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vendredi, 06 mai 2016

S.A. NOBEL DE LITTÉRATURE

SVETLANA ALEXIEVITCH

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Quel livre terrible que La Fin de l’homme rouge, ce gros livre (542 pages grand format) de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature. Pour situer le cadre, disons que l’auteur s’est faite journaliste pour recueillir des dizaines de témoignages, chez les gens les plus divers, en les interrogeant non sur l’URSS, Staline ou le Communisme, mais sur la façon dont leur vie quotidienne se déroulait concrètement. On n’est pas dans les généralités abstraites et les grands principes. On est dans la réalité tangible d’existences particulières. 

Svetlana Alexievitch a fait de cette façon de procéder une véritable méthode de composition littéraire. Les fines bouches pourront bien dire qu’en laissant la parole à d’autres, l’auteur évite d’avoir à surmonter l’épineux problème de l’écriture et du style, et qu’à la limite, ce n’est donc pas de la littérature. Certes. 

Je répondrai que l’empilement de témoignages qui sont autant de cas particuliers, formulés dans des registres de langue extrêmement divers (du populaire au très soigné), finit par produire un effet saisissant de généralité, dont se dégage un vrai point de vue sur un monde, à la fois vaste et profond, comme dans les romans de Balzac. Comme dans la grande littérature. Une plongée terrifiante au cœur de la vie dans le système totalitaire mis en place par Staline (mais déjà, Lénine avait montré ce dont il était capable). 

Ce que les gens racontent dans le micro de l’auteur recouvre une période de temps très large, qui va, en gros, de la « grande guerre patriotique » (1941-1945), et même un peu avant, à nos jours, y compris le moment de bascule du communisme au capitalisme, que la phase de transition qui s’est appelée la perestroïka (Gorbatchev) a sinon provoqué, du moins facilité. Quelques interlocuteurs évoquent, au sujet du dernier maître du Kremlin communiste, la « faiblesse » de Mikhaïl Gorbatchev. 

C’est vrai que, vu rétrospectivement, le système soviétique finissant ne tenait plus que par l’extrême rigidité de ses structures bureaucratiques, et Gorbatchev a peut-être commis l’erreur de juger qu’on pouvait instiller une dose de souplesse dans un édifice qui, sclérosé de la base au sommet, n’attendait qu’une chiquenaude pour s’écrouler brutalement : « Sans Terreur, tout va s’écrouler en un clin d’œil » (p.324), dit assez justement un ancien exécuteur politique, qui s’était fait prescrire des massages de la main droite pour soigner les crampes qu’il avait le soir, quand il avait dû appuyer trop souvent sur la queue de détente (c'est le vrai nom de la "gâchette") de son revolver dans la journée, dans les caves de la Loubianka. 

Reste que le livre de Svetlana Alexievitch, en offrant au lecteur de plonger dans l’avant et dans l’après, permet de mesurer la profondeur et l’intensité du malheur auquel le peuple russe, dans son immense majorité, semble destiné. Toutes sortes de « profils » s’y côtoient, du plus humble ouvrier jusqu’à l’ancien colonel devenu un entrepreneur prospère (émigré au Canada). 

Les récits où la cruauté du système soviétique apparaît en pleine lumière sont légion. Par exemple celui-ci, d’un homme dont la femme a été arrêtée par le NKVD, comme beaucoup de ses amis : « A la dernière réunion du Parti, quand on avait récité la litanie des félicitations au camarade Staline, toute la salle s’était levée. Il y avait eu une tempête d’ovations. "Gloire au camarade Staline, l’organisateur et l’inspirateur de nos victoires ! Gloire à Staline ! Gloire à notre Guide !" Cela a duré un quart d’heure, une demi-heure … Tous les gens se regardaient, mais personne ne voulait être le premier à se rasseoir. Ils restaient assis. Et, je ne sais pas pourquoi, je me suis assis. Machinalement. Deux hommes en civil se sont approchés de moi : "Pourquoi vous êtes-vous assis, camarade ?" Je me suis levé d’un bond » (p.211). Inutile de dire que les ennuis ne faisaient que commencer. Sur le bureau du juge d’instruction, il reconnaît l’écriture de son voisin dans la lettre qui le dénonçait, celui qui a ressorti à la police, mot à mot, les conversations que sa femme et lui avaient en sa présence. 

Dans la cellule de cinquante personnes où il est enfermé, il raconte l’histoire drôle qui a envoyé son narrateur dans les griffes de la police politique : « Il y a un portrait de Staline au mur, un conférencier fait un exposé sur Staline, un chœur chante une chanson sur Staline, un artiste déclame un poème sur Staline … Qu’est-ce que c’est ? Une soirée consacrée au centenaire de la mort de Pouchkine ». Ce genre d’histoire abonde dans le livre, et donne une idée de la glaciation totalitaire qui a immobilisé le pays tout entier pendant soixante-dix ans. 

Les seules échappatoires qui offraient aux gens une issue de secours, une soupape de sûreté, étaient l’alcool, les livres et la cuisine. Pas le mitonnage de petits plats, mais la pièce où on les prépare. Les « réunions » qui s’y déroulent n’ont rien d’officiel, et c’est le seul endroit où les propos sont à peu près libres, si l’on excepte les délateurs possibles, mais aussi les éventuels micros, vers lesquels on se retourne parfois, par défi, pour s’adresser au flic censé écouter. 

Autre histoire de dénonciation, p.87 : deux femmes sont très amies, elles ont chacune une fille. L’une, un jour, quand elle est arrêtée, demande à l’autre de veiller sur sa fille. Dix-sept ans après, quand elle revient, elle baise les pieds de son amie, pour avoir veillé sur l'enfant. Et puis un jour où elle peut consulter le dossier qui l’a envoyée en camp, quand elle découvre que la lettre de dénonciation avait été écrite par cette « meilleure amie », elle se pend. 

Autre histoire encore : « Mais oncle Vania est revenu … Sans dents, avec une main desséchée et un foie hypertrophié. Il a recommencé à travailler dans son usine, au même poste, il était dans la même pièce, le même bureau … (Il allume une autre cigarette.) Et celui qui l’avait dénoncé était assis en face de lui. Tout le monde le savait, et oncle Vania le savait aussi … Ils allaient aux réunions et aux manifestations, comme avant » (p.321). 

Sans commentaire. 

Voilà ce que je dis, moi.

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