jeudi, 12 décembre 2013
UNE MUSIQUE POUR SPECIALISTES
FRAGMENT DE SEQUENZA III
J’en étais resté à conspuer la littérature et la musique « de laboratoire », dont sont férus tant d’adeptes de la « Modernité ».
Je me demande même si ce n’est pas la « Modernité » en soi qui a fini par me rebuter : j’ai déjà dit ici le mal que je pensais des Sequenze (pour écouter Sequenza III, cliquez ici : 8 minutes de rigolade garanties) de Luciano Berio. Même chose pour ce que les artistes, depuis une quarantaine d’années, se complaisent à appeler – précisément – des « performances » (je sais, je sais, ça vient de l’anglais, ça ne veut pas dire la même chose).
A propos de performance, je me souviens d’un spectacle inénarrable, superbement gratiné dans le genre, vu au Centre d’Art Plastique de Saint Fons, alors dirigé par un véritable apôtre en la matière (J.-C. G), homme terriblement sympathique au demeurant.
Imaginez une baignoire solidement fixée au plafond avec un individu dedans, poussant à intervalles irréguliers de petits glapissements, pendant qu’un liquide jaunâtre goutte par la bonde mal fermée, qu’une comparse va lentement déposer de petits tas de sable aux coins d’un quadrilatère, et qu’un autre, en uniforme de varappeur, fait le tour de la salle sans mettre un pied au sol. Les murs avaient été préparés en vue de l’acrobatie. Si quelqu'un peut m'expliquer ...
La « Modernité », en démocratisant à tout va la création, en autorisant ainsi tous les charlatans à vendre en salade leurs potions vendues comme des panacées, qu’il s’agisse de musique, de peinture ou de littérature, la « Modernité » a inauguré l’ère de l’esbroufe, de l’épate et du n’importe quoi.
Impossible pour un public non initié de faire le départ entre les gens « sérieux » (au nombre desquels, malgré les apparences, je compte Luciano Berio) et ces batteurs d’estrade et autres cabotins. Et je ne parle pas du snobisme qui fournit à la « Modernité » des adeptes qui se piquent de figurer dans toutes les avant-gardes, et qui promeuvent par bêtise ou par calcul les derniers gadgets à la mode qui font fureur dans les salons des « branchés ».
Ce qui fait, résultat des courses, que, d’une part, les compositeurs sérieux et savants se sont retirés bien à l’abri des murs de leurs laboratoires, et d'autre part ont oublié, tout simplement, l’auditeur. Ils ont élaboré, dans leurs cornues et leurs athanors de plus en plus compliqués et tarabiscotés, des univers sonores qui n’étaient plus faits pour provoquer émotions et plaisir chez l’auditeur, mais pour répondre à des programmes quasiment scientifiques.
Que leur musique plaise à quelqu’un semble être devenu le cadet des leurs soucis. Pourvu que leurs œuvres ainsi conçues recueillent l’estime et l’admiration du petit cercle de leurs confrères, ainsi que de quelques privilégiés, voilà leur bonheur « samsufi ». Ce qui compte avant tout, c'est d'être reconnus par leurs pairs.
J’imagine que des auditeurs soucieux de paraître « au courant » n’ont rien de plus pressé que de se sentir flattés qu’on leur propose des œuvres d’accès difficile : peut-être s’enorgueillissent-ils de paraître comprendre ce qui se passe. Après tout, depuis Balzac et même avant, on sait que la vanité aime à se nicher parfois de façon surprenante.
Mais je me dis aussi que lorsque les sons entendus offusquent l’oreille qui les reçoit, lorsqu’ils sont ressentis par elle comme une langue inconnue, voire comme une forme d’agression, il y a peut-être une raison objective à cela. Que se passe-t-il donc dans ces œuvres musicales où l’auditeur se sent intimement tenu au collet et menacé par plus imposant que lui ? Qu’est-ce qui les différencie d’œuvres plus « classiques » (certains diront plus « conventionnelles ») au niveau de la réception ? Cette question m’intrigue et me turlupine (de cheval) depuis longtemps.
La réponse n’est pas évidente. Les adeptes de la Modernité pointeront son aspect éminemment « culturel » (c'est comme entre sexe et genre, la plaisanterie bien connue). Je veux dire qu’ils traiteront de préjugés et de stéréotypes les « attachements excessifs » aux musiques (aux « codes ») héritées du passé. Ils accuseront peut-être les industries de diffusion et de reproduction musicale (radio, disque, …) de distribuer dans les oreilles ces codes d’un conformisme épouvantable.
Mais je finis par me demander s’il n’y a pas dans beaucoup de « musiques contemporaines » (disons expérimentales, dissonantes, violentes, …) une attitude d’INTIMIDATION chez des artistes qui ne cherchent plus principalement à plaire à quelqu’un, mais qui se considèrent davantage comme des spécialistes, maîtres d’une technique qui échappe à celui qui écoute.
Des musiques qui se situent plus haut que leurs auditeurs. Devant lesquelles ils sont contraints de se montrer humbles, pour ne pas dire humiliés, l’artiste se présentant comme CELUI QUI SAIT. Celui qui sait domine celui qui ne sait pas. Il y a dans ce fonctionnement une « histoire de pouvoir » (rien à voir avec les fariboles racontées autrefois par le « sorcier » Carlos Castaneda). Juste une histoire de pouvoir. Quasiment politique.
Non que les musiques plus classiques ne fussent parfois diaboliquement savantes (je pense à certaines des Variations Diabelli de Beethoven). Et techniquement, elles étaient largement hors de portée du vulgum pecus. Mais les compositeurs se souciaient de la réception de leurs œuvres. Ils écrivaient leur musique pour quelqu’un. Ils pensaient à quelqu’un quand ils écrivaient leur musique. Ils étaient déçus, voire mortifiés, quand l’accueil du public, lors du concert inaugural, ne consacrait pas une réussite. Témoin Bizet, quand il vit siffler sa Carmen. Il est mort peu de temps après, sans avoir le temps d'assister au triomphe, aujourd'hui planétaire, de son opéra.
Le dodécaphoniste, ce révolutionnaire de laboratoire, se fout éperdument de la façon dont son œuvre sera reçue. Son idée, c’est de composer une œuvre satisfaisante pour son esprit. Il ressemble en cela au mathématicien devant son tableau noir, qui se réjouit d’avoir trouvé une belle formule bien géniale.
Mais à la différence du mathématicien, qui se contente de proposer sa trouvaille aux autres mathématiciens, à travers des revues très spécialisées, voire confidentielles, le dodécaphoniste met son œuvre sur la place publique et somme brutalement les foules de manifester de l'enthousiasme, c'est-à-dire d’apprécier et de comprendre la grandeur et la complexité de son travail.
L'insondable bêtise prétentieuse de cette attitude saute aux yeux : il n'a jamais été prévu par Einstein que sa théorie de la relativité (restreinte ou générale) fût comprise par d'autres que le petit nombre de ses pairs. Il y a une espèce de terrorisme culturel à envisager pour la musique dodécaphonique une diffusion aussi large que pour la quarantième de Mozart. On ne peut faire entrer des foules dans un laboratoire. C'est une musique faite par des spécialistes pour des spécialistes, n'en déplaise à Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Jean-Pierre Derrien et Florent Boffard.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans MUSIQUE | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : musique, musique sérielle, musique dodécaphonique, arnold schönberg, luciano berio, sequenza iii, modernité, art performance, jean-pierre derrien, france musique, karlheinz stockhausen, florent boffard