sont pris a jeté sur chaque quatuor pris isolément et sur ses rapports avec les autres un éclairage qui me les a fait redécouvrir. En particulier les six de l’opus 18, qui sentent encore un peu leur MOZART ou leur HAYDN, mais écoutez un peu l’adagio du numéro 1 : c’est déjà du BEETHOVEN à se couper la tête tellement c’est beau !

 

 

Un seul compositeur a fait du quatuor comme BEETHOVEN, je veux dire un point cardinal, capable d’orienter son esprit sur la durée d’une vie, c’est BELA BARTOK. Lui, il n’en a fait que six, mais c’est du concentré. BEETHOVEN, il faut se rendre compte que presque toutes ses dernières œuvres sont des quatuors à cordes, au point qu’on peut dire que le quatuor à cordes ne s’en est jamais remis.

 

 

Bon, on me dira SCHUBERT et ses quinze quatuors, MENDELSSOHN et son opus 13 écrit à 18 ans juste après la mort de BEETHOVEN. On me dira beaucoup de choses, et je dirai : « Oui, je sais, Untel a fait de très belles choses, même DEBUSSY et RAVEL s’y sont risqué. SHOSTAKOVITCH en a fait quinze aussi, impressionnants, je dois dire. Oui, je sais tout ça. Mais ça passe après, c’est tout ».

 

 

La preuve, c’est que beaucoup de gens beaucoup plus savants que moi l’ont dit et le disent, comme ANDRÉ BOUCOURECHLIEV, un fondu de BEETHOVEN. Tiens, pendant que j’y pense, vous ne connaissez pas BERNARD FOURNIER ? Un drôle d’allumé, celui-là. Qui a fait une belle conférence à l’occasion de l’intégrale AURYN. Il n’a rien trouvé de mieux que d’écrire 4.000 pages sur l’histoire du quatuor à cordes.

 

 

Eh bien, quand il arrive à BEETHOVEN, il donne tout simplement pour titre au chapitre : « L’Apogée du genre », qu’il fait suivre d’à peine 800 pages consacrées à ce seul bonhomme. Rendez-vous compte : 20 % du total, introduction, table des matières et index compris. Bien sûr, des quatuors ont été écrits en nombre incalculable. FOURNIER disait qu’il en avait écouté, pour écrire ses bouquins, je ne sais plus si c’est 2.000 ou 3.000. C’est pour vous donner une idée de ce que c’est, un génie. BEETHOVEN, avec ses dix-sept œuvres, c’est un cinquième du monde du quatuor. Incommensurable.

 

 

Alors oui : « Che farò senza BEETHOVEN ? ».

 

 

Voilà ce que je dis, moi.