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samedi, 21 mai 2022

NOUS ET NOTRE EXOSQUELETTE

Dans cette mine d'or à ciel ouvert qu'est l'ouvrage en bande dessinée Le Monde sans fin, de Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain (Dargaud, 2021), je me régale des trouvailles de l'ingénieur-pédagogue pour aider le lecteur à se faire une idée concrète des problèmes complexes qu'il expose, servi tant bien que mal par les dessins de son acolyte. Pour l'amener en quelque sorte à visualiser ce qui apparaîtrait foutrement abstrait à force d'aridité.

Par exemple, pour expliquer les pouvoirs extraordinaires dont l'innovation technique incessante a doté le moindre individu mâle ou femelle de l'époque actuelle, il a eu l'idée de les représenter dans la figure genre "Marvel Comics" d'IRON MAN, conçue comme un facteur démultiplicateur de la simple force musculaire individuelle : « Le parc de machines qui travaillent pour nous est une sorte d'exosquelette qui a la même force mécanique que si notre puissance musculaire était multipliée par 200 » (p.43). Il va de soi que, hors de cet exosquelette, nous nous affaisserions comme des bouses, comme des êtres chétifs et pitoyables perdus dans la nature hostile. Iron Man, en quelque sorte, nous permet de vivre dans une redoutable ILLUSION de puissance.

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Je n'ai pas modifié le texte de la bulle : je l'ai juste bidouillé pour le rendre moins pénible à déchiffrer (un défaut du livre).

Iron Man — j'ajoute Iron Woman, parce que, pour les femmes, réputées musculairement moins avantagées, la chose est encore plus spectaculaire — peut tout, ou presque. Iron Man, c'est la personnification de l'ensemble des machines qui peuplent aujourd'hui le monde, et qui permettent d'une part de tout explorer, de tout exploiter, de tout fabriquer, de tout consommer, et d'autre part d'éviter aux individus qui en ont les moyens de « travailler à la sueur de leur front », de s'astreindre à des tâches rebutantes, fatigantes et jugées parfois dégradantes. Iron Man, c'est LE SYSTÈME machinique, industriel et, disons-le, capitaliste (tout à la fois abstraction anonyme et puissance concrète hégémonique), et c'est aussi l'innombrable masse des individus qui sont pris dans sa logique impériale et sont bien obligés de courber l'échine sous sa loi.

La contrepartie de cette toute-puissance, et qui a fini par faire sentir ses effets désagréables, puis nocifs, puis carrément délétères, c'est qu'Iron Man est un assoiffé pathologique, et qu'il faut lui injecter sans arrêt plus de pétrole si l'on ne veut pas qu'il cesse de fonctionner. L'ennemi d'Iron Man, c'est la panne sèche. Et la panne c'est notre angoisse, notre hantise et, peut-être bientôt, notre cauchemar : « Pourvu que rien ne vienne interrompre le flux énergétique qui nous alimente ! », nous disons-nous. « Pourvu que personne ne coupe le cordon ombilical par lequel nous arrive notre carburant vital ! »

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Vous les voyez, tous les enjeux géopolitiques ? Vous les voyez, les pétroles de schiste du Texas ? Les sables bitumineux de l'Alberta ? L'oléoduc russe Northstream II ? Toutes les menaces qui pèsent déjà sur l'équilibre instable du monde ? Bon, on me dira qu'on sait tout ça. Certes, rétorquerai-je, mais Jancovici et Blain ajoutent à ce savoir déjà enregistré, catalogué, mémorisé, une incomparable force de persuasion par le détour de la narration et de l'illustration. Quant à savoir si ce savoir suscitera une action en retour, va savoir ...

Car Jean-Marc Jancovici se veut avant tout vulgarisateur. Mais attention, pas le petit tâcheron capable de bousiller toute une discipline en prétendant la mettre à la portée du vulgum pecus. Ici, on est dans la grande vulgarisation, la sérieuse, celle qui pèse de tout son poids sur la diffusion des données scientifiques les plus importantes dans les plus larges couches de la population. Ce livre qui fait peur s'est déjà vendu à plus de 250.000 exemplaires (chiffre donné dans M. le Magazine du Monde daté 19 mars 2022). 

Je ne cesse d'apprendre ma leçon en revenant souvent à cette source de lucidité : plus ça va, moins je supporte les bonimenteurs, doreurs de pilules, beurreurs de tartines et autres passeurs de pommade et cireurs de grolles.

Voilà ce que je dis, moi.

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