jeudi, 24 décembre 2015
GÉNÉRATION BATACLAN ?
C’est entendu, Le Monde n’est plus ce qu’il fut. Mon Monde à moi n’accueillait pas de publicité, restait soigneusement déconnecté de la mode, du luxe et de la volupté, débranché des cours de la bourse, vierge de toute pollution photographique : le langage régnait en maître, en prince impérial, avec une concession dédaigneuse, de loin en loin, au dessin humoristique. Le Monde était imbattable pour la quantité et la densité du contenu. Je ne dirai pas quand j'ai commencé à lire Le Monde, ce serait avouer mon âge. A chacun sa pudeur. C’était la haute exigence de l’intègre et austère Hubert Beuve-Méry qui avait édifié ce bâtiment.
Ce n’est hélas plus le cas, et depuis longtemps, du « journal de référence » : surfaces largement consacrées à vanter toutes sortes de marchandises, à faire l’éloge du « Style », des Montres (Bréguet, Blancpain, Patek Philippe, ...) et du Luxe, un magazine « M » hebdomadaire presque totalement insignifiant, futile et creux (à la notable exception du dernier), tout cela joint à une pagination soumise à un régime amaigrissant qui nous fait friser l’anorexie et à un prix inversement proportionnel.
Bref, pour être resté lecteur du Monde, il faut avoir une foi bien chevillée et considérer l’action de s’informer comme un devoir, et même un militantisme. Et ne pas prêter une attention excessive aux errements auxquels mène parfois la stratégie de « juste-milieu » appliquée par la rédaction en chef aux contenus. Je laisse par ailleurs de côté la question de la présence du fade Plantu en « Une », que je laisse pisser la neutralité de son eau tiède dans son violon quotidien.
Cela dit, on trouve encore dans Le Monde des analyses, des reportages et des enquêtes qui me semblent frappées au coin du bon journalisme, parfois du grand. C’est pourquoi il faut souligner la belle initiative prise par la rédaction après les attentats du 13 novembre : chaque jour (ou presque) ont été publiées les notices nécrologiques de toutes les victimes. Enfin, pas tout à fait des notices : il faudrait plutôt parler d’éloges funèbres. A chaque fois, c'est poignant, dérisoire et essentiel.
Les journalistes sont allés voir les familles, les amis, les entourages, et en ont rapporté la matière permettant d’établir des « portraits ». Le point commun de ces portraits est le jour favorable dont chacun s'en trouve éclairé. Cela se comprend sans peine : autant, le 7 janvier, j'ai eu le sentiment de perdre de vieux compagnons de route en la personne de Cabu, Wolinski et Bernard Maris, autant le 13 novembre, moi anonyme, je me suis senti personnellement visé par les balles des assassins. Le soir qui vous fait redevenir un Français viscéral.
Les rafales sur La Belle Equipe, Le Carillon, Le Bataclan, c'est aussi sur moi qu'elles ont été tirées. C'est ce qui m'a fait juger ahurissante la déclaration du père Hervé Benoît, prêtre de la basilique de Fourvière, ce curé qui met sur le même rang (comme « frères siamois ») les assassins de Daech et les victimes du 13 novembre.
Ce misérable curé (c'est quoi, au fait, la "charité chrétienne" ?), s’il ne confond pas les valeurs, confond allègrement les temps. Car il y a un temps pour dénoncer la civilisation des loisirs et du laisser-aller, la société du tout-permis, la culture du plaisir immédiat et personnel, quand on aspire à un idéal de spiritualité à visée eschatologique. Et puis il y a un temps pour combattre les ennemis de cette civilisation, qui n'ont en réalité qu'une visée de domination totalitaire. C’est une putasserie sans nom d’assimiler les bourreaux et les victimes. En l’occurrence, ce n’est ni plus ni moins que se ranger du côté des bourreaux et en adopter le point de vue. Le père Hervé Benoît se trompe évidemment de guerre.
Car le père Hervé Benoît confond la guerre qu'il mène contre une civilisation de la décadence morale et la guerre que nous fait un ennemi qui ne vise que l’éradication de la civilisation née de l’humanisme et des Lumières. La bêtise crasse et transcendantale du père Hervé Benoît de Fourvière m’aurait tétanisé, si j’étais tombé dans le panneau de confondre la légitime défense et la critique d’une civilisation dont je réprouve si souvent ici les aboutissants (argent, marchandise, déstructuration, destruction, …), mais dont je révère les tenants (humanisme, Lumières, ... ). Je m'accroche à ces tenants-là, qui sont la seule bouée encore en vie, capable de sauver l'humanité de la noyade promise.
Moi, je ne réfléchis pas autant que le père Hervé Benoît. Je marche plus à l'instinct de survie. Autant je suis critique à l’encontre de tout ce qui élève la marchandise sur un piédestal de marbre noir, autant je m’interdis de m’en prendre aux personnes humaines qui cherchent à exister dans cette époque radicalement inhospitalière. Les conditions de vie faites par l’époque à l’humanité de l’homme étant particulièrement précaires, je me garde comme de la peste de juger dérisoire l’appétit de certains de vivre des moments de joie collective, d’autant plus que j’ai, dans mon jeune temps, adoré vivre de tels moments, intenses et insignifiants.
Si l'on peut parler d'une "génération Bataclan", ce qui ressort du Mémorial du 13 novembre édifié par Le Monde, c'est à cause de l'impressionnant besoin de fraternité dont témoigne la vie des victimes jusqu'au moment des attentats, telle qu'elle est rapportée par les proches. Ce qui ressort de tous les portraits dressés par les journalistes du Monde, c'est l'appétit de vivre avec les autres qui servait de guide à ces personnes fauchées par un tout petit nombre de malades mentaux très rationnels et méthodiques. Souvent des bandes d'amis fidèles qui s'étaient connus sur les bancs d'une école. En l'état, je me refuse à critiquer l'esprit d'enfance qui préside peut-être à cet appétit. Je m'y suis baigné autrefois.
Heureusement, il n’y avait pas de Kalachnikovs au Festival de Fourvière en juillet 1978, il n’y avait que les Bijou, les Spions (un truc hongrois ravageur), les Olivensteins (« Euthanasie papy, euthanasie mamy »), les Cimarrons qui faisaient danser le théâtre antique et Little Bob Story qui faisait scander « Barbe noire » parce que, mis en colère que le groupe ait été rejeté en fin de nuit, celui-ci (le batteur ou bassiste) refusait de revenir sur scène. Pas de Kalachnikovs à la Salle des Sports de Villeurbanne aux concerts de Duke Ellington ou de Sun Râ. Pas de Kalachnikovs au Palais des Sports de Lyon aux concerts des Queens, de Jacques Higelin ou de Frank Zappa (j’ai encore dans l’oreille : « The poodle bites, the poodle choose it » - repris dans "Apostrophe", je crois).
Juste pour dire que j’ai été comme ça. Si ce n’avait pas été l’âge et la correction de trajectoire, j’aurais peut-être été là, au Bataclan. Est-ce que j'aurais fait de mon corps un rempart pour mon amoureuse de l'époque ? Ai-je le droit de juger ces personnes au seul motif que mon regard a changé du tout au tout en matière de culture, de musique, de civilisation ? Je me mépriserais si je le faisais. J'ai laissé tomber les concerts de cris hystériques, de batteries furieuses et de guitares électriques saturées. Mais je n'ai pas le droit d’oublier ce que j'ai été, ce que j'ai fait, ce que j'ai aimé, ce que j'ai dit. Je n'ai pas le droit de jeter l’anathème sur des gens qui en passent aujourd’hui par des étapes où nous autres, plus âgés, passâmes un jour, quoi qu'il en soit de l'itinéraire qui a été le nôtre. De la vie que j'ai menée, que je le veuille ou non, je suis obligé de garder tout, y compris les choses, les œuvres, les êtres et les femmes que j'ai cessé d'aimer.
Je veux dire : je n'étais pas meilleur à leur âge que ne l'étaient : Thomas Ayad (Bataclan), Franck Pitiot (Bataclan), Estelle Rouat (Bataclan), François-Xavier Prévost (Bataclan), Madeleine Sadin (Bataclan), Antoine Mary (Bataclan), Marie Lausch (Bataclan) et son amoureux Mathias Dymarski (Bataclan). Ce sont les noms qui closent la liste des morts dressée par Le Monde, dans son « Mémorial du 13 novembre », infiniment plus estimable que l'exécrable spectacle donné aux Invalides par le "Freluquet en chef". A cette liste, il faudrait ajouter les vingt noms des morts dont les familles n’ont pas souhaité participer, et les trois familles qui « refusent que le nom de leur proche soit cité ». Respect !
Le deuil qui est le mien ne m'appartient pas. Mon deuil appartient à un organe dont j'ignore le nom. Un organe qui me dépasse, qui palpite et qui bat comme un cœur, un cœur sur lequel je n'arrive plus à mettre un Nom : « Suis-je Amour ou Phébus ? Lusignan ou Biron ? ». France ? Patrie ? Nation ? Civilisation ? Dans les circonstances présentes, les mots, les noms manquent, pour désigner ce qu'il faudrait pouvoir désigner : « Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache noire et froide où, vers le crépuscule embaumé, un enfant plein de tristesse lâche un bateau frêle comme un papillon de mai ».
Respect aux morts ! Honneur aux hommes qui se sont jetés entre leurs compagnes et les balles (ils sont plusieurs, morts de leur amour pour une femme) ! Oui, ma réaction est peut-être naïve et très "premier degré", je n'y peux rien. Ce qui est sûr, c'est que je remercie le journal Le Monde, pour une fois, pour avoir édifié ce monument aux morts de haute valeur et d'intense luminosité !
Voilà ce que je dis, moi.
Note : les seules photos correspondant à des noms cités dans l'avant-avant-dernier paragraphe de ce billet sont les sept dernières. Que la mémoire de tous les autres me pardonne.
09:00 Publié dans DANS LES JOURNAUX | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : journal le monde, hubert beuve-méry, journal de référence, plantu, 13 novembre paris, attentats paris, bataclan paris, charlie hebdo, cabu, wolinski, bernard maris, frères kouachi, café la belle équipe, café le carillon, rue de charonne, père hervé benoît, basilique de fourvière, little bob story, festival fourvière 1978, kalachnikov, duke ellington, sun ra, queens, jacques higelin, frank zappa, thomas ayad, franck pitiot, erouat, françois-xavier prévost, madeleine sadin, antoine mary, marie lausch, mathias dymarski, eagles of death metal, nerval el desdichado, rimbaud le bateau ivre
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