mardi, 17 février 2015
MOBY DICK
2/2
Qu’est-ce qu’un chef d’œuvre de la littérature ?
Je parlais hier de l'incroyable personnage de Quiequeg inventé par Herman Melville.
Le personnage d’Ismahel (le narrateur) occupe une place beaucoup moins nette. Au début du livre, il raconte « simplement » ce qui lui arrive : son arrivée à New Bedford, puis sa traversée vers Nantucket, son arrivée et son séjour à la « Taverne du Souffle », sa rencontre étonnante et son étrange cohabitation avec Quiequeg, son embarquement sur le Pequod, embauché par les armateurs Bilbad et Peleg, anciens capitaines eux-mêmes, tout cela le place sur le devant de la scène.
On le retrouvera à la toute fin, parce qu’il faut quand même un rescapé pour raconter l’histoire. Entre les deux, c’est-à-dire dans cent vingt-trois des cent trente-cinq chapitres, il se fait un narrateur polyvalent et effacé, capable de faire parler successivement tous les personnages. Je dois dire que le lecteur ne prête aucune attention à ce détail : tout coule de source.
Il faut faire un sort particulier, au début, au prêche que le père Mapple adresse du haut de sa chaire en forme de proue de navire (dont il retire soigneusement l’échelle de coupée une fois arrivé en haut), aux fidèles rassemblés dans la petite église. John Huston, pour son film Moby Dick (1956) ne pouvait pas choisir de meilleur père Mapple qu’Orson Welles. Le sermon vaut, en portée littéraire, morale, philosophique, la fiction poétique connue, dans Les Frères Karamazov, sous le titre « Le Grand Inquisiteur » : quel souffle !
On ne résume pas Moby Dick. On garde en mémoire quelques scènes particulières. La fable de Jonas dans le ventre du grand poisson, dans la flamboyance de sa restitution par le père Mapple en fait partie. La harangue d’Achab à son équipage, au chapitre 36, en est une autre.
Il fait jurer à tous de tout donner pour en finir avec le grand cachalot blanc (« … jurez la mort de Moby Dick ! »), en promettant à celui qui le signalera le doublon d’or de l’Equateur qu’il a incrusté à coups de masse dans le bois du grand mât, harangue dont la phrase maîtresse est sans doute cette question arrogante et impie : « Qui est donc au-dessus de moi ? », lancée à la face de Dieu et des hommes.
Seul maître à bord après lui-même, donc. Lui seul, Achab, maître de trente destins qu’il préfère conduire à l’abîme plutôt que de supporter encore l’humiliation infligée naguère par le géant des mers, cet albinos immense comme un monde, féroce et sournois, à qui il doit de boiter sur son tibia d’ivoire, et dont les autres capitaines (des gens normaux, eux, excepté le commandant de la "Rachel", qui y perdra ses deux fils) s’écartent prudemment de la route tant est sulfureuse la réputation diabolique de la baleine.
L’aspect le plus déroutant du livre est à mon avis l’effort d’encyclopédiste auquel s’adonne le narrateur, le seul qui ait survécu au naufrage. L’immersion dans le gigantesque corps du cachalot a beau s’étendre sur vingt chapitres et au-delà, j’avoue que j’ai gobé tout ça sans sourciller, et même avec gourmandise.
Herman Melville fait découvrir au lecteur l’invraisemblable succession de chefs d’œuvre de la nature qui forment l’infinité des couches (de l'épiderme jusqu'à l'intestin) enveloppant l’énormité stupéfiante du mystère que constitue le cachalot, de par son existence seule. L'être du cachalot est en soi un défi à l'imagination. On saura tout (non, pas tout) de son évent unique, de ses yeux minuscules, de la matière incroyable (le spermaceti) que recèle la fabuleuse citerne qui lui sert de proue (voire de bélier), à la conquête de laquelle se résume presque l’entièreté de la « chasse à la baleine ». Je n’insiste pas.
Melville fait aussi découvrir – comme personne ne l’a fait, je crois – l’extraordinaire dureté du métier de marin sur un navire baleinier au temps de la marine à voile : entre les manœuvres dans les vergues et les haubans, les coups de rames qu’il faut donner pour prendre de vitesse le cachalot et ne pas lui laisser le temps de fausser compagnie, et le travail d’amarrage du « poisson » contre le bord et son dépeçage, jusqu’à la récolte de la précieuse huile, dont les fûts finissent parfois par envahir le pont, le marin n’a jamais fini. On comprend qu’il faille des hommes à toute épreuve.
Impossible de faire le tour de Moby Dick : le livre déborde de tous côtés, et ce n’est pas en tirant un seul fil qu’on en finirait. Il faudrait mentionner la puissance avec laquelle sont dessinés les personnages principaux, chacun apparaissant doté d’un monde intérieur qui n’appartient qu’à lui. Il faudrait reparler de Quiequeg et de son « cercueil », qui servira de loch au navire après la destruction de l’original, et de bouée de sauvetage à Ismahel. On ne saurait décréter qu’on en a fini.
Plutôt relire le livre.
Qu’est-ce qu’un chef d’œuvre de la littérature ? C’est Moby Dick.
Voilà ce que je dis, moi.
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Je signale aux amateurs de livres que les éditions du Bug, fondées en 2014, viennent de faire paraître en janvier :
1 - Roland Thévenet : La Queue.
2 - Bertrand Redonnet : Le Silence des chrysanthèmes.
On peut contacter les éditions du Bug en passant par le blog Solko, ou par le blog L'exil des mots.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, herman melville, moby dick, nantucket, navire baleinier, baleinière, pequod, capitaine achab, orson welles, john huston, les frères karamazov, le grand inquisiteur, dostoïevski, père mapple, roland thévenet, bertrand redonnet, solko, les éditions du bug
lundi, 16 février 2015
MOBY DICK
Qu’est-ce qu’un chef d’œuvre de la littérature ?
1/2
La première fois que j’ai lu Moby Dick, c’était en 2010 et un enchantement (notez le zeugma). J’ai avalé le pavé comme un bonbon de sucre aromatisé à l'existence humaine, comme dans un état second, hypnotisé par un livre comme je n’en avais jamais lu auparavant. Je me rappelle avoir jubilé de la première à la dernière page. Extraordinaire souvenir. Dans la foulée, j’avais enchaîné avec Mardi et Redburn.
Mais Mardi est une fantaisie métaphorique un peu lourde (et copieuse), racontant la circumnavigation en pirogue autour d’un archipel qui se révèle avoir les dimensions de la planète, avec à son bord quelques échantillons, disons, « typés » de l’humanité (où je vois le poète, le prêtre, le politique, le fou, …). L’intention d’Herman Melville a eu du mal à m’apparaître, y compris à travers le fait qu’ils boivent tous comme des trous.
Quant à Redburn, j’avais beaucoup aimé ce récit de l’apprentissage d’un novice, obligé par la misère noire où la faillite et la mort paternelles ont plongé la famille, de se faire mousse sur un de ces grands voiliers qui font la navette entre les deux rives de l’Atlantique. Il vend même à un juif, pour trois kopeks de l'époque, sa carabine patrimoniale, et se présente dans une tenue ridicule au capitaine qui l'enrôle.
L’apprentissage est d’une grande brutalité, surtout lorsque Redburn découvre que le Liverpool où il débarque n’a rien à voir avec la description minutieuse et presque touristique que son père, homme aux affaires autrefois florissantes, en a laissée dans un gros carnet qu’il gardait précieusement, mais comme un talisman dont les effets s’évanouissent face aux réalités mouvantes du monde. Un livre excellent.
Mais j'avais lu Moby Dick. Le reste pâlit forcément. A la deuxième lecture, l’effet d’émerveillement n’est évidemment plus le même : le lecteur sait à quoi s’attendre, il n’est plus dans la découverte d’un absolu. Comme dans les choses de l’amour, la « première fois » lui a fait perdre de - appelons ça : sa naïveté. Après, quoi qu'on dise, on recommence. On connaît les gestes à faire. Et puis il y a les records à battre. Ce qui différencie Moby Dick de Redburn et Mardi, c’est que dans Moby Dick, il y a tout.
Pour dire qu’il y a tout, on y trouve même, par exemple, une dénonciation des hiérarchies en vigueur dans la marine américaine, qui réserve les commandements de navires à des Américains blancs, recrutant le fretin et la piétaille de base parmi les autres nations du monde (métaphore du "melting pot" ?), et confiant le harpon à des « sauvages » (un Indien, un Fidjien - ou qui que ce soit d'autre -, un Africain).
Je passe rapidement sur les moyens littéraires : tour à tour le récit se fait poétique et inspiré, lyrique et exalté, éloquent et classique, narratif et palpitant, philosophique, historique, politique, moral, théâtral, méditatif, mystique, bref, tous les genres possibles – passés, présents et à venir – de la littérature.
Si Moby Dick était de la musique, je dirais qu’on y trouve l’amplitude la plus forte de ce qu’on appelle les « dynamiques » (tout ce que le format MP3 régnant a ratiboisé par nivellement) : du calme le plus plat à la violence la plus déchaînée. Du pianississimo au fortississimo et retour. Les oreilles actuelles (et tout ce qui va avec) ont perdu toute acuité auditive. Herman Melville n'est plus de notre monde. C'est de la littérature d'avant.
Dans Moby Dick, il y a aussi l’infinie variété des caractères humains, étant entendu que le personnage d’Achab fait figure d’exception inhumaine dans la galerie des portraits tracés par Herman Melville. Des trois « Seconds », Starbuck occupe le rôle du « craignant Dieu » : son sens de la discipline l’oblige à respecter son commandant, mais il n’en pense pas moins, par-devers lui. Stubb est l’optimiste de profession : il ne se départ (si, si, c’est comme ça qu’on conjugue) jamais d’une équanimité inentamable. Flask est celui qui pèse le moins, tout au moins quand il est assis à la table des officiers : son assiette est la dernière à être servie, quand il en reste.
Sur le Pequod (nom d’une tribu indienne exterminée, paraît-il, mais ce n’est pas dit dans le bouquin), il y a trois harponneurs : Tashtego, l’Indien, Daggoo, le géant noir aux dents d’ivoire et Quiequeg, originaire des îles, une force de la nature, augmentés d’une créature tant soit peu diabolique, amené clandestinement sur le bateau par Achab, du nom de Fedallah, selon toute vraisemblance porteur de maléfice. Sur les autres marins, en dehors d’Ismahel, et pour cause, on n’en saura pas plus. Sans doute une préfiguration de la « foule des anonymes ».
Quiequeg occupe une place à part, introduit dans l’histoire et sur le Pequod par le narrateur, Ismahel, dont le hasard, puis l’amitié lui a fait partager la chambre d’auberge, le lit et les étranges pratiques rituelles. Modèle d’une vie « sauvage » parfaitement organisée et tout aussi valable et signifiante que celle des civilisés, Quiequeg apparaît en plusieurs occasions, toujours pour montrer l’exactitude étonnante avec laquelle son instinct lui permet de s’adapter aux circonstances, des plus anodines (voire cocasses) aux plus dangereuses.
Voilà ce que je dis, moi.
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Je signale aux amateurs de livres que les éditions du Bug, fondées en 2014, viennent de faire paraître en janvier :
1 - Roland Thévenet : La Queue.
2 - Bertrand Redonnet : Le Silence des chrysanthèmes.
On peut contacter les éditions du Bug en passant par le blog Solko, ou par le blog L'exil des mots.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, herman melville, moby dick, redburn herman melville, mardi herman melville, capitaine achab, pequod