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lundi, 09 avril 2018

DOCTEUR, COMMENT VONT LES GENS ?

16 mars 2018

(notablement augmenté le 9 avril)

Des nouvelles de l'état du monde (20).

« Pour répondre à votre question de savoir comment vont les gens ? A vrai dire, cher monsieur, je crois que les gens ne vont pas très bien. – Et qu'est-ce qu'y a qui va pas, à votre avis, mon bon docteur ? – Eh ben, c'est surtout comme si plus personne n'avait de boussole, et que tout le monde avançait à l'aveuglette. On entend de plus en plus de gens appeler : « Aidez-moi » Les gens ne peuvent plus vivre sans aide.

Personnellement, j'ai tendance à ne jamais me plaindre, et je n'aime pas en général entendre des gens qui s'apitoient sur leur sort. Je me suis réconcilié avec Christine Angot quand j'ai appris qu'elle avait fait chialer une femme, sur un plateau de télévision, en répondant : « Eh bien, on se débrouille ! », en répondant à la question du viol. Pensez : victime, quel beau statut ! Angot a eu le cran de refuser le statut gémissant ! Et tout le monde lui est tombé dessus. C'est Christine Angot qui a raison : face aux épreuves de la vie, si dures soient-elles, l'individu adulte et responsable de son existence un seul rôle à jouer : assumer. Faire face. Mais il semblerait aujourd'hui que ça fasse débat.

Des portions de plus en plus impressionnantes de la population demandent chaque jour (contre rétribution) à des gens "supposés savoir" (coaches, psys de toutes obédiences, "consultants" divers plus ou moins improvisés et autoproclamés, nouveaux prêtres et gourous des âmes errantes, etc.) des conseils pour continuer à conduire leur vie. Cela fait sans doute partie de ce qu'il est convenu d'appeler "aide à la personne", comme quoi, il n'y a pas, et loin de là, que les très vieux qui ont besoin qu'on prenne soin d'eux. « Qu'est-ce que j'peux faire ? Chais pas quoi faire » (Anna Karina, dans Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, 1965).

A l'heure où l'autonomie est devenue un impératif individuel absolu, de moins en moins de gens sont assez autonomes pour marcher sans béquille. On a l'impression que plus personne ne peut affronter les petites et grandes épreuves de son existence sans s'en remettre à une « cellule de prise en charge psychologique ». Et je ne parle pas des attentats terroristes comme au Bataclan en 2015, où une femme qui n'a pas été tuée ou blessée gravement (les journalistes appellent les "survivants") s'est trouvée confrontée à l'insupportable sentiment de culpabilité d'être encore en vie.

Je l'ai su bien malgré moi : j'avais fait ici même l'éloge de cet homme, qui était son fiancé (je n'ai pas oublié son nom, mais appelons-le V. R.), qui s'est jeté sur elle pour la protéger et qui a peut-être à sa place pris la balle mortelle. C'est ici un cas extrême : j'avais été ému par le geste héroïque du jeune homme, et j'avais été sommé de retirer de mon blog l'éloge nominal que j'avais fait de sa personne et de son nom. J'avais été stupéfait que la fiancée de l'assassiné ait été incapable de partager avec moi le sentiment d'admiration suscité par le geste magnifique qu'avait fait l'homme de sa vie pour la lui sauver. Comme si la vulnérabilité psychologique nouvelle de la population fournissait un argument décisif pour ce que je suis obligé d'appeler de la censure.

Au-delà de ce cas extrême, on ne peut nier cependant, d'une façon très générale, que la « cellule de prise en charge psychologique » est devenue un incontournable de tous les événements - accidents ou autres - qui viennent heurter le mouvement linéaire normal du déroulement normal des individus normaux dans leur vie normale. Je présente ici quelques plaques professionnelles et affiches de vitrines aperçues lors de mes déambulations dans mon quartier : indubitablement, le marché de la béquille psychologique est florissant. Ce qui en dit long sur l'état moral et sur l'équilibre psychologique de la population : on appelle ça un symptôme, mon cher monsieur. – Eh bien, cher docteur, je ne sais pas si j'ai très envie de vous remercier de ce diagnostic impitoyable ».

La fragilisation des personnes semble se répandre au rythme de la précarisation croissante des conditions d'existence. J'aimerais qu'on m'explique ce paradoxe : comment se fait-il que, plus les individus se décrètent indépendants, libres et autonomes, plus ils tombent dans un déplorable état de dépendance ? Ce qui fait peur ici, c'est que, sur le papier, nous avons toujours officiellement des "citoyens" (avec tout ce que cela suppose), mais que dans la réalité, tout ce que cela suppose (responsabilité personnelle, capacité de faire face, maturité adulte, ....) a tendance à s'effacer derrière d'impalpables mais puissantes relations de dépendance. Et que cette population vote, consomme du réseau social jusqu'à plus soif, gobe de la propagande comme jamais auparavant. Pas de quoi inspirer confiance dans l'avenir.

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Le "coaching" est partout ! Quant à "consultation philosophique", le doute m'habite.

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Drôle d'époque, vraiment ! Jamais les individus ne se sont voulus ou prétendus aussi libres, et jamais ils n'ont eu autant besoin d'aide pour se guider dans la vie, pour se rassurer sur eux-mêmes, sur le monde, sur le sens de la vie et sur le sexe des anges. Les parents font appel à un "coach" pour qu'il leur explique qui sont leurs enfants et comment il faut faire avec eux.

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Un symptôme parmi tant d'autres de ce mal de vivre se trouve par exemple dans les deux heures et demie de programmes quotidiens de la chaîne France Inter où de consternants humoristes sont payés pour dérider un public venu là pour se faire dérider coûte que coûte : ce sont les "travaux forcés du rire".

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Car il faut se "déstresser", tant la vie quotidienne est devenue "stressante".

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L'enthousiasme de commande est devenu le principal du cahier des charges imposé aux "animateurs" d'émissions radio et télé.

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Les parents font appel à un "coach" pour qu'il leur explique qui sont leurs enfants et comment il faut faire avec eux.

On pourrait ajouter que les innombrables libertés ainsi octroyées sont allées de pair avec leur exact contraire : jamais les gens n'ont autant "fait comme tout le monde", dans un conformisme frénétique dont ils ne se rendent même pas compte,  agglutinés comme des mouches sur les incontournables du moment : plages, supermarchés, touiteur, fesse-bouc, smartphones, réseaux sociaux, hashtags, "libération de la parole", comme si ce conformisme méticuleux était le corollaire obligé de l'abolition des limites. On peut se demander ce que veut dire le mot "liberté" pour une grande masse de gens. Qu'on ne vienne pas les emmerder ? Chacun dans son bocal avec ceux qu'il estime être seuls ses semblables ? 

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Appréciez "sororité".

Mais il y a encore un autre paradoxe : dans nos pays économiquement et politiquement favorisés, jamais la revendication d'autonomie et la fierté d'être soi (avec au premier rang la  "marche des fiertés") n'ont été aussi hautement proclamées, et jamais on n'a vu un tel déferlement de plaintes de toutes sortes jaillies d'innombrables poitrines. 

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Des plaintes de deux sortes, émanées soit de suppliants, soit de vengeurs. Dit autrement : d'un côté les plaintifs, de l'autre les plaignants. D'un côté ceux qui réclament des indemnités pour les préjudices qu'ils ont subis.

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De l'autre, ceux qui réclament la condamnation des coupables pour les sévices qu'ils ont subis. Les uns gémissent, les autres rugissent. Les uns pleurent, les autres mordent. Le point commun, on le voit, c'est que tous ont subi. Tous revendiquent le statut de victimes. Ceux qui ne se plaignent de rien (appelons-les les gens normaux) sont les dindons de la farce. Et ils n'ont pas intérêt à dire publiquement que cet amoncellement de "victimes" finit par rendre impossible la vie de tous avec tous.

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Cercles de femmes, cercles d'hommes : on ne se sent bien qu'entre soi. Il faut se tenir chaud. Comme projet de société, ça se pose là.

omme si la vulnérabilité morale, l'angoisse, la rancœur ou la détresse étaient la rançon à payer pour cette liberté si fièrement revendiquée. L'homme occidental est à cet égard un authentique paradoxe : plus il veut être "libre", "autonome" et ne dépendre que de sa propre initiative pour la conduite de son existence, plus il a besoin de s'en remettre à des "sujets supposés savoirs" (comme on dit en psychanalyse) ou à l'autorité de la loi pour ce qui est de la direction à prendre.

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C'est même devenu un marché florissant : plus les gens sont "libres", plus ils abdiquent leur soi-disant libre-arbitre entre les mains de gens qui les persuadent, contre rémunération, qu'ils détiennent la solution à leurs problèmes : c'est ainsi qu'on voit fleurir aux portes des immeubles toutes sortes de plaques de spécialistes autoproclamés de la guérison des âmes en souffrance.

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Notez tous les petits ®.

Après la disparition des curés, des confesseurs et de l'Eglise, après la disparition du paradis communiste, après la floraison des "psychanalystes", des "psychologues" et des "psychothérapeutes" de toutes obédiences, on voit proliférer les professions innovantes, à commencer par les "consultants", les "conseillers de vie" en tout genre, dont l'activité principale consiste à "conseiller" la foule des gens qui ne savent plus qui ils sont, où ils vont, ce qu'ils font et pourquoi ils le font. Le mot "coaching" a contaminé le vocabulaire courant.

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Cela signifie une chose : plus une société fait des individus des entités autonomes, plus ces entités sont perdues, du fait qu'elles sont livrées à elles-mêmes pour décider de leur propre sort. Corollaire : moins ces individus éprouvent un sentiment d'appartenance à la collectivité.

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Traduction toute personnelle (quoique ...) : la solitude morale est directement proportionnelle au degré d'autonomie revendiquée. Certains appelleront ce phénomène "mobilité du moi". D'autres seraient cependant fondés à le nommer "déréliction" (Michel Houellebecq, notre scalpel littéraire, dit quelque part (Interventions ?) que l'individu occidental contemporain est un être vide et sans consistance : je ne suis pas sûr qu'on puisse lui donner tort). Et c'est cela qui est le plus effrayant, car c'est bien le signe que notre société rend la vie ordinaire de plus en plus difficile à supporter.

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Même les chamans ont compris le profit très concret qu'ils peuvent tirer de la décrépitude spirituelle, intellectuelle et morale dans laquelle errent les occidentaux (je connais quelqu'un qui à fait le voyage - organisé, cela va de soi).

Moralité : eh bien vous savez, docteur, cette population, qui d'un côté réclame à grands cris (souvent vindicatifs, voire agressifs) toutes sortes de "droits" nouveaux à exercer et qui, d'un autre côté, et selon une tendance lourde et durable, appelle au secours au moindre accident de la vie en brandissant l'étendard de « Victime », eh bien je vais vous dire : cette population me fait peur. Vous savez pourquoi ? Parce que je me dis qu'une telle contradiction est un obstacle infranchissable s'il s'agit d'édifier ce que je persisterai à appeler une SOCIÉTÉ. Une collection d'entités individuelles indéfiniment autonomes ne sera jamais faite pour constituer un CORPS SOCIAL. Et j'ai comme l'impression que ce désastre n'a pas de précédent dans l'histoire de l'humanité.

Note : les illustrations de ce billet ont été sélectionnées dans un périmètre restreint. Leur point commun, pour la plupart, est d'être apparues sur nos murs dans des temps très récents. 

samedi, 01 mars 2014

AUX CHIOTTES LES NORMES !

AUX CHIOTTES LES STEREOTYPES

 

Plus les progrès sociétaux font rage, plus les gens sont autorisés à donner libre cours à leurs moindres caprices, à leurs plus petites sautes d’humeur, à leurs « orientations » (si vous voyez ce que je veux dire) les plus déviantes, plus les points de repère hérités du passé sont jetés aux orties, bref, plus les « normes » en vigueur dans la toujours déjà trop vieille société sont battues en brèche, plus les gens semblent paumés, perdus, désorientés, en proie au doute sur ce qu’il leur convient de faire. En gros, plus la porte s’ouvre grand sur les anciens interdits devenus licites, plus les gens sont angoissés.

 

Le plus drôle (si l’on veut) dans l’affaire, c’est que tout le monde fait semblant de s’en étonner. Abattez les barrières, nous clame-t-on sans cesse dans les oreilles, abolissez les frontières, faites disparaître ce qui sépare, à commencer par les différences entre les sexes. Cultivez ce qui rapproche les êtres humains. Devenez tolérants. Jeunes, mettez-vous en « coloc » avec une mamie du quatrième âge. Presque pas de contrainte : juste sortir deux fois par jour la faire pisser au caniveau. Epousez un chien abandonné. Dieu vous le rendra et merci pour tout.

 

Je ne sais pas vous, mais moi, je trouve l’air ambiant de plus en plus irrespirable. Parce que mine de rien, on commence à discerner à quoi ressemblera « le meilleur des mondes ». D’un côté, des individus qui ne doivent plus aucun compte à qui que ce soit d’aucun de leurs désirs (et, excepté la pédophilie, bientôt de leurs actes ?), qui ont jeté par-dessus les moulins toutes les bornes et toutes les limites autrefois imposées à leur moi devenu tout-puissant.

 

De l’autre, à mesure que monte en intensité l’angoisse qui accompagne nécessairement cette « libération », la pullulation de gourous de toutes sortes, la prolifération de toutes sortes de vermines et de charlatans qui se font appeler « consultants », « coaches », « guides ». Il y en a pour tout, il suffit pour s’en rendre compte d’aller mettre le nez dans les immenses rayons que la FNAC consacre au « développement personnel » : terrifiante épreuve, mais révélatrice de l’état de délabrement moral dans lequel vivent un nombre considérable de nos contemporains.

 

Des « coaches », il y en a des engeances multiples, avec chacun sa spécialité : pour se remettre au sport après une longue interruption, pour se nourrir, pour éduquer ses enfants (il semblerait que les jeunes générations ne sachent plus comment on fait), pour mieux se conduire dans l’existence, pour trouver le partenaire sexuel qui vous conviendra le mieux, pour « gérer » votre « agenda » de façon à concilier tous les aspects de votre personnalité, aussi contrastés soient-ils.

 

Ce que je tire de ces étonnants cocktails, qu’on appelle le « métissage » ou la « créolisation » de l’espèce humaine, c’est que plus l’individu devient libre, autonome et détaché de tous les liens sociaux « archaïques », plus il devient irresponsable de ce qu’il est et de ce qu’il fait. Cet improbable paradoxe est en passe de devenir une loi, bientôt en vigueur dans la « nouvelle société ».

 

Plus l’individu pourra faire ce que ses désirs intimes lui dictent, plus il sera dans le brouillard pour ce qui est de sa propre existence, et dès lors contraint de s’en remettre, perdu au milieu de nulle part, aux cornes de brume de tous les charlatans de bazar qui se précipiteront à son secours, moyennant finance.

 

Quel Vincent Peillon refondateur d'école (laissez-moi pouffer) rendra obligatoire d'apprendre par cœur le cinquième chapitre de la deuxième partie des Frères Karamazov de Dostoïevski ? Ce serait pourtant urgent et nécessaire. Si si, vous vous rappelez sûrement ce "poème" qu'Ivan Fédorovitch raconte à son frère Aliocha. Imaginant que Jésus est revenu sur terre, il fait parler ce personnage grandiose appelé « Le Grand Inquisiteur ».

 

S'adressant à Jésus, qu'il a fait emprisonner : « Tu n'avais pas le droit de revenir », lui lance-t-il (je cite en substance), développant ensuite l'extraordinaire parabole inventée par Dostoïevski sur le thème de la peur induite par la liberté humaine et sur le besoin irrépressible des individus d'être pris en charge et débarrassés de la responsabilité d'avoir à choisir pour soi et décider en permanence. 

 

Quand je vois la croissance exponentielle du nombre des « conseillers » de vie, je suis obligé d'admettre qu'il a raison. Je me demande même si l'irruption du tout numérique dans la vie quotidienne de tous les individus ne fonctionne pas de façon comparable : le Grand Inquisiteur, aujourd'hui, n'est-il pas incarné dans les nouvelles technologies ? N'y a-t-il pas une sorte de confiance aveugle des gens en leur possibilité de rester en permanence connectés ? N'y a-t-il pas là un abandon de liberté personnelle ?

 

Caroline Fourest dira sûrement qu’aller vers plus de cette sorte de liberté (de consommer la société), évidemment inséparable de celle d’égalité, c’est forcément un progrès. Mais Caroline Fourest est sûrement un gourou, je veux dire un curé sans soutane. Ce sont les plus hypocrites. Et qui peut nous sauver des gourous ?

 

Voilà ce que je dis, moi.