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mercredi, 22 août 2012

LA METHODE VIALATTE 1/5

Pensée du jour : « Aussi les pères de famille avisés attachent-ils par une corde courte au piquet central de la tente les grand-mères et les enfançons. Une barrière de barbelés isole du monde ces radeaux de la Méduse. Un haillon vert y sèche à côté d'une loque rose. La vache vient, contemple et s'étonne, le prisonnier se souvient et passe, le promeneur regarde et fuit épouvanté. C'est ce qu'on appelle un camping de vacances ».

 

Alexandre Vialatte

 

***

 

Je m’adresse aujourd’hui – j’aime autant annoncer la couleur –, à ceux de mes lecteurs que je déboussole, que je décontenance, que je dépayse, que sais-je, que je dérange, déroute, voire désarçonne ou désoriente (j’en ai d’autres dans la musette, au cas où …, par exemple « agace ») par la tentation à laquelle je cède un peu trop volontiers, de me laisser, faute de rigueur intellectuelle, embarquer dans des « arabesques », comme les appelle Chateaubriand dans Mémoires d’Outre-Tombe, c'est-à-dire des « digressions »   (« parabases », pour les amateurs).

 

La digression, parfaitement, voilà l’ennemi, paraît-il. Je me propose de traiter le sujet en tant que tel, dignement, et de le traiter d’une manière formellement idoine à la matière. « Il ne faut pas confondre la forme et le fond », proclamait pourtant, affolé, Monsieur René Bady, dans un des cours les plus mouvementés (il n'avait jamais eu autant d'auditeurs) de sa tranquille histoire de professeur d’université. Il reste l’auteur d’une thèse de doctorat qui est restée dans les mémoires : tout le monde se souvient de De Montaigne à Bérulle. La modernité lui a répliqué : « La forme doit épouser le fond ». 

 

Le pauvre homme, qui était admirablement humble et catholique, ne s’y est pas retrouvé. Le garnement infernal que je fus se souvient des cours sur l’ode au 16ème siècle (aussi, a-t-on idée !) : le cours durait quelques minutes, avant d’être sommairement exécuté par les ballons bondissant de mains en mains. Malheureux René Bady ! Tout perclus de savoirs précieux, mais sortis de l’usage et du respect, il rangeait tristement ses notes sérieuses et quittait l’amphithéâtre, accompagné de nos aboiements féroces et déracinés. 

 

Cette série de notes se propose rien de moins que de faire l'éloge du contournement, de la trajectoire déviée, de l'embardée poétique et du désir de musarder en route au lieu d'aller bêtement d'un point à un autre en TGV. Car ces lecteurs bienveillants, mais exigeants, me reprochent de faire comme les parents du Petit Poucet, je veux dire de vouloir les perdre dans la forêt. L'enjeu est de taille, on en conviendra. 

 

Je réponds d’urgence à ce reproche, dans un premier temps, que les cailloux blancs ne manquent jamais chez moi pour retrouver le râtelier parental, même quand il n’y a rien à y ruminer. Je veux dire que ma flèche ne perd jamais de vue le centre de la cible, ni le terme final de sa trajectoire ondulante et sinusoïdale. Que le Nord est toujours inscrit au fronton de ma boussole capricieuse.

 

 

Dans un deuxième temps, je dirai que la tentation est une chose trop sérieuse pour ne pas appeler une réponse vigoureuse et adéquate. Il faut y réagir vivement pour en prévenir les effets néfastes. La tentation ? Quelle horreur ! Le mieux est donc d'y céder aussitôt qu’elle se présente. Et de réserver les éventuelles velléités de résistance pour des combats plus formidables et plus essentiels. 

 

Cette solution lumineuse, simplissime et fructueuse me fut dévoilée un beau jour, en dehors des adventicités naturelles du quotidien, dans un petit livre que je recommande vivement : La Papesse Jeanne, d’Emmanuel Rhoïdès (ou Roïdis, éditions Actes-Sud). Je ne l’aurais sans doute jamais lu s’il n’avait pas été traduit en français par Alfred Jarry en 1900 et des poussières.

 

Revigorant, et même coruscant. Je le confesse : il prêche une morale que les normes admises, certes, désavoueraient, mais qui le fait de façon si aimable, et sur un ton si espiègle que les normes elles-mêmes se disent qu'au fond, pourquoi pas ? 

 

Les esprits perspicaces ont déjà perçu la digression qui me tend les bras : c’est quoi, cette histoire de « Papesse Jeanne » ? Pour vous montrer que le pire n’est pas toujours sûr, sachez que, pour une fois, je ne céderai pas à la tentation. Même si vous aimeriez bien en savoir plus. Le devoir avant tout. Plus tard peut-être. En attendant, voici une photo prise à l'époque des faits relatés (et qui illustre le scandale).

 

Dans un troisième temps, qu’on se le dise, si la notion de « digression » (ou d’« excursus ») existe, ce n’est pas moi qui l’ai inventée. Or, il faut savoir que tout ce qui a été inventé par l’homme depuis la nuit des temps, l’homme s’en est servi, de la fourchette à la bombe atomique, en passant par le pédalo, la pince à épiler, le ticket de métro, l’assiette anglaise et le soc de charrue. Mais sait-on encore ce qu’est une « assiette anglaise » ? 

 

J’ajoute que, si c’est à ma disposition, je serais bien bête de ne pas en profiter : après tout, la digression n’est pas faite pour les chiens. C’est vrai, ça : un chien, même mal éduqué, ne digresse jamais. La digression est hors de portée du règne animal. Le règne animal se déroule en ligne droite. Enfin je crois. 

 

Et comme la digression est gratuite, elle est dans mes moyens. Dans le jardin où l’on cultive toutes les fleurs de rhétorique de la création, « chacune a quelque chose pour plaire, chacune a son petit mérite » (Georges Brassens, pour retrouver le titre, je vous laisse faire). 

 

De toute façon, dit Antonin Artaud (c’était avant les électrochocs aimablement et doctrinalement administrés par le docteur Ferdière, dans son service psychiatrique de Rodez) : « Il n’y a pas d’art au Mexique, et les choses servent ». Il était en villégiature chez les Indiens Tarahumaras, dont il appréciait le plat principal, le cactus nain appelé « peyotl », chargé de forces mystérieuses. Après tout, c’est peut-être au peyotl qu’il la doit, Artaud, son « exaltation » ?

 

Pour la suite de la digression, merci d'attendre à demain. 

 

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 25 octobre 2011

RECETTE POUR CENSURER UN PUBLIC

Je me souviens de ces beaux après-midi d’été, chez mes grands-parents, où je passais une heure ou deux en compagnie de mon arrière-grand-mère. Mais non, voyons, je ne commence pas à étaler mon intimité. Qu’on se le dise, j’ai ça en toute horreur. Je trouve obscène et honteux que des individus viennent raconter leurs problèmes affectifs, leurs deuils, leurs divorces sur des plateaux de télévision. Si j’avais la télévision, j’aurais honte de me planter devant le poste pour voir ainsi déverser des ordures.

 

 

Qu’un nombre hélas déraisonnable de mes contemporains consente à se vautrer devant ces saloperies me laisse augurer chez eux un état moral, psychologique et intellectuel, sinon désespéré, du moins tout à fait lamentable. Ce qui m’inquiète, c’est qu’ils ont, du moins en général,  le droit de vote. Heureusement, ils sont de moins en moins nombreux à l’exercer (je ne devrais pas dire ça, moi qui suis abstentionniste militant).

 

 

Si vous voulez savoir, je trouve même indécent – et insupportable – que tant de piétons s’entretiennent dans la rue, à voix haute, avec quelqu’un d’invisible, de leur emploi du temps de la semaine, de leur programme pour les vacances, de leur conflit amoureux du jour ou de la liste des courses à faire. Le plus plaisant à observer, c’est, pas plus tard que l’autre jour, un couple d’amoureux, assis à la table du café. Ils étaient visiblement très très amoureux : dans la belle société, on appelle ça « se rouler des pelles ».

 

 

Un des deux « smartphones » posés sur la table retentit : c’est terminé, les voilà bientôt tous deux bien plus absorbés par un quelqu’un et un ailleurs invisibles, voire par la seule luminosité de l’écran, que par les tendresses très précises, très ardentes et très physiques qu’ils se prodiguaient l’instant d’avant. Leur désir a soudain disparu. Ils ont zappé leur libido aussi facilement qu'on poste une carte postale de vacances. Comme disait le grand REISER : « On vit une époque formidable » ! Et comme dit « l’autre » : « On est bien peu de choses » ! Le « smartphone » pour calmer les ardeurs, on n’arrête pas le progrès.

 

 

Si vous attendez des confidences, voire des confessions, soyez assez bons pour passer votre chemin. Mon arrière-grand-mère n’était là que pour planter le décor et les circonstances qui ont entouré l’émergence de  mon goût pour l’opérette. Sa chambre ouvrait par une porte-fenêtre sur la terrasse plantée de quatre érables sycomores, régulièrement élagués, pour leur malheur. Les volets à jalousies étaient fermés à l’espagnolette, à cause de la chaleur. Elle plaçait son fauteuil à côté d’une petite table, sur laquelle était posé un appareil de radio rouge et blanc de dimension modeste.

 

 

Elle aimait écouter l’émission où étaient diffusées les opérettes les plus connues, comme Les Cloches de Corneville, Véronique, Ciboulette, Les Mousquetaires au couvent, L’Auberge du cheval blanc, et autres chefs d’œuvre du genre. C’était l’époque de la troupe et de l’orchestre de Radio-Paris, défunts depuis lurette. Je pouvais avoir quoi ? Entre huit et dix ans, grand maximum. Ces moments sont restés profondément gravés dans mon disque dur, vous pouvez me croire.

 

 

J’ai fait part récemment de mon goût pour la « littérature populaire » (polar, aventures, Arsène Lupin et tutti quanti). Eh bien, l’opérette, c’est pareil. Ça m’est venu « par les voies naturelles », si j’ose dire. J’aimais beaucoup mon arrière-grand-mère. Elle se mettait autour du cou un joli ruban noir. C’est un peu plus tard que j’ai su que ce n’était pas ça, un soutien-gorge. J’étais encore petit. J’aimais bien la chaleur tamisée de l’après-midi estival, passé à écouter des musiques non seulement joyeuses, mais aussi drôles. Il y avait aussi qu’on entendait des airs qui rentraient dans l’oreille comme dans du beurre mou.

 

 

Bon, c’est vrai que je mémorise presque immédiatement, sans le vouloir, les mélodies qui me parviennent, je n’ai aucun mérite, ni n’en tire aucune fierté. Je vous donne un exemple : un jour, en public, mon collègue PHILIPPE P., qui ignorait cette particularité de mon oreille, m’a mis au défi, comme ça, inopinément, c’est-à-dire à brûle-pourpoint, on peut dire au débotté, et donc quasiment à l’improviste, de fredonner le thème principal de L’Offrande musicale, de papy JEAN-SEBASTIEN BACH, une mélodie complexe, on en conviendra (ut mineur, c'est trois bémols à la clé : « do, mi, sol, la, si bécarre, sol, fa dièse, etc…»).

 

 

PHILIPPE P. ignorait aussi ma très longue familiarité avec le vieux BACH (ici, une digression s’offre à moi, une vraie autoroute, mais je vous l’épargne). A sa confusion, je dois le dire, j’ai relevé le défi avec succès. Je n’y peux rien, c’est comme ça.

 

 

Hélas, cette particularité qui m'a valu une certaine popularité auprès de trois personnes, ça marche aussi très bien avec les objets musicaux les plus idiots, les plus bêtes, les plus incongrus qui encombrent mes rayons, et ça irait mieux si je pouvais expulser tous ces intrus, comme le « Gloria » et le « Credo », comme « Belles, belles, belles » de CLAUDE FRANÇOIS, comme « Je m’avancerai jusqu’à l’autel de Dieu » et autres cantiques à la noix,  ou comme cette vieille publicité : « La Boldoflorine, la Boldoflorine, la bon-ne tisa-ne pour le foie ! ». Ma mémoire musicale est un vaste grenier chamboulé, un fouillis inextricable, un enchevêtrement du plus beau tumulte, vous ne pouvez pas savoir.

 

 

Et je n’ai même pas l’avantage du juke box (sait-on encore ce que c’est ?) ou de l’I-Pod (je me tiens quand même au courant) : cet infâme bric-à-brac est rétif au moindre effort de classement, et regimberait à la première et plus velléitaire tentative de mise en ordre. Un système  hors de portée de l’emprise informatique, parce qu’il n’est strictement pas programmable, encore moins brevetable.

 

 

C’est au point que, dans la minute, je suis incapable de prévoir l’air qui va sortir la minute d’après : « Les Quatre bacheliers » de BRASSENS ou le 2ème de RACHMANINOV, La Boldoflorine ou l’opus 132 de BEETHOVEN, « Les grandes plaines » du Père DUVAL ou les Vingt regards sur l'enfant Jésus d'OLIVIER MESSIAEN. Ma parole, c’est l’anarchie sonore, et j’ignore absolument qui ou quoi est installé aux commandes, mais croyez-moi, c’est une instance tyrannique et imprévisible.

 

 

Moyennant quoi, je puis affirmer que, dans ma tête, en permanence, ça fredonne, ça chantonne (le nommé JACQUES LACAN, quoique dans un contexte légèrement différent, disait : « Ça parle »). Je ne sais comment expliquer : ce n’est pas moi qui chantonne, c’est quelque chose qui chantonne en moi. Et c’est vrai. Tout le monde considère ça comme une manifestation de bonheur, au moins de bien-être.

 

 

Mais je rétorque au moyen du proverbe chinois bien connu : « Il n’est pas toujours heureux, le cœur de l’homme qui chante ». C’est vrai, ça, pourquoi pas « possédé du démon », tant qu’on y est ? C’est là, ça demande à sortir, ça sort en ordre dispersé, c’est mécanique et incontrôlable. Voilà tout. Ce ne sont pas des confidences indiscrètes, je me contente de décrire.

 

 

A suivre …