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lundi, 23 juin 2014

CHOPIN CONTRE LE COMMUNISME 2/3

Résumé : je me demandais juste pourquoi Wunderkind, le livre de Nikolai Grozni, m’a secoué. C’est à cause de Chopin.

 

GROZNI 1 NICOLAI.jpg« J’avais toujours pensé que la différence entre Chopin et les autres compositeurs était qu’il écrivait à la première personne, et non à la troisième. Beethoven, Mozart, Liszt, Ravel, Schumann, Debussy : tous, ils racontaient ce qui arrivait à d’autre gens, d’autres pays, d’autres sociétés. Seul Chopin parlait de lui. C’était l’honnêteté nue et brûlante de ses phrases musicales qui le distinguait de ses pairs. »

 

Bien sûr, Grozni exagère. Il sait forcément que c’est injuste et faux, et que le mouvement lent de la sonate opus 106 de Beethoven ou l’adagio de son quatuor opus 132 (« Heiliger Dankgesang eines Genesenen an die Gottheit, in der lydischen Tonart ») sont pour l’âme humaine d’autres Everest de sincérité absolue. Je note en passant qu’il n'ose pas citer Jean-Sébastien Bach dans sa liste des compositeurs qu’il juge impersonnels. Faudrait quand même pas abuser.

 

Quoi qu’il en soit, la musique de Chopin constitue le socle sur lequel est construit le livre, dont les chapitres, en même temps que les dates précises, s’ouvrent sur les morceaux de musique que travaille Konstantin, le jeune musicien qui raconte son existence au « Conservatoire pour Enfants Prodiges » de la capitale bulgare et communiste. Rachmaninov fait une apparition, Beethoven, Brahms et Moussorgski deux, Bach trois (eh oui), mais Chopin occupe royalement la première place, très loin devant : quinze chapitre sur vingt-cinq lui sont dédiés.

 

A ce sujet je me serais presque attendu à ce que les chapitres soient au nombre de vingt-quatre, comme il y a vingt-quatre tonalités dans la musique européenne, célébrées par Bach dans Le Clavier bien tempéré, nombre auquel Chopin lui-même a déféré en composant vingt-quatre Etudes (deux fois douze, opus 10 et 25) et autant de Préludes opus 28.

 

Je me fais une raison en me souvenant du motif pour lequel Georges Perec a fait exprès de composer La Vie mode d’emploi en quatre-vingt-dix-neuf chapitres et non pas cent, en souvenir de la petite fille de la publicité Lu qui a croqué juste un angle du petit-beurre. Grozni a fait en plus ce que Perec a fait en moins, en quelque sorte. S’est-il seulement préoccupé du nombre ? Pas sûr.

 

Ce qui m’a secoué, c’est ce que dit Grozni : la musique de Chopin, c’est une personne vivante, avec un épiderme d’écorché vif (si l'on peut dire) connaissant et portant la condition misérable de l’humanité tout entière. A propos de l’opus 20 : « Vadim se redressa, prit une profonde inspiration et déplaça les mains vers le haut du clavier, prêt à frapper le premier accord. Le Scherzo n°1 s’ouvre sur un cri de désespoir absolu : on s’éveille d’un cauchemar pour découvrir que tout ce qu’on a rêvé est vrai ». On trouve ça p. 41. Le Chopin de Grozni, il faut le chercher du côté du tragique.

 

Et puis : « Le second accord semble à la fois plus résigné et plus agressif : enfermés dans le sablier, on est condamnés à attendre. Prisonniers du temps, hors du temps, conscients de notre finitude. Puis vient la folie qui brise toutes les fenêtres, abat tous les murs, tourbillon de conscience cherchant la sortie. Se peut-il qu’il n’y ait aucun passage secret ? Aucune porte dérobée ? ». La vie, quoi. En plus intense.

 

Moi qui suis incapable de « voir » des circonstances, des situations ou des personnages (une « narration ») dans la musique (il faut dire que je n’essaie pas : pour moi, à tort ou à raison, les sons musicaux sont des abstractions, ensuite seulement viennent (ou non) les effets parfaitement concrets et physiques), voilà qu’un pianiste doué qui, en plus, sait écrire, met des mots jaillis de sa propre expérience, qui me font « voir » ce que cette œuvre raconte. Des propos que je trouve assez justes et pertinents pour en être intimement touché.

 

Attention, le Chopin que raconte Grozni n’a rien à voir avec l’éphèbe alangui, légèrement efféminé, que certains pianistes ont longtemps voulu voir, produisant des dégoulinades de sons mélodramatiques et narcissiques : essayez de jouer le Scherzo n°1, tiens, si vous n'avez pas des bras, des poignets, des mains et des doigts en acier !

 

Ce n'est pas non plus (au risque de paraître paradoxal) le Chopin qui a fait de Vincenzo Bellini son dieu, et qui demande à son piano de porter l'expression la plus accomplie de son profond amour pour le « bel canto » du maître italien de l'opéra (mort à trente-quatre ans, Chopin, mort à trente-neuf a un peu mieux résisté).

 

Le Chopin de Grozni est âpre, dur comme le granit. Un Chopin confronté à un monde qui, situé à une altitude très inférieure à celle où il a placé ses idéaux. Un Chopin qui affronte des épreuves morales d'une dureté qui met à mal son âme, voire la dévaste.

 

Mettons que ce Chopin-là s'appelle Nikolai Grozni et soit né en Bulgarie à l'époque de la décrépitude communiste, où plus personne dans le système ne sait où il en est. Où tout le monde s'accroche désespérément aux lézardes du mur. Qui ne tardera pas à tomber. 

 

Avec Wunderkind, le lecteur est face à la figure d’un destin implacable : le Chopin de Grozni est en acier, blindé contre les forces de mort qui l'assaillent. Si c’était une embarcation, ce ne serait en aucun cas une gondole, mais un cuirassé puissant. Une fois le livre refermé, vous ne l'entendrez plus comme avant.

 

Le Chopin de Grozni est un navire de guerre lancé contre la mort.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

 

samedi, 17 décembre 2011

CHE FARO SENZA BEETHOVEN ?

Vous avez certainement identifié la formule qui me sert de titre. Oui, c’est de la parodie. Moi, j’ai simplement mis BEETHOVEN à la place. A la place de quoi, blogueur impertinent ? Alors vous n’avez pas reconnu ?  C’est la phrase qui fut « traduite » en français par : « J’ai perdu mon Eurydice ». On trouve ça dans l’opéra bien connu de CHRISTOPH WILLIBALD GLUCK, Orfeo ed Euridice. Si le traducteur avait été sérieux, il aurait fait dire à Orphée : « Que vais-je faire sans Eurydice ? ».

 

 

Cette bêtise me fait penser à ce que chante Philémon Siclone dans Les Cigares du pharaon : « Sur la mer calmée ». Ça, c’est dans Madame Butterfly, de GIACOMO PUCCINI. C’est supposé traduire, à l’acte II : « Un bel di, vedremo Levarsi un fil di fumo Sull’estremo confin del mare » (si j’ai bien compris : "un beau jour, nous verrons monter une volute de fumée aux confins extrêmes de la mer"). Bon, je sais bien : traduire, c’est trahir, mais quand même.

 

 

C’est vrai qu’à la page 41, Philémon Siclone entonne : « Non, mes yeux ne te verront plus ». Alors là, c’est une autre paire de manche, parce que, si on connaît le Benvenuto Cellini de HECTOR BERLIOZ, qui est au courant qu’un certain EUGENE-EMILE DIAZ DE LA PEÑA en a aussi écrit un ? C’est tiré de là. Il n’y a pas à dire, HERGÉ était vraiment très fort.

 

 

Donc, pour revenir à BEETHOVEN, je voulais dire que mon pote FRED, d’abord, c’est mon pote. Ensuite, il travaille dans la technique. Yapadsométié, comme on dit sur les bords de la rivière Saskatchewan. Mais c’est vrai qu’il touche sa bille dans sa partie. En plus, les Quatuors de LUDWIG VAN BEETHOVEN n’ont aucun secret pour lui.

 

 

Alors ça, ça me va particulièrement bien. A ce titre, on est carrément sur la même longueur d’onde. Même qu’on a assisté à l’intégrale, il y a deux ans, donnée par le quatuor AURYN. Six concerts majestueux et grandioses. Six voyages extraterrestres. Merci à la fusée de JEAN-FREDERIC SCHMITT.

 

 

Même si le public m’a un peu gâché la fête. Tirons un trait rageur sur les  catarrhes tubaires. Ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Je parle des « bis ». Quelle idée, aussi, quand le concert est fini, de taper dans les mains pour demander quelque chose en plus. Quoi ! Ils viennent d’entendre quelques chefs d’œuvre tout droit sortis du paradis, et qu’est-ce qu’ils font ? Ils trouvent le moyen de taper dans les mains en cadence pour réclamer, que dis-je, pour exiger quoi ? Un bis ! Ils étaient au paradis, et ils veulent s’en chasser eux-mêmes !

 

 

Je vais vous dire : tous ces gens ne méritent pas BEETHOVEN, voilà tout ! Quelle sotte coutume, ces fins de concerts avec bis obligés ! Coutume d’enfants gâtés ! D’éternels consommateurs, éternellement inassouvis, et qui sont à l’affût, sur le produit, de la mention « 20 % gratuits » ! Qui veulent que ce soit Noël toute l’année !

 

 

Bon, c’est vrai que la publicité les a habitués, en leur faisant croire qu’ils vivaient dans une société « père Noël ». Il n’y a pas que les enfants qui y croient, au Père Noël ! Moi, quand on me dit « cadeau » ou « 20 % gratuits », je mets un verrou au porte-monnaie, et je fais encore plus attention. Quand le produit ne triche pas, il n’a pas besoin de davantage.    

 

 

Le bis est une sorte de fléau, une maladie de salles de concerts. « Encore, encore », s’exclame le gamin qui trône dans sa chaise haute, et qui jette par terre la petite cuillère pour la quarante-huitième fois parce que ça fait un joli bruit très musical et qu’il ne se lasse pas de voir maman, entre deux patates à éplucher, se baisser pour la ramasser, et la remettre dans l’assiette.

 

 

« Encore, encore », crie le mélomane averti qui ne laissera pas s’échapper comme ça la plastique irréprochable de la jeune et appétissante violoniste en fourreau lamé profondément décolleté et fendu, avant qu’elle se soit fendue, je ne dis pas de la « chaconne », mais au moins de la « sarabande » de la deuxième partita pour violon seul de JEAN-SEBASTIEN BACH, la dame eût-elle joué juste avant le deuxième concerto de PAGANINI, ce qui reflète à coup sûr la grande homogénéité et la sûreté du goût du monsieur.

 

 

Quelle différence, dites-moi, faites-vous entre le sale gosse qui joue au jeu du « fort / da » (voui, papa FREUD) et le mélomane qui vibre aux sons de la musique, quand celle-ci est si bien jouée par une si belle créature ? Je réponds : l’âge physique. Et rien d’autre. Bon, c’est vrai que le spectateur a droit à l’enthousiasme, mais on ne me fera pas croire qu’il est devenu la règle. Surtout dans des salles souvent remplies par des comités d’entreprise.

 

 

Ce n’est pas que les quatuors de HAYDN qui étaient alors donnés fussent indignes de LUDWIG VAN, mais quel besoin ces gens avaient-ils de redescendre des hauteurs ? J’étais comblé, quant à moi : j’avais obtenu ce que j’étais venu chercher. Ne l’étaient-ils pas, comblés ? N’allaient-ils pas rentrer chez eux en reprenant en eux-mêmes cette phrase initiale de l’opus 132 ? Cette lente montée de blanches, avant de débarouler en doubles croches vers le thème ?

 

 

Car il faut aussi me comprendre : les quatuors de BEETHOVEN, pour moi, c’est l’Himalaya de la musique universelle. Et l’Everest de cet Himalaya, c’est évidemment l’opus 132, le 15ème. Celui en la mineur.  C’est le seul morceau, toutes musiques confondues, qui possède un pouvoir magique.

 

 

Oui, c’est le seul morceau de musique qui m’accueille de cette façon, noble et familière à la fois, et qui me dit : « Entre ici, tu es chez toi ». C’est le seul morceau de musique qui me donne à ce point l’impression de rentrer à la maison après un exil, et qui me fasse dire, dans mon for intérieur : « Enfin ! Me voilà chez moi ! ».

 

 

Pour vous dire, avant l’opus 132, j’avais le sentiment que les œuvres en plusieurs mouvements faisaient cohabiter ceux-ci parce que c’était la règle, que c’est comme ça qu’il fallait faire, point c’est tout : « vif », « lent », « vif ». En passant de l’un à l’autre, on changeait de lieu, de compagnie, de couleur, de moment, de paysage, d’horizon.

 

 

L’opus 132 m’a fait percevoir qu’il n’en était rien. Certes, les trois allegros ont chacun leur caractère propre (dans l’ordre, « sostenuto », « ma non tanto » et « appassionato »). Certes ils encadrent fermement l’inoubliable adagio de presque vingt minutes. Ajoutons le bref « alla marcia », qui est au fond moins un cinquième mouvement qu’une introduction au finale.

 

 

Donc des mouvements autonomes. Mais on me dira ce qu’on voudra, l’ensemble forme un tout, un  seul corps organique vivant, avec ses membres, son tronc et sa tête, un être autonome et entier qui existe et qui marche. Très étrange et très forte impression, que rebuterait un effort trop visible de mise en mots. On m’excusera de n’être pas plus précis.

 

 

Les AURYN n’ont pas donné l’intégrale dans l’ordre chronologique, ce qui, au début, m’a un peu chagriné. En revanche, la façon dont ils s’y sont pris a jeté sur chaque quatuor pris isolément et sur ses rapports avec les autres un éclairage qui me les a fait redécouvrir. En particulier les six de l’opus 18, qui sentent encore un peu leur MOZART ou leur HAYDN, mais écoutez un peu l’adagio du numéro 1 : c’est déjà du BEETHOVEN à se couper la tête tellement c’est beau !

 

 

Un seul compositeur a fait du quatuor comme BEETHOVEN, je veux dire un point cardinal, capable d’orienter son esprit sur la durée d’une vie, c’est BELA BARTOK. Lui, il n’en a fait que six, mais c’est du concentré. BEETHOVEN, il faut se rendre compte que presque toutes ses dernières œuvres sont des quatuors à cordes, au point qu’on peut dire que le quatuor à cordes ne s’en est jamais remis.

 

 

Bon, on me dira SCHUBERT et ses quinze quatuors, MENDELSSOHN et son opus 13 écrit à 18 ans juste après la mort de BEETHOVEN. On me dira beaucoup de choses, et je dirai : « Oui, je sais, Untel a fait de très belles choses, même DEBUSSY et RAVEL s’y sont risqué. SHOSTAKOVITCH en a fait quinze aussi, impressionnants, je dois dire. Oui, je sais tout ça. Mais ça passe après, c’est tout ».

 

 

La preuve, c’est que beaucoup de gens beaucoup plus savants que moi l’ont dit et le disent, comme ANDRÉ BOUCOURECHLIEV, un fondu de BEETHOVEN. Tiens, pendant que j’y pense, vous ne connaissez pas BERNARD FOURNIER ? Un drôle d’allumé, celui-là. Qui a fait une belle conférence à l’occasion de l’intégrale AURYN. Il n’a rien trouvé de mieux que d’écrire 4.000 pages sur l’histoire du quatuor à cordes.

 

 

Eh bien, quand il arrive à BEETHOVEN, il donne tout simplement pour titre au chapitre : « L’Apogée du genre », qu’il fait suivre d’à peine 800 pages consacrées à ce seul bonhomme. Rendez-vous compte : 20 % du total, introduction, table des matières et index compris. Bien sûr, des quatuors ont été écrits en nombre incalculable. FOURNIER disait qu’il en avait écouté, pour écrire ses bouquins, je ne sais plus si c’est 2.000 ou 3.000. C’est pour vous donner une idée de ce que c’est, un génie. BEETHOVEN, avec ses dix-sept œuvres, c’est un cinquième du monde du quatuor. Incommensurable.

 

 

Alors oui : « Che farò senza BEETHOVEN ? ».

 

 

Voilà ce que je dis, moi.