Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 26 avril 2018

C'EST GRAVE, DOCTEUR ?

23 février 2015

 

Ruth Stégassy, dans son émission « Terre à terre » sur France Culture, le 7 février 2009, avait diffusé un entretien avec André Cicolella, qui se présentait comme « chercheur en santé environnementale », et qui venait de faire paraître un ouvrage intitulé Le Défi des épidémies modernes (La Découverte). Effaré par le propos, je l’avais transcrit le plus fidèlement possible. Voici cette transcription, répartie sur deux jours, pour éviter l’indigestion. Dommage pour l'audience de « Terre à terre » que l'émission soit programmée un peu tôt le samedi matin, en pleine grasse-matinée : elle mériterait mieux. Heureusement, je suis un lève-tôt. [Depuis, rassurons-nous, l'émission Terre-à-Terre a été purement et simplement supprimée. Ou plutôt, pour être exact, la direction de l'antenne France Culture a profité du départ (volontaire) de Ruth Stégassy pour une retraite bien méritée, pour loger dans le créneau une émission d'inspiration toute différente. Il n'empêche que "son trou dans l'eau ne s'est pas refermé" (Tonton Georges, ou presque). Ajouté le 26 avril 2018.]

 

1/2

 

L’OMS indique que le monde est en train de vivre une période de transition épidémiologique. En 1906, la mortalité due aux cancers s’élevait à 3 %, celle due aux maladies infectieuses (principalement tuberculose et diphtérie) à 18 %. Aujourd’hui, le rapport est complètement inversé : la mortalité due aux cancers est de 30 %, celle due aux maladies infectieuses de 1,8 % (sida compris).

 

Les maladies chroniques sont aujourd’hui dominantes : cancers et maladies cardio-vasculaires, dont les courbes se croisent en 1980. Le cancer prime dans la mortalité. Le cancer de l’œsophage a diminué de 50 % en 20 ans chez les hommes : cela est dû à la moindre consommation d’alcool.

 

Les maladies chroniques ne sont pas prises en compte par l’assurance maladie comme elles le devraient. Or, les « Affections de Longue durée (ALD) » sont en pleine croissance (on distingue 30 catégories). Par rapport à 2006, leur progression, au 31-12-2007, est de 4,2 %. En un an, le diabète de type 2 a augmenté de 8 %. Ce dont on ne se rend pas compte, c’est qu’à la fin du 19ème siècle, fut mise en place une véritable politique de santé environnementale. Par exemple, la dernière épidémie de choléra à Paris remonte à 1895. C’est qu’on s’est alors efforcé d’agir sur l’environnement avant d’avoir compris ce qui se passait.

 

Un exemple bien connu est celui de John Snow qui, à Londres, autour de 1850, a reporté sur une carte de la ville les cas de choléra. Il s’est aperçu que le quartier situé le plus en aval par rapport à la Tamise, là où l’eau était pompée, le nombre de cas explosait par rapport à tous les autres quartiers. Il en a conclu que c’était le pompage de l’eau qui en était la cause, a fait part de ses conclusions aux hauts responsables de la santé, qui l’ont pris pour un fantaisiste. Lui et son assistant sont alors allés, armés de masses, casser purement et simplement la pompe jugée responsable. Du jour au lendemain, les cas de choléra ont cessé. Le Bangla Desh qui, aujourd’hui, est dépourvu de tout système d’eau courante, connaît chaque année 500.000 cas de choléra.

 

Après 1945, le plan qui est adopté en France peut être considéré comme de type « bismarckien » à l’image de celui que Bismarck instaura en Allemagne dans la deuxième moitié du 19ème siècle, qui obéissait au grand principe de « maintenir la population en état de produire ». C’est un système reposant sur la définition de « risques ». Après 1945, l’essentiel des dépenses de l’assurance maladie consiste en indemnités journalières, qui ne représentent aujourd’hui plus que 8 %. En revanche, ce qui a explosé, ce sont les dépenses de soins. Au moins pour une part, cette augmentation est due à la création, en 1958 des Centres Hospitalo-Universitaires (CHU) par Robert Debré, dont un des effets fut de structurer la demande de soins, et un autre d’augmenter les coûts.

 

La crise de l’Assurance Maladie est due à une analyse indigente. Les ALD en 10 ans ont augmenté de façon telle que le coût généré est supérieur au déficit de la Sécu. Le taux des ALD a en effet augmenté de  100 % : cancers, maladies cardio-vasculaires, diabètes et affections mentales. Ces dernières représentent 75 % des ALD ; quant aux diabètes, ils ont doublé. Ce sont donc les dépenses de soin qui ont explosé, la part des indemnités journalières se réduisant. Le système semble avoir tout misé sur la recherche de médicaments, abandonnant toute autre piste, telle celle ouverte par le professeur Belpomme dans La Société cancérigène.

 

Il faut changer d’approche. On est typiquement dans la croyance. L’industrie pharmaceutique a réussi à imposer à tout le corps médical sa version des faits, qui est de nature avant tout commerciale. (Voir le travail de Philippe Pignarre.) En France elle a rencontré très peu d’obstacles, et l’on y consomme trois fois plus de médicaments par habitants qu’en Norvège ou Hollande, où l’on n’est pourtant pas dans des situations si différentes. L’ordonnance est quasiment sacralisée par la Sécu : elle considère presque comme des escrocs les médecins qui ne concluent pas leur consultation par une prescription. La vision de la santé en France se limite aux soins.

 

Il faut rappeler que l’extension de la Santé est plus grande que celle des Soins, qui est elle-même plus grande que celle de la médecine, même si les médecins restent bien sûr des acteurs centraux. C’est la raison pour laquelle nous avons fondé le « Réseau Environnement Santé ». On ne peut plus faire ainsi l’impasse sur les causes environnementales des maladies, car il semble évident de devoir agir sur leurs causes : une médecine réduite à l’acte écrit ; des organismes d’alerte défaillants. Alors qu’il serait légitime de mettre en cause les producteurs de risque : toute activité de production produit de ce fait même des risques.

 

Or, ce qui est scandaleux en France, c’est qu’on estime que le producteur de risque est légitime à s’auto-contrôler. On sait qu’en réalité, cela a abouti au problème de l’amiante, par exemple. L’Agence de Sécurité Sanitaire des Aliments (AFSSA) est visiblement hors-service : datée du 13 juin 2007, une étude montre que l’aspartame provoque, au stade fœtal, chez le rat, des tumeurs mammaires, des leucémies, des lymphomes. C’est une donnée objective. Mais que fait l’AFSSA ? Elle attend le point de vue de l’Agence européenne, qui, de son côté attend l’avis d’on ne sait quels experts. Alors qu’on pourrait au moins transmettre cette information telle quelle aux femmes enceintes.

jeudi, 12 avril 2018

CONTRE LA VÉRITÉ, LA CONTROVERSE

5 novembre 2011

 

Ou : « Comment fausser un débat scientifique ». 

 

Petit 1 – On sait désormais, depuis qu’a éclaté l’affaire Servier, que l’industrie pharmaceutique dans son ensemble prétend œuvrer au bénéfice de la santé des populations, alors que le premier bénéfice visé est d’ordre actionnarial : ce n’est pas l’efficacité sanitaire qu’on cherche, mais la rentabilité, le rendement par action, la profitabilité, les bénéfices, bref, les picaillons, la fraîche, le flouze, le pèze, la brocaille, et tout ce qui est convertible en or. 

 

Remarquez, on le savait déjà depuis, par exemple, le travail de Philippe Pignarre (Le Grand secret de l’industrie pharmaceutique). On sait d’ailleurs que cette industrie est de plus en plus incapable de découvrir ou d’inventer de nouvelles molécules efficaces, comme si, pendant que le rendement des investissements en Recherche et Développement tend vers zéro, les profits, eux, tendaient vers l’infini. 

 

Le Monde diplomatique, dans un numéro déjà ancien, avait publié un article génialement intitulé : "Pour vendre des médicaments, inventons des maladies". La logique de l'industrie pharmaceutique est prioritairement la logique de l'actionnaire. C'en est au point que la production de certains médicaments ou "génériques" dégage des marges tellement faibles qu'elle est purement et simplement abandonnée.

 

Petit 2 – On sait maintenant, au sujet d’entreprises comme Monsanto,  Syngenta (Novartis), Pioneer Hi-Bred, Bayer CropScience, que les industries biotechnologiques, qui prétendent avoir pour objectif la suffisance alimentaire de l’humanité en 2050, visent essentiellement à s’assurer ad vitam aeternam une rente viagère monstrueuse, une fois qu’elles auront breveté toutes les semences génétiquement modifiées par leurs soins, autrement dit une fois qu’elles se seront approprié tout le vivant. 

 

Quelle que soit la validité des études scientifiques qui promeuvent ce genre de semences, validité dont il est légitime a priori de douter, la principale objection à faire à l’usage généralisé des O.G.M. est d’ordre économique et moral et en bout de course, politique. Qui oserait s’arroger le droit de privatiser toute la nature, tout le vivant et, pourquoi pas tant qu’on y est, toute l’humanité ? 

 

Que ceux qui contestent une telle assertion regardent ce qui se passe à Bruxelles et mettent le nez dans la façon dont les réglementations européennes sur les semences se mettent en place (voyez pour cela ma note du 11 juin). 

 

3 – On sait enfin (« Attendez-vous à savoir », disait la renommée Geneviève Tabouis) qu’il en sera de même très bientôt pour l’industrie chimique, à cause du Bisphénol A. Monsieur André Cicolella, de Réseau Environnement Santé, a beaucoup contribué à faire connaître le Bisphénol A. 

 

J’ai évoqué ici même le 4 octobre le cas du Bisphénol A, pour faire écho à la remise en question de la certitude héritée de Galien, l’ancêtre de la pharmacie, qui a légué à tous ses successeurs le dogme suivant : « La dose fait le poison », encore largement en vigueur dans les « milieux autorisés ». 

 

C’est sur la base de ce dogme que toutes les autorités sanitaires, depuis qu’elles existent, ont défini ce qu’on appelle un « seuil », ou « D.J.A. » (Dose Journalière Admise), au-delà duquel la santé humaine risquerait d’être affectée par un produit déterminé. Il semble qu'on s'achemine de plus en plus vers une formule plus proche de la vérité, du genre : « le poison fait le poison », quelle que soit la dose.

 

4 - Je ne cite que pour mémoire le négationnisme des industriels du tabac luttant par tous les moyens pour qu'aucune législation ne vienne limiter ou entraver leur commerce fructueux. Avec l'amiante, on a encore un autre exemple des efforts des industriels pour influer de tout leur poids sur les décisions politiques dans un sens favorable à leur activité.

 

Bilan d'étape, sans rire :

 

Ces trois branches industrielles, qui veulent continuer à prospérer financièrement, font tout pour empêcher que soient rendues publiques les nuisances éventuelles des innovations qu’elles vendent au prix fort. Elles redoutent que se fasse jour dans l’opinion publique, puis, plus gravement, chez les décideurs, la méfiance sur l’innocuité de ce qu’elles présentent comme des progrès indéniables. S’agissant de ces industries, ne serait-on pas fondé à parler d’organisations criminelles (qui mettent en circulation, sciemment et impunément, des poisons) ? 

 

Elles ont donc adopté systématiquement une unique stratégie pour peser de tout leur poids sur la puissance publique et retarder la fermeture du robinet à fric. Cette stratégie porte un nom. 

LA CONTROVERSE.

 

La trouvaille est géniale. Rien de plus démocratique et rationnel en apparence que l’arme de la controverse. Rien de plus malhonnête et pervers que cette arme entre les mains des avocats de ces industries. Car il faut distinguer le scientifique, en gros, un ahuri qui regarde surtout dans son microscope et dans son tube à essai, et le décideur (administratif ou politique), qui occupe une position comparable à celle d’un verrou : c’est lui qui a le pouvoir d’ouvrir ou de fermer le verrou. 

 

Le scientifique n’avance rien dont il ne soit sûr. Ça tombe bien, le décideur ne décide (dans la théorie bleu ciel, on suppose qu’il est honnête) qu’en toute certitude. Un seul cas est susceptible de retenir sa main d’agir sur le verrou. Vous avez deviné : c’est la controverse. Car si l’industriel réussit à planter dans le paysage de la certitude scientifique quelque chose qui ressemble à un doute crédible, la main du décideur, qui allait fermer le verrou sur le Bisphénol A, s’arrête en pleine action. Le décideur attendra la fin de la controverse. Dans dix ans ou plus. 

 

Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans la subtilité des raisonnements scientifiques et des arguments répliqués par les industriels. Je ne tiens pas à vous chasser par l’ennui chers lecteurs (on m’a dit de flatter pour attirer du monde). Pour rester le plus clair possible, et pour résumer l’excellent et complet article de Stéphane Foucart, dans Le Monde daté du 29, qui prend le temps, lui, d’entrer dans les détails, je me contenterai de schématiser les deux logiques qui s’affrontent. 

 

A ma gauche, sur le ring, les scientifiques [oui, c'est un ring particulièrement vaste], qui conduisent des recherches, obtiennent des résultats, publient ces résultats dans des revues. Bref, qui travaillent. Au fil du temps et des avancées, se forme ce qu’il faut appeler un consensus au sein de la communauté scientifique. 

 

C’est le cas à propos du Bisphénol A : tous les connaisseurs sont d’accord pour admettre que cette molécule a des effets inquiétants. Cela s’appelle le « consensus de Chapel Hill » (2006). Les quarante spécialistes en question affirment qu’ils ont établi quelques certitudes, c’est tout. 

 

A ma droite, sur le même ring, les belliqueux, je veux dire les industriels, ainsi que leur produit, le Bisphénol A, qui entre dans la composition d’objets largement commercialisés, donc qui génère des profits non négligeables. 

 

Pour eux, il est nécessaire de continuer à vendre ce produit pour que l’argent continue à entrer dans la caisse. Il est même nécessaire de continuer à tout prix, fût-ce celui de la santé des foules, à cause de tous les industriels qui ont besoin du Bisphénol A dans les marchandises qu'ils fabriquent. 

 

Ces deux-là étaient faits pour se rencontrer sur le pré, en champ clos, les armes à la main. Il est donc logique que ces logiques entrent en guerre. En réalité, seuls les industriels veulent la guerre. La guerre n'intéresse pas les scientifiques : ils veulent juste établir un  savoir. Les industriels ne veulent pas savoir, mais accroître leurs avoirs. 

 

Et le moyen principal qu’ils ont trouvé, dans toutes leurs guerres contre la science et pour le profit, c’est d’introduire, pour anéantir le consensus scientifique, l’idée de controverse. La controverse, c’est l’idée magistrale ! Elle tient de l’art de la guerre chez les Chinois. Et c’est très efficace. 

 

Médiator, Mon 810, Bisphénol A, trois produits, une seule stratégie : la controverse. Notons en passant que c’est aussi la stratégie adoptée par les climatosceptiques qui ont jeté le discrédit sur les travaux du G. I. E. C. (réchauffement climatique). Mais il y avait aussi une sombre histoire, soi-disant, de "complot". 

 

Il n’y a pas de meilleure stratégie : si vous affirmez à grands coups de publicité que les scientifiques sont des cons, personne ne vous suivra. Autant vaudrait être la « vox clamans in deserto » (ouf, j'ai réussi à la placer, celle-là). Il faut être un peu plus subtil, et dépenser l’argent autrement.

 

Recette pour créer de la controverse :

 

Faites pratiquer en laboratoire indépendant des contre-analyses assez crédibles pour être prises au sérieux, et vous jouez sur du velours. Dans le cas du Bisphénol A, dit Stéphane Foucart, les contre-analyses « répondent à des critères très précis, dits "de bonne pratique de laboratoire" », dont le protocole, fixé dans les années 1950, est aujourd’hui complètement obsolète. Comme par hasard, c’est ce protocole qui sert de point de repère officiel au décideur. Mais allez faire saisir ces subtilités retorses aux téléspectateurs ! 

 

Mais comme le décideur n’a que ce point de repère, vous avez gagné une bonne grosse controverse, qui vous les fait gagner, vos dix ans de délai. Qu’au passage et en plus, il ait fallu distribuer des mensonges, des prébendes, des postes confortables (ça s’appelle « corruption »), si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal. Et c'est moins voyant. 

 

La controverse est donc le nec plus ultra de la stratégie négationniste des industriels pour jeter le trouble dans les esprits, en particulier ceux des décideurs. Rien de mieux pour empêcher qu’une quelconque décision soit prise à l’encontre des intérêts des industriels. Rien de mieux pour paralyser un centre de décision. Car pendant que le décideur attend la fin de la controverse, libre à vous d’écouler votre saloperie sur les marchés. 

 

Pas d’affolement : vous avez tout votre temps. 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Note : en publiant ce billet (voir date indiquée), j'ignorais qu'allait être publié le formidable ouvrage de Naomi Oreskes et Erik Conway (éd. Le Pommier, 2012), Les Marchands de doute, qui confirmait mon analyse de manière éclatante et infiniment plus sérieuse, documentée et argumentée que je n'étais en mesure de le faire avec mes modestes moyens (ajouté le 11 avril 2018).