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mercredi, 04 mars 2020

THELONIOUS MONK, L'UNIQUE

2020 HORVILLER PANNONICA.jpgJe viens de lire La Baronne du jazz (Steinkis, 2020), où Stéphane Tamaillon au scénario et Priscilla Horviller au dessin retracent l’existence hors du commun de la baronne Pannonica de Koenigswarter. Je savais depuis lurette ce que cette femme avait représenté pour le pianiste Thelonious Monk, dont elle a hébergé les dernières années avec un impeccable désintéressement.

J’ignore qui a eu l’idée de demander une préface au formidable Francis Marmande, qui fait l’honneur depuis longtemps au journal Le Monde d’écrire de temps en temps des chroniques constamment excellentes sur le jazz (la tauromachie semble avoir disparu de la ligne éditoriale). Le choix du préfacier est d’autant plus judicieux que Marmande sait parler du jazz de façon juteuse. Voilà un talent multicarte : professeur émérite, écrivain, contrebassiste, etc. J’apprends ici qu’en plus, il est pilote d’avion. Et qu’il vient de perdre sa mère (Le Monde, 29 février 2020). Mes condoléances, monsieur Marmande.

J’avoue que sans Thelonious Monk, mon intérêt pour la vie de la baronne serait beaucoup plus mince. Je garde essentiellement son rôle de bienfaitrice d’un musicien dont la vie quotidienne fut souvent épineuse pour son entourage. Oui, c’est une femme qui n’avait pas froid aux yeux, une femme de caractère, une femme libre surtout, mais en fin de compte peu importe. Son plus grand mérite à mes yeux est d’avoir été à la hauteur du génie de Thelonious Monk (et de quelques autres), qui opérait alors dans un domaine méprisé par beaucoup : le jazz. J’espère que la publication du volume est portée plus par l’intérêt pour la dame et le jazz que par la furieuse interrogation féministe du moment : « Mais dans quels placards l'histoire a-t-elle fourré les femmes ? ».

Martial Solal a beau affirmer (on trouve ça dans Ma Vie sur un tabouret, Actes Sud, 2008) que Thelonious Monk n’était pas un pianiste, je le tiens justement quant à moi pour un grand pianiste, mais qui avait ceci de particulier qu’il ne jouait que les notes qu’il entendait. Je n’ai rien à ajouter à la gloire de Martial Solal, sa virtuosité étant si étourdissante que beaucoup d’amateurs attendent seulement de lui qu’il leur procure l’éblouissement à force de trouvailles nouvelles, de vélocité confondante et de ces multiples citations dont il truffe ses improvisations et que seuls les férus de jazz sont à même de repérer et d’apprécier. 

Mais ce qu’il dit de Monk me semble carrément injuste. Dans un papier du Monde (24 avril 1996), Francis Marmande l’écrit, s’attardant sur le fait que les mains du pianiste étaient surchargées de grosses bagouses (qu’il n’a pas toujours portées, les photos en font foi) apparemment encombrantes : « Or Monk est très net sur cette question : il dit de ses bagues qu’elles le protégeaient de la virtuosité ». C’est peut-être une boutade, mais c'est une réponse anticipée au coup bas de Martial Solal. La virtuosité n'est pas le Graal ultime des amateurs de jazz (je pense à Good Bye Porkpie Hat, chef d'œuvre de Charles Mingus dédié à Lester Young).

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Visez les bagues. Et notez la forme des doigts sur le clavier, conforme à la vérité.

C’est donc à cause de Thelonious Monk que je suis heureux de pouvoir lire le récit en bande dessinée de la vie de Pannonica de Koenigswarter. C’est le prétexte qu’il me fallait pour évoquer ici cette figure centrale de la musique du vingtième siècle, tous genres confondus. Pour ce qui est du piano, je le place dans le digne voisinage du Olivier Messiaen des Vingt regards sur l’enfant Jésus et du Catalogue d’oiseaux (en pensant aux oiseaux de Messiaen, j'entends Trinkle Tinkle).

Sa figure sociale occulte parfois sa musique : son goût pour les chapeaux les plus extravagants, qui l’a fait surnommer « The mad hatter » (le chapelier fou), ses « excentricités » sur scène, lorsqu’il se levait pour faire le tour du piano ou se lançait dans une « danse de l’ours », mais surtout l’extraordinaire mutisme musical qui a frappé toutes les dernières années, celles qu’il a passées chez la baronne Pannonica, tout cela entoure sa personne d’une aura d’étrangeté qui fait que les gens superficiels oublient de l’écouter.

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Le "chapeau chinois" des sublimes séances Black Lion à Londres en 1971.

Thelonious Monk n’est certes pas un pianiste comme les autres. En dehors de ses « bizarreries » existentielles, il fut en effet un prodigieux compositeur de thèmes. Alors c’est sûr, des mélodies biscornues, difficiles, cahoteuses, avec plein de cailloux dans la hotte, de surprises dans la trajectoire, de hoquets dans la déglutition. Francis Marmande : « La musique de Monk ne fait aucun cadeau. Elle est sèche, riche, impensable, on n'en voit que l'iceberg » (Le Monde, 21 mars 1988). La partie immergée de l'iceberg, ce sont toutes les notes que Monk ne joue pas, et qui rendent fous ceux qui veulent jouer sa musique. La musique que joue Thelonious Monk est une musique exclusivement nécessaire.

S’agissant de l’invention mélodique du musicien, je me contenterai de reprendre les mots de son fils (« Tootie ») dans son livre Thelonious Sphere Monk, cité par Ponzio et Postif dans Blue Monk (Actes Sud, 1995). Le contexte : Monk a passé toute sa journée au piano, à ressasser Between the Devil and the Deep Blue Sea, chanson de 1931 ou 1932, devenue un classique – on dit « un standard »), puis se rend au club où il joue : « Alors il arrive au club, il s’assied au piano et commence Between the Devil and the Deep Blue Sea. Rouse [le saxophoniste de Monk] et les autres réalisent qu’il va se passer quelque chose d’extraordinaire. Et ce qui se passe, c’est que Thelonious joue Between the Devil … pendant à peu près quarante minutes d’affilée. Or c’est une petite chose qui doit faire vingt-quatre mesures et il le joue pendant presque trois quarts d’heure sans jamais se répéter. On aurait pu entendre une mouche voler. C’est ce soir-là que j’ai réalisé ce que c’est qu’un génie de la musique : il prend une petite mélodie et il la tord. Chaque fois qu’il la courbe dans un sens, on se dit ça y est, il ne peut pas faire mieux : il la fait ronde, il la fait carrée, il la met en hélice, il la rentre dans un pas de vis, il la met dans une toute petite boîte, il l’étale dans l’espace … et chaque fois, il reprend au début et il la joue d’une façon encore différente » (p.319). C’est son père, certes, mais il a quand même de bonnes oreilles.

Quant à la stratégie harmonique de ces morceaux, je n’aventurerai pas un orteil sur le terrain de la simple description : d’autres, bien plus savants que moi, s’y sont essayés avec plus ou moins de bonheur, s’ils ne s’y sont pas cassé les dents. Je me rappelle une remarque faite par un certain Michel Perrin, auteur d’une histoire du jazz dans le Livre de Poche que j’avais lue il y a fort longtemps. Imprégné de jazz New Orleans, de jazz Chicago, d’Ellington et de « swing », il faisait ce reproche à Monk : « Quand vas-tu la trouver, ta trouvaille ? » (je cite de mémoire, mais c’est vraiment ce jeu-là sur ces mots-là).

Combien de thèmes le jazz (je devrais dire la musique) doit-il à Thelonious Monk ? Si je fais le tour des CD qui sont sur mes rayons (une trentaine), j’arrive à une soixantaine de titres, une fois défalqués doublons, reprises et prises alternatives. J'ajoute les hommages de quelques "pointures" (Larry Gales, Paul Motian, Ran Blake, Tommy Flanagan, ...). Je n’ai donc pas tout, mais ce n’est pas si loin que ça de ceux dûment répertoriés par Yves Buin dans son Thelonious Monk (je l’ai dans l’édition du Castor Astral, 2002), qui en compte 71 (+1) ou par Ponzio et Postif dans leur Blue Monk (Actes Sud, 1995), qui poussent jusqu’à 81.

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Quels thèmes préférer ? Bouteille à l’encre, messieurs-dames. Il faut évidemment citer Pannonica, dédié à la baronne, Crepuscule with Nellie (Nellie est l'épouse de Thelonious), 'Round about midnight, le plus connu, Trinkle tinkle, Eronel, ... Le principal, quand on écoute le piano de Thelonious Monk, c'est qu'on entre dans un univers, un univers cohérent, dont tous les éléments découlent d'un principe central qui reste mystérieux : appelons ça l'inspiration du compositeur. Pour moi, ce sont des mélodies qui me sont entrées dans l’oreille interne, dans les vaisseaux du cœur et du cerveau, et jusque dans les boyaux de la tête. J’avoue que, hormis quelques pièces qui courent les émissions de jazz et les rétrospectives, j’ai parfois du mal à replacer le bon titre sur le bon morceau : je n’ai pas la tête à ça. Ce que je peux dire, c’est que j’entends dans la seconde les doigts de Thelonious Monk quand un « média » a la bonne idée de le programmer. Il y a des témoins.


3'54"

Pannonica, le morceau baptisé du prénom de l'admiratrice fervente de la musique de Thelonious Monk (version piano solo).

Beaucoup de pianistes se sont essayés à la technique harmonique de Thelonious Monk. Je le dis sans crainte d’être contredit : Thelonious Monk n’a pas d’imitateur. Pour jouer Monk, « il faut des pointures qui ont joué avec Monk, des humbles qui en savent l'esprit, qui savent encore un peu de celui du jazz » (Francis Marmande, Le Monde, 21 mars 1988). Monk ne saurait être imité : la musique qu’il produit est exclusivement celle qu’il entend dans sa tête, celle qu’il veut entendre, ce qui veut dire faire entendre. Il se moque de tout le reste : quelles notes enlève-t-il pour que ça ne ressemble à rien d'autre ? Personne n’est entré dans cette tête énigmatique. Elle a fait son boulot sur la Terre en produisant la musique qu’elle recelait : n’en demandez pas plus. Et puis un jour, elle s’est arrêtée de produire : elle était vide (c’est mon idée : Monk avait tout donné, rincé jusqu’au trognon sec). Il reste que ce grand Monsieur a donné à l’humanité infiniment plus que celle-ci ne lui a rendu.


9'04"

Le même avec en plus Charlie Rouse (saxo), Larry Gales (basse) et Ben Riley (batterie), les compagnons de route.

Alors la BD sur Pannonica de Koenigswarter (1913-1988), à présent ? Elle est intéressante : le personnage vaut le détour. Il faut du culot en effet pour naître dans une famille protégée des aléas de la vie par le mur de la fortune, et ne s’intéresser qu’à ce qui n’est pas convenu. Par bien des côtés, elle n’était pas « comme-il-faut ». En particulier, elle est tombée assez tôt dans cette musique inventée par les descendants des esclaves noirs aux Etats-Unis, cette musique qui s’est appelée le jazz. Pour une "lady", ça fait tout de suite mauvais genre.

Dans ce livre qu’on pourrait qualifier de « biopic », le scénario de Stéphane Tamaillon rend justice à l’excentricité du personnage, soulignant son goût de l’aventure et son mépris du qu’en-dira-t-on, qui font qu’elle a du mal à se faire à son statut de mère et de « Dame de la Haute », qui a, du fait de son mariage avec le baron de Koenigswarter, quatre-vingts personnes à son service, dont elle ne connaît même pas la moitié.

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La chaumière natale de Pannonica (Waddesdon).

On assiste à la montée de l’antisémitisme, aux menaces de plus en plus grandes qui pèsent sur la paix mondiale. La famille subit les événements de plein fouet, mais s’installe à New York, là précisément où bat le cœur du jazz. La séparation des époux interviendra, comme si la vie délivrait enfin à la baronne l’autorisation de se livrer pleinement à ce qu’elle préfère : la musique extraordinaire que produisent ces êtres à part que sont les musiciens noirs.

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La baronne Pannonica de Koenigswarter à côté du grand homme (photo publiée dans le livre d'Yves Buin, Castor astral, 2002).

C’est chez elle que meurt brutalement le saxophoniste Charlie Parker : il me semble que Clint Eastwood inclut la scène dans Bird, le film qu’il a consacré au musicien mort à trente-cinq ans. Et c’est chez elle que se réfugie Thelonious Monk, pour vivre les années qu’il lui reste à vivre. Chez elle, où il cessera un jour carrément de toucher au piano. Dialogue : « Tu n’en as pas assez de passer tes journées à dormir ou à regarder voler les pigeons, Thelonious ? – Que veux-tu que je fasse d’autre ? – Jouer du piano ? – Non, je n’ai plus envie. » Cet échange proposé par Stéphane Tamaillon est plausible. J’avais lu ailleurs que Thelonious Monk passait au milieu de sa chambre ou du salon des heures debout immobile.

Quant au dessin de Priscilla Horviller, même si je ne raffole pas de ce style personnellement, je dois reconnaître la grande probité du trait, qui n’en rajoute pas dans les effets : des pages sobres et qui vont à l’essentiel. A tort ou à raison, je perçois de la féminité dans l’approche. Et je me permettrai un reproche, dans les expressions des visages, visiblement marquées par l’influence japonaise des mangas, ce qui aurait plutôt tendance à m’horripiler : la grimace m'indispose. Mais il y a de vraies belles images qui font oublier ce détail.

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Un beau dessin : Thelonious Monk, perdu en lui-même, muet, il a tout dit : il n'y a plus d'abonné au numéro que vous avez demandé.

Quoi qu’il en soit, merci aux auteurs pour l’excellent moment que je viens de passer en compagnie de l'un des quelques musiciens qui occupent le sommet de mon panthéon musical.

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Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 21 juin 2016

MA FÊTE DE LA MUSIQUE

DANS MON PANTHÉON MUSICAL

 

Bach, Invention à trois voix n°9, Glenn Gould.


Charles Mingus, Theme for Lester Young (alias Goobye Pork pie hat).



Chopin, Nocturne op.48 n°1, Samson François.


The Beatles, Rain. Chanson moins répandue que beaucoup d'autres, elle est pourtant excellente, du fait de la plénitude sonore obtenue. Elle est surtout de John. Ringo est impeccable à la batterie. Je passe sur le véritable travail d'orfèvrerie (disons bidouillage, on peut compter pour ça sur George Martin, l'ingénieux producteur, et sur l'ingénieur du son Geoff Emerick) auquel elle a donné lieu en studio en avril 1966.


 

Bach, Choral de Leipzig BWV 656, O Lamm Gottes unschuldig.


Thelonious Sphere Monk, Blue Monk.


Beethoven, opus 132, Molto adagio, Tokyo string quartet.


Ahmad Jamal (Israel Crosby b., Vernell Fournier batt.), Poinciana, Pershing 1958. On goûtera particulièrement, outre la "simplicité" (!) du jeu de piano, celle du jeu de Vernell Fournier, devenu un incontournable pour tout batteur de jazz qui se respecte (on peut aussi apprécier l'hommage de Jack DeJohnette à son prédécesseur dans le même Poinciana du "Whisper not" de Keith Jarrett à Paris en 1999)..


Bach, Partita n°2, Chaconne, Hillary Hahn.

***

« Ô le joli concert ! »