mercredi, 25 mai 2016
LE MIRACLE VIALATTE
Chaque fois que je rouvre les Chroniques d'Alexandre Vialatte, il se passe le même phénomène qu'avec les Gaston Lagaffe : quelques pages suffisent pour retrouver le même sentiment délectable que la fois précédente. Ce n'est pas que je puisse comparer : Franquin et Vialatte ne jouent pas sur le même terrain. C'est juste qu'il faut que je parcoure dans les deux cas un peu de chemin pour toujours retrouver la même jubilation, celle que j'éprouve à me retrouver devant un paysage qui me va comme un gant.
Je suis jaloux. Je n’écrirai jamais comme ça. En 1953, Jacques Chardonne publie Vivre à Madère. Alexandre Vialatte aime les livres de Chardonne depuis longtemps. Quand il rend compte de celui-ci, dans une de ses Chroniques de La Montagne, il se surpasse. J’ai déjà cité ce paragraphe en d’autres temps, ici même. Je viens de le relire. Je n’hésite pas : ce paragraphe a du génie. Il vient de commenter le livre de son ami, dont il dit : « Vivre à Madère m’a tout l’air d’être un chef d’œuvre, la fleur d’un goût, d’un style, d’une civilisation ».
Et puis vient le paragraphe miraculeux :
« Tout est dans le ton, dans le timbre, dans le style. C’est une immense leçon de style. Cherchez-l’y cependant, vous ne l’y trouverez pas. C’est un serviteur invisible. Il a dressé la table, allumé les lumières, disposé les fleurs dans les vases. Il est parti. Il ne vous a laissé que la fête, elle tient toute dans un éclairage. Le style doit être une fête donnée par un absent ».
Pas un milligramme de graisse. Allez-y, essayez d'écrire la dernière phrase ! Moi, elle me laisse sur le cul, tant elle découle, fluide, de ce qui la précède.
Si quelqu’un peut lire cela sans être frappé par la perfection de la chose, je le plains. Je ne veux pas ajouter d'inutiles superlatifs : la chose se suffit à elle-même. Cela s'appelle la littérature. Seul regret : dommage que l’édition « Bouquins » des Chroniques de La Montagne ne comporte pas le nom de Chardonne. Est-ce une coquille ? Est-ce un oubli de l’auteur ?
Je n’en sais rien. Oublions cela, et délectons-nous.
Voilà ce que je dis, moi.
La chronique en question est datée du 21 avril 1953. Son titre est « Requins et tables solunaires ». On la trouve à la page 47 et suivantes des Chroniques de La Montagne, Robert Laffont, collection "Bouquins", 2000.
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