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mardi, 14 juin 2016

LA PRESSE DANS UN SALE ÉTAT …

… OU LA GRANDE MISÈRE DU JOURNALISME AUJOURD’HUI 

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Donc, dans ses Pointes sèches, Philippe Meyer laissait entendre, par la phrase que j’ai citée hier, que la profession journalistique actuelle était essentiellement moutonnière, puisqu’il proposait qu’elle adoptât pour saint patron le personnage rabelaisien de Panurge. Précisons que, dans le Quart livre de maître Alcofribas, Panurge est celui qui se contente de mettre en lumière, en dramatique et en burlesque, la nature moutonnière du mouton. 

Dindenault, ce marchand méprisant et imbu de lui-même, lui vend une bête hors de prix (« trois livres tournoys », soit le prix de quatre ou plus), sans se douter une seconde de l’intention du pendard qui contrefaisait l’idiot pour mieux provoquer sa perte (« Jamais homme ne me feist desplaisir sans repentance, ou en ce monde, ou en l’aultre », déclare-t-il ensuite à Frère Jean). Dindenault et ses moutons périssent noyés misérablement. 

Car c’est l’un des prodigieux effets de la mise en concurrence, si chère au cœur des djihadistes du libre-échange : tout le monde copie tout le monde, puisque tout est mesuré, pesé et calibré à l’aune de la sacro-sainte audience. Dans Les Petits soldats du journalisme, François Ruffin raconte en détail les dégâts que produit une telle conception mimétique du métier, une conception qui oriente impérieusement la façon dont les écoles de journalistes l’enseignent aux futurs praticiens. 

Et ce sont ces troufions taillables et corvéables à merci, employés dans des entreprises de presse possédées par les cadors et tycoons de l’entreprise, de l’économie et de la finance (Bolloré de Canal+, Lagardère de Elle, Paris-Match et quelques autres, Dassault du Figaro, Drahi de Libération, Bergé-Niel-Pigasse du Monde, et combien d’autres ?), qui confectionnent inlassablement, jour après jour, les images et les mots dont il faut que les lecteurs, auditeurs et téléspectateurs des différents médias se convainquent qu’ils nous disent le monde tel qu’il est de façon authentique et véridique. 

Quelles sont les caractéristiques des métiers actuels (selon le médium pratiqué) du journalisme, selon François Ruffin ? Je viens de parler de la première : l’uniformisation de l’information provoquée par le mimétisme, lui-même induit par la concurrence féroce que se livrent des médias en proie à la frénésie de la course à l’audience. Résultat : tous les canaux d’information racontent les mêmes choses, d’où l’effet de masse provoqué par ce rétrécissement saisissant de la réalité du monde : « Le ratage, c’est de ne pas publier la même chose que les autres au même moment », déclare Georges Abou, cité par l’auteur (p.78), intervenu dans le livre de Sylvain Accardo Journalistes au quotidien (Le Mascaret, 1995). 

Ruffin conclut : « C’est un réel réduit à une peau de chagrin que nous offrons à l’opinion » (p.67). Il ne s’agit plus de raconter le monde, mais de « satisfaire » un « besoin ». Il faut servir au public ce que les journalistes « pensent que "leur public" a envie d’entendre » (p.131), c’est-à-dire servir la soupe : « On s’intéresse d’abord au lecteur : de quoi veulent-ils qu’on parle ? De quoi parlent-ils avec leurs amis ? C’est ça qui doit faire la une du lendemain » (p.134, un rédac-chef adjoint du Parisien). 

« Tonalité identique chez un cadre du groupe Prisma : " On met dans le journal ce que le lecteur souhaite avoir" » (ibid.). L’auteur va même jusqu’à parler de « dictature du lectorat ». Moi j’appelle ça la servilité de la presse envers les préoccupations les plus futiles et les plus basses que ses responsables imaginent et cultivent chez les lecteurs, avec une seule obsession : vendre, créant un vortex où le pire ne peut qu’appeler le pire. Voilà ce que les écoles de journalistes donnent comme consignes aux jeunes. Voilà ce que les journaux offrent au lecteur comme représentation du monde tel qu’il est. Il s’agit de satisfaire le consommateur avant de lui raconter et expliquer ce qui se passe dans le monde. 

Même le « journal de référence » s’y est mis. J’ai récemment été halluciné que Le Monde consacre deux grandes pages à l’interview de Satan Ibrahimovic : c’est ça, la « référence » ? Soyons sérieux. Inutile de dire ce que j’ai fait de ces deux pages : elles ne s’en sont pas remises. Qu’un tel personnage puisse même faire débat au sein de la rédaction du Monde (chronique « Ainsi parlait Zlatan Ibra » de Benoît Hopquin datée 14 juin 2016) est proprement ahurissant. 

Si la presse française est en crise grave, c’est peut-être aussi à cause de cette logique mercantile, qui tire la qualité de l’information vers le caniveau. La population est-elle à ce point décérébrée que les journaux renoncent à ce point à l’instruire correctement sur les parties les plus nobles de la réalité ? Après tout, ce n’est pas impossible. Si c’est le cas, c’est très mauvais signe. 

Un autre trait dominant de la presse quotidienne : rester constamment à l’affût de l’événement. Que seraient le tâcheron, que serait le soutier de l’information dans le « fil AFP » ? François Ruffin décrit les journées des étudiants du CFJ (Centre de Formation des Journalistes), passées à attendre l’événement : on ne sait jamais, il faut être prêt, il faut rester vigilant et pouvoir réagir à tout instant. Résultat : on s’ennuie, on tue le temps autour de la machine à café. 

Au surplus, garder la truffe dans le gazon de l'événement, c'est le meilleur moyen de s'interdire tout analyse d'une situation, de porter un regard tant soit peu critique et distancié sur le monde. C'est le meilleur moyen de ne rien comprendre à ce qui se passe. Un événement chasse le précédent. Cette presse-là est une presse de l'oubli permanent, une presse de sable mouvant, une presse de conduit d'évacuation du réel.

Pauvres apprentis journalistes, vraiment. 

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 21 décembre 2015

FRANCE : UN FOSSILE POLITIQUE

A DRAPEAU.jpg

Préambule d'actualité

Le Grand retour de Nanard (ou : Nanard fait son cinéma)

Symptôme du grand délabrement de la vie politique française : Bernard Tapie fait annoncer son retour en politique. Les éditorialistes sont effondrés ce matin, et s'apitoient sur la panouille médiatique dans laquelle Tapie fait mine de revenir patauger. Entonnons avec Orgon le refrain qui scande la scène 4 de l'acte I de Tartuffe : « Le pauvre homme ! ». Enfin, "pauvre", ... ce n'est pas encore fait. Certains préféreront crier, avec les Tunisiens de 2011 contre Ben Ali : « Dégage ! ».

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En France, pour autant qu’on soit bien informés, on n’en est pas là : juste un petit Cahuzac de temps en temps. La pourriture (sens premier de "corruption") semble périphérique. Croisons les doigts. On pourrait s’en féliciter. Malheureusement, la France souffre d’un Mal tout aussi térébrant. « Mon mal vient de plus loin », dit Phèdre dans la pièce de Racine (I,3). J’appelle ce Mal, quant à moi, la « Grande Fossilisation ». Certains commentateurs parlent d'une « vie politique congelée ». Une preuve en est fournie par le fait qu’à droite, un rival crédible de Nicolas Sarkozy dans la course à la présidentielle de 2017 a soufflé le 15 août dernier les soixante-dix bougies de son gâteau d’anniversaire. Soixante-douze ans en 2017 ! Soixante-dix-sept en 2022 (fin de mandat, s'il est élu). Comment est-ce possible ? 

Tout le monde a l’air de trouver ça normal. En réalité, c’est une énormité, une incongruité, une anomalie, un scandale. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter les propos tenus à ce sujet à l’étranger, où l’on est stupéfait, par exemple, de voir qu’un Alain Juppé (c’était bien lui !) était déjà dans la politique plus de trente ans plus tôt.

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MONTAGE PARU DANS AUJOURD'HUI LE PARISIEN DU 21 DÉCEMBRE 2015

Remarquez, il ne fait pas encore aussi bien que Jacques Chirac, dont la carrière politique aura duré quarante ans (1965-2005). Juppé peut encore battre un record. La France politique crève littéralement de ces records de durée. Le renouvellement du personnel politique en France s’opère sur un rythme géologique : dans un million d’années, c’est sûr, les os de Juppé auront subi la pétrification produisant un joli fossile en ordre de marche. Comme diraient Vigneault-Charlebois-Leclerc (4'45") : « Mais nous, nous serons morts, mon frère ». Et Aguigui Mouna (Dupont) ferait inlassablement reprendre en chœur le refrain : « Les-guer-riers-trou-ba-dours/-Les-guer-riers-trou-ba-dours/-Les … » (ça, c'est juste pour ceux qui l'ont connu). 

Voilà : plus grave que la corruption, il s’agit là d’une confiscation pure et simple. Disons-le, depuis lurette, contrairement à ce que s'efforcent de nous faire accroire la meute des « journalistes politiques » et autres éditorialistes, il n’y a plus de vie politique en France : elle a été confisquée par une caste, on pourrait dire une mafia, moins la corruption qui va avec (tout au moins à ce qu’on sait, mais certains parleront d'une corruption structurelle, c'est-à-dire fabriquée par le système dans son ensemble). Le débat politique rampe dans le caniveau, et se réduit à des luttes pour le pouvoir. C'est le moment de faire retentir à nouveau le cri de Sade : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ! » (c'est dans La Philosophie dans le boudoir).

La preuve, c’est que lorsqu’un gouvernement fait mine de s'ouvrir à la « Société Civile », les pauvres sur qui ça tombe sont rapidement éjectés (Francis Mer, Léon Schwartzenberg, …) : ils ne sont pas du sérail. Je passe sur les connivences, pour ne pas dire les complicités qui se sont établies entre les élites politiques, les élites des affaires et les élites médiatiques : contentons-nous de ces mœurs proprement confiscatoires qui ont cours dans les centres de la décision politique, accaparés par une petite caste. 

Y a-t-il même encore des « hommes politiques » en France ? Tous ou presque ont aujourd’hui, et depuis lurette, des têtes de premiers de la classe (regardez la gueule bien lisse de Macron). Et ces mentions "très bien" se sont tracé un « plan de carrière » : à tel âge, je suis "cadre dirigeant", et j'ai ma Rolex avant cinquante ans. Parmi eux, nul n’a plus l’accent d’un terroir quelconque (je ne parle pas de l’accent du midi). Beaucoup sortent, non pas de la société normale, mais de l’ENA ou d’une « Grande Ecole », parfois plusieurs (François Hollande). 

Ces structures sont des bocaux, ils sont ignifugés, et les légumes qu'on y cultive sont mis en conserve après stérilisation. Ils ont appris à « administrer », mais ont-ils appris à « diriger » (au sens marin du verbe « barrer » : donner la direction) ? Même si on n'apprécie guère Pierre Bourdieu, ce serait le moment de faire une large publicité à La Noblesse d'Etat (Minuit, 1989), où il met en évidence l'étroite relation qui s'est établie entre vingt et une Grandes Ecoles et les cercles du pouvoir (politique, entre autres).

Dans leur immense majorité, ce ne sont pas des hommes politiques, mais des administrateurs de biens, des bureaucrates, des cadres, des gestionnaires, des comptables. Et ce sont ces régisseurs, ces fondés de pouvoir, ces managers, ces chefs de bureau et autres "maires du palais" que les Français ont l'inconscience de porter au pouvoir, élection après élection. Qui croit un mot de ce qu’ils disent, quand ils affirment « porter des convictions fortes » ?

Démunis de stratégie à moyen ou long terme, ça ne les empêche pas de marteler à longueur d'antenne : « Le Projet ! Le Projet ! Le Projet ! », en prenant bien soin de ne jamais préciser ce qu'ils mettent dedans concrètement. Diplômés de Science-Po, hommes du verbe, experts de je ne sais quoi, je veux bien l'admettre, mais en aucun cas des "hommes politiques". Ils savent un tas de choses subtiles et savantes, mais ils ignorent le principal : ce qu'il faut faireCeux qui ont le pouvoir n’ont pas de convictions. Et les seuls qui sont sincères n’ont aucun pouvoir. 

Leurs seules convictions ? Faire preuve, avec un inentamable « sens du travail bien fait », de leur capacité à « traiter un dossier », quand il faudrait des Volontés. Ah ça, on ne peut pas leur refuser ce savoir-faire : constituer un dossier, ils savent. Pour les tactiques et les manœuvres, on peut leur faire confiance. Leur seule méthode ? La « navigation à vue ». Je devrais même dire : le cabotage, vu leur répugnance à s’éloigner des côtes : voir ce qui est « possible ». Ensuite, si ça fait de trop grosses vagues, en rabattre et se réfugier au plus vite dans la crique la plus proche. Ils n’ont pas de radar, pas de destination, pas de port d’attache. 

Et puis, pas le temps d’aller mettre les mains dans le cambouis de la « Société Civile » : on ne va pas se salir les mains dans la réalité de tout le monde, ce n’est pas pour rien qu’on a été premier de la classe. Ça met à l'abri. Voilà : ils font partie de la secte "Tous aux abris". Leur parcours les a fait passer directement des tables de salles d’examen aux bureaux Second Empire. Leur expérience est d’avoir côtoyé un univers de papier, de mots et de concepts. Jeunes poissons, ils n’ont aucune envie de sortir du bocal pour partir dans des ailleurs exotiques pour respirer le grand miasme putride du monde réel. Le grand remugle fermenté dans le ventre de la complexité du monde. Le politicien ordinaire de niveau moyen, en France, aura eu l'avantage de ne jamais avoir été mis directement en présence des pestilences olfactives libérées par le sphincter anal de la réalité, elle aussi ordinaire, pourtant.

Jeunes chevaliers à peine sortis de l’Ecole, ils n’ont d’autre hâte que d’aller mettre leur épée au service d’un suzerain qui accepte de les adouber, et de leur accorder un fief en apanage, avec le titre d' « attaché parlementaire ». En échange d'une loyauté de vassal impeccable, cela va sans dire. De l’Ecole à la Chambre, sans passer par la réalité ordinaire : la porte peut alors s’ouvrir sur le bel horizon d’une « carrière politique ». Roule Raoul ! La machine à produire les fossiles politiques a de beaux jours devant elle. L'abstention est la manifestation aveuglante du dégoût sans cesse accru de la population envers ces mœurs ahurissantes. Mais qui fera parvenir ce message à leurs oreilles ? A leur cerveau ? A leur conscience ? Mais ont-ils une conscience ?

La machine à produire du Front National se dirige vers un avenir radieux. 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Note : suiteetfin demain.