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samedi, 28 mai 2016

NARCISSE SERA LE GENRE HUMAIN

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La Culture du narcissisme (Climats, 1979) est la « Sublime Porte » par laquelle j’étais entré dans l’œuvre de Christopher Lasch (après avoir été incité à lire l’œuvre de ce penseur puissant par la première page de L’Enseignement de l’ignorance, de Jean-Claude Michéa, tout petit livre au titre percutant et pertinent). J’avais lu ce maître-livre en 2006. Dix ans après, j’y suis revenu, et je ne le regrette pas : la teneur du propos m’apparaît, me semble-t-il, de façon plus claire et probante qu’à la première lecture. 

Christopher Lasch commence très fort. Pour donner le ton, dernière phrase de la préface de l’auteur : « Le refus du passé, attitude superficiellement progressiste et optimiste, se révèle, à l’analyse, la manifestation du désespoir d’une société incapable de faire face à l’avenir ». Avis à tous les fidèles croyants qui se prosternent devant le dieu « Progrès », devant la moindre « avancée » sociétale et devant la moindre innovation technique, et qui pensent régler les problèmes actuels en persévérant dans la même voie, par exemple en ajoutant de la technique à la technique pour résoudre les problèmes posés par l'expansion des moyens techniques. 

Le même mépris pour les incroyants, la même foi, le même aveuglement, le même fanatisme les poussent à traiter de « passéistes », « nostalgiques », « archaïques », « arriérés », « dépassés », « obsolètes » et autres fadaises à la mode, si possible injurieuses, ces affreux pessimistes qui, face à la montée des multiples menaces suspendues au-dessus de l’humanité et de la planète, regardent la réalité en face, et crient « au fou ! ». Bien sûr sans aucune chance d’être entendus. "Au fou ! Au fou !" Damia chantait déjà ça il y a fort longtemps (« Tout fout le camp », 2'51", 1937 ou 1939, suivant les sources en ligne - "Damia" ou "Raymond Asso", le parolier).


Ce que j’apprécie dans la prose de Christopher Lasch, c’est d’abord l’effort de lucidité sur le sens qu’il faut accorder à la façon dont la civilisation évolue, et que le système en place présente comme le Progrès, forcément désirable. Et l’effort est intense : que n’a-t-il pas lu pour alimenter sa réflexion ! Le nombre et la diversité des auteurs chez lesquels il puise impressionnent. 

Ensuite, je suis reconnaissant à Christopher Lasch de ne pas se payer de mots, je veux dire qu’il ne se réfère pas aux grands penseurs qui ont élaboré de complexes systèmes philosophiques très abstraits, purement théoriques (Kant, Hegel, Heidegger, …), et qui vous martèlent le crâne à coups de concepts abstrus et baragouineux. Les paroles verbales, c’est pas son truc. L’auteur ne s’adresse pas à de purs esprits, à des initiés, à des spécialistes : il veut se faire comprendre du vulgum pecus. Cela tombe bien : je suis du vulgum pecus. S’il est philosophe, c’est à hauteur d’homme ordinaire. 

Pour faire contraste, je viens de faire l’effort de tenter de relire La Barbarie de Michel Henry (Grasset, 1987) : je n'ai pas pu, il m’est tombé des mains. Il y a des phrases qui me font hurler de rire : « Mais l’auto-affection n’est pas un concept vide ou formel, une proposition spéculative, elle définit la réalité phénoménologique de la vie elle-même – une réalité dont la substantialité est sa phénoménalité pure et dont la phénoménalité pure est l’affectivité transcendantale » (p.30-31). Faut-il vous l’envelopper ? Rien à voir avec La Défaite de la pensée, d’Alain Finkielkraut, paru la même année. Le pire, c’est que l’auteur de cette phrase (qui n’est pas la pire qui se puisse trouver) devait en être assez fier. 

Le registre auquel se tient Christopher Lasch, tout à fait concret, recourt heureusement à des écrivains, sociologues, chercheurs qui, observant leur époque et s’interrogeant sur la direction prise par la civilisation et sur la signification des innovations techniques et sociétales qu’elle met en place, proposent des analyses qui tantôt applaudissent à la façon dont la société évolue, tantôt critiquent tel ou tel aspect de cette évolution, mais d’une façon qui selon l’auteur ne va pas au fond des choses ou tape à côté de la cible. Lasch s'en prend à la façon dont les différents pouvoirs tentent d'imposer des représentations qui leur soient idéologiquement favorables, plus ou moins relayés par les auteurs auxquels il se réfère. Il soumet à des critiques de fond, les plus englobantes possibles, ces représentations et les discours qu'elles fabriquent.

Que dit Christopher Lasch de la société américaine et de la civilisation qu’elle a fini par imposer au reste du monde, y compris à toutes sortes d’islamo-machins qui traitent (officiellement, car il faut regarder derrière le rideau pour savoir ce qu’il en est en réalité) les Etats-Unis de « Grand Satan » ? Eh bien, pour tout dire, il n’est pas fier du résultat, non plus que de la tournure qu’ont prise les choses au moment où il publie son livre (1979, c’était hier). 

Il puise son pessimisme, je l’ai dit, dans des écrits de tous horizons, qui vont d’ouvrages de sciences humaines, philosophiques ou autres, à la littérature pure. Ce qu’il cherche, c’est à s’imprégner de la façon dont ces écrivains perçoivent le monde dans lequel ils vivent, dont ils l’interprètent et en rendent compte. De tout ce matériau qu’il s’efforce de synthétiser, il élabore sa propre interprétation en la situant au fur et à mesure par rapport à eux. 

La tendance dominante qui permet de comprendre et d’expliquer ce qui se passe est, selon lui, au premier chef, le narcissisme. Le titre de son premier chapitre, « L’invasion de la société par le moi », n'y va pas par quatre chemins. Il attribue la montée irrésistible du narcissisme dans la psychologie collective à une résignation devant l’ordre des choses, que les gens ont longtemps espéré pouvoir changer, et qui s’est révélé beaucoup plus rétif aux changements qu’ils ne l’envisageaient. 

D’où un certain désenchantement : « Après le tumulte politique des années 1960, les Américains se sont repliés vers des préoccupations purement personnelles. N’ayant pas l’espoir d’améliorer leur vie de manière significative, les gens se sont convaincus que, ce qui comptait, c’était d’améliorer leur psychisme » (p.31). S’ensuivent un tas d’activités qui se développent autour des soins du corps et de l’âme, et un centrage de l’attention sur soi-même. 

J’ajoute pour mon compte qu’on a pu observer l’invraisemblable allongement des rayons consacrés par les supermarchés du livre aux rubriques « bien-être » et « développement personnel ». Et tout cela est produit par le désinvestissement du politique, c’est-à-dire par l’abandon de l’idée qu’une volonté politique peut agir sur le réel pour le transformer et l’améliorer. Ce que Hannah Arendt considère comme l'activité humaine la plus noble est l'action, et dans la sphère politique : la faculté d'agir collectivement pour orienter la société dans telle ou telle direction. C'est en cette affirmation de la liberté que les gens, selon Lasch, ne croient plus.

A la longue, ce besoin régressif d’être pris en charge, ce besoin que quelqu’un vous donne des conseils sur la marche à suivre, ce besoin que quelqu’un vous mette en sécurité et vous donne la solution du bonheur immédiat a, depuis l’écriture du livre de Christopher Lasch, donné naissance à un monde où les gens, se sentant de moins en moins autonomes, ont remis les clés de leur existence à je ne sais combien de « spécialistes », « entraîneurs » et autres « guides spirituels » plus ou moins illuminés. Le métier de « coach » prolifère comme la vermine, comme si les gens avaient perdu leur propre nord. Il y a ici à l'oeuvre un processus d'infantilisation.

De quoi se demander, quand les populations elles-mêmes sont dans un tel état de délabrement intérieur, ce que devient la volonté de liberté, condition sine qua non de l’exercice effectif de la démocratie. 

Voilà ce que je dis, moi.

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