Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 27 octobre 2011

DE PROFUNDIS L'OPERETTE ?

Nous parlons donc de musique et plus précisément d'opérette. Il faut dire qu’en effet, c’est le début (après mai 1968, début des années 1970) de la dictature du nouveau, et de la promotion du « jeune » comme valeur exclusive. Tout ce qui « vient de sortir » est sanctifié avant même d’avoir produit ses effets, encore moins d’avoir été analysé ou évalué. L’horizon se raccourcit, c’est l’obsession de « faire à tout prix », c’est le temps de l’optimisme frénétique et de la pilule émancipatrice. On veut être dans le mouvement, que dis-je, on veut être le mouvement.

 

 

Une scène particulièrement cocasse m’est restée, cependant, dans tout ce désordre effervescent et illusionniste. C’était lors de la première représentation de « l’Opéra Nouveau ». Le directeur avait décidé de banaliser toutes les catégories de sièges, du « poulailler » à l’ « orchestre ». Aucune réservation de fauteuil n’avait été possible : on fait la révolution ou on ne la fait pas, que diable ! Je suis heureux d’avoir été présent pour pouvoir témoigner du résultat croquignolet. Nous étions une bande haute en couleurs, longue de cheveux, débraillée de tenue, joyeuse de propos, libre d’attitude. Ce ne fut pas un mélange, mais une confrontation sans échange de coups.

 

 

En nous répandant sans préjugés ni vergogne dans les rangs du parterre (les meilleures places, vite redevenues les plus chères), nous avons semé un léger trouble dans les rangs des habitués : des messieurs en costume et nœud papillon, et même beaucoup en smoking impeccable, et des dames très comme il faut, en longues robes de soirée, de belle et haute couture, aux reflets irisés, habillées de bijoux et de gants jusqu’au coude. La cocasserie de la scène m’est restée. Avec nos « jeans » et nos poils hirsutes, je ne pense pas exagérer en nous comparant au renard dans le poulailler, si j’en juge par l’air déconcerté et vaguement inquiet de ces bons bourgeois, brutalement mis en face des « barricadistes » de l’année précédente.

 

 

Mais nous devions être un tant soit peu civilisés, quoique d’un autre style, car nous avons assisté sagement à cette représentation du Wozzeck d’ALBAN BERG, un œuvre qui, en elle-même, défrisait (à coups des « Yawohl, Herr Hauptmann ! » du pauvre Wozzeck) les mises en plis des élégantes de la soirée, peu habituées à ce répertoire, lestée qui plus est d’une de ces mises en scène « modernistes », voire scandaleuses, qui sont devenues le passage obligé de l’Opéra à l’heure de la mondialisation. Si je me souviens bien, il y a une scène colorée en bleu qui se chante dans un échafaudage en tubulures du plus bel effet. Mais on a maintenant vu bien pire.

 

 

L’excellent PHILIPPE BEAUSSANT a publié, au sujet de l’inconcevable, de l’extraordinaire arrogance des metteurs en scène d’opéra, La Malscène (Fayard, 2005), qui se veut une charge contre les soi-disant « audaces ». J’attendais de ce livre un règlement de comptes que j’espérais définitif avec la cohorte des écumeurs de Vaisseau fantôme, des pirates de Chevalier à la rose et autres saccageurs de Cosi fan tutte.

 

 

Eh bien autant l’avouer : j’ai été terriblement déçu. PHILIPPE BEAUSSANT est un homme beaucoup trop affable et courtois, beaucoup trop bien élevé, qui refuse d’adresser nominalement ses bastonnades, et le bâton, du coup, se métamorphose en spaghetti trop cuit. A l’arrivée, une déclaration d’intention louable, mais désarmée,  neutralisée, anesthésiée  par son côté frileux, timoré, pusillanime et, pour tout dire, inoffensif.      

 

 

Ce qui est sûr, dans cette maison qui s’appelle un Opéra, c’est qu’on a non seulement effarouché, mais  éradiqué d’un coup toute une partie de la clientèle, une partie simple, fidèle, traditionnelle, culturellement peu « avancée » si l’on veut (l’opérette n’est pas l’opéra), mais toujours prête à l’enthousiasme. Il y a du mépris pour le « populaire » dans ce maniement brutal et cavalier du couperet. Cela sent son « Parisien branché ». Le snob subventionné et son corollaire JACK LANG ne sont pas loin.

 

 

Quoi, l’opérette, c’est comme les pantoufles et le feu dans la cheminée ? Quoi, ça sent la tisane et le vieil encaustique, le petit verre de porto de temps en temps ? Quoi, c’est vieillot et confortable, et ça fait « fête de patronage », « têtes blanches », « ah le petit vin blanc » et autres rengaines ? Moi je dis simplement : « ET ALORS ? ». Et je réplique : « Laissez-les vivre ».

 

 

Que le répertoire soit dépoussiéré, modernisé et même qu’on actualise la mise en scène, je suis pour. Qu’il faille pour cela éliminer une gamme d’œuvres au nom du préjugé « moderniste », en même temps qu’une partie de la population pas plus négligeable qu’une autre, là je ne suis plus d’accord du tout. Car le public d’opérette a fondu définitivement, pour ne plus renaître. Ce ne sont pas les tentatives ponctuelles de ressusciter Pas sur la Bouche (MAURICE YVAIN) ou Phi-Phi (ALBERT WILLEMETZ) qui ressusciteront la culture de l’opérette, cette structure qui fait exister en permanence un ensemble d’œuvres comme répertoire vivant.

 

 

En fait, il est très facile de rompre le fil d’une tradition. Et une fois rompu, la continuité du fil ne saurait être reconstituée. Quand le mal a été fait, la chose sort du champ de vision avant de sortir de la mémoire, et se résout en vague image nostalgique d’un jardin d'Eden qu’aucun effort d’irrigation nouvelle ne saurait faire reverdir.

 

 

Et je parle ici de l’opérette, et pas des sombrement ridicules « fêtes médiévales » qui émaillent la vie estivale de patelins touristiques où les gens, carrément, se déguisent pour faire comme six siècles auparavant. Et si la « batteuse » est de mémoire plus récente, je ne parle pas non plus des « fêtes de la batteuse », où il s’agit de faire comme du temps de nos grand’mères ou de nos propres jeunesses en allées. Tout est dans le « faire comme » : on se ment à soi-même pour voir sa trombine dans le journal local du lendemain.

 

 

Je parle d’un vrai genre musical, dont les précurseurs ont œuvré, si l’on veut à la fin du 18ème siècle, qui a pris forme dans la première moitié du 19ème, et qui a produit des chefs d’œuvre immortels dans la deuxième moitié (et quelques-uns ensuite). Et faire un chef d’œuvre avec du loufoque, reconnaissez la prouesse. « Voici le sabre, le sabre, le sabre de mon père. » « Ce roi barbu qui s’avance, bu qui s’avance. » C’est dérisoire et désopilant.

 

 

Alors c’est vrai que pour rester vivant, un répertoire doit se renouveler. L’opéra est un genre qui inspire toujours des compositeurs, même si les œuvres créées m’incitent à me tapoter le menton. Quand je pense à L’Echarpe rouge, de GEORGES APERGHIS, j’ai tendance à rigoler : un orchestre réduit à deux pianos et trois percussions, vouloir retracer toute l’histoire du communisme, le pari était de toute façon difficile à tenir. Mais Le Fou, de MARCEL LANDOWSKI, a beau mettre en scène le problème de la bombe atomique, ça reste d’un ennui mortel.

 

 

La cause en est que tout ça se prend terriblement au sérieux. On y sent poindre le nez du politiquement correct, de l’histoire édifiante, du moralisme consensuel et dégoulinant

 

 

Peut-être que l’opéra Wikileaks, en train de s’écrire autour des tribulations de monsieur JULIAN ASSANGE et de son site internet sulfureux, connaîtra le succès. Je me permets d'en douter. Toujours est-il que, bons ou mauvais, on écrit encore des opéras. Il n’en est pas de même de l’opérette. Après tout, peut-être son temps est-il passé ? En ce cas, deux petits mots à ajouter, et j’en aurai fini : de profundis.

 

 

Je me demande toutefois, au cas où l’opérette serait vraiment morte, si une certaine façon de s’amuser, qui lui était chevillée au corps, n’a pas également disparu corps et biens, entraînant ipso facto la mort de la forme dans laquelle elle s’exprimait. Je me demande au fond si ce n’est pas toute l’époque qui est devenue terriblement sérieuse, avec son insupportable visage marqué d’une gravité pénétrée de sa propre importance, et consciente de l’importance qu’il y a à ce que son propre masque tienne bon, imperturbable : « Comment pouvez-vous penser à vous amuser, vu les circonstances présentes ? ».

 

 

Cela sent terriblement son pasteur protestant. Et terriblement engoncé dans sa refingote noire au drap épais, comme on l'imagine dans quelque contrée anglo-saxonne. Cela sent très pesamment son indigeste « politiquement correct ».

 

 

Si c’est ça, j’ai une raison de plus pour ne pas apporter mon suffrage à la sinistre comédie qui se joue, dont le corps reptilien se resserre progressivement autour de la capacité respiratoire du vivant qui persiste. « Va petit âne, va de-ci de-là, cahin-caha, le picotin te récompensera ». Voilà ce que je dis, moi.