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mardi, 28 avril 2020

ADRIENNE

Je suis en deuil. La BD lyonnaise est orpheline. La BD française a perdu une icône.

ADRIENNE EST MORTE.

Adrienne est morte vendredi 24 avril, à cause de cette ordure de virus qui paralyse le monde depuis la mi-mars. Elle avait 89 ans. Je l'ai appris dans les colonnes du Progrès d'hier.

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En 1988, le grand Jacques Tardi a rendu hommage à Adrienne dans son adaptation BD de 120 rue de la Gare de Léo Malet, qui met en scène Nestor Burma, de passage à Lyon au retour du stalag en 1941.

A la page 95, on voit la rue Petit-David dans son jus (il y a même la plaque), on voit l'enseigne de la librairie Expérience ouverte par Adrienne en 1973, et puis on voit Adrienne Krikorian telle qu'en elle-même, en train de lire Mickey (j'ai coupé le détective pour mettre Adrienne au centre, pardon, monsieur Tardi ; Le Progrès reproduit la vignette en entier : le gars a-t-il pompé mon billet du 26 janvier 2018 ?). 

Je n'ai aucune idée des sommes que j'ai englouties au fil des années dans ce lieu de perdition pour amateurs de bande dessinée. Je me rappelle seulement les mètres de rayons qu'il a fallu sans cesse ouvrir au fil du temps pour accueillir les nouveaux invités. J'ai déniché quelques trésors dans l'estancot de la rue Petit-David. Revenant du festival d'Angoulême en 1977, elle avait réussi à se procurer quelques exemplaires d'une BD fabuleuse : Capitaine Cormorant d'Hugo Pratt, imprimée en sérigraphie (200 exemplaires !!!). Une merveille ! Un absolu ! Et la "Ballade" de Corto Maltese en italien !  Et Corto en Sibérie ! Et les Corto Casterman première manière !

C'est chez Adrienne que j'ai acheté tous mes Hugo Pratt. Ah non, pourtant : il me revient que j'avais commandé directement à l'éditeur les deux gros volumes "Corto Maltese" (le premier en 1971) de format oblong des éditions Publicness grâce à des publicités parues dans la magnifique revue Zoom. C'est que j'avais pris le virus Corto Maltese bien plus tôt (n'exagérons rien : c'était en 1970), depuis que j'avais découvert cet aventurier improbable dans les pages du Pif-Gadget que recevait mon petit frère (15 ans plus jeune). 

Voilà toute une époque de ma vie où Adrienne a eu une place de choix. On ne pouvait pas ne pas aimer Adrienne. Chez elle, on ne pouvait pas ne pas dépenser son argent. Je vous parle de longtemps avant que la librairie, en migrant place Antonin-Poncet en je ne sais plus quelle année, devienne un bel endroit "avec-pignon-sur-rue" capable d'accompagner la montée en puissance de la bande dessinée, et que l'excellent Jean-Louis Musy ne recueille et fasse fructifier l'héritage de cette véritable pionnière. Si c'était de l'alpinisme, on parlerait d'une "grande première hivernale du pilier nord" (je me rabattrais sans problème sur une "directissime").

La différence entre les deux magasins est (en dehors de la surface) qu'il fallait monter deux ou trois marches rue Petit-David alors qu'il faut les descendre pour accéder au magasin de Bellecour.

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Bon, il se trouve que le moment où j'ai pris quelque distance avec l'univers de la BD coïncide avec le moment où Adrienne a commencé à passer les rênes de la librairie à son successeur : j'ai beaucoup moins fréquenté la nouvelle échoppe que la tanière historique. Il paraît aujourd'hui autour de 5.000 albums de bande dessinée par an. Il fut un temps où j'étais quasiment en mesure d'acheter la totalité des 150 volumes qui sortaient chaque année. Un saut quasiment épistémologique ! Un changement d'échelle !

Le tout petit ruisseau de ce qui était alors une modeste lubie d'aristocrate (subjectif) s'est aujourd'hui métamorphosé en un flot torrentiel, un Niagara populiste (objectif) où tentent de survivre une infinité de tâcherons, et où se retrouve noyée une poignée de virtuoses du dessin et du scénario. Je reste fidèle à quelques grands bonshommes (Hermann, Tardi, ...), mais trop, c'est décidément trop. Quelle âme indomptable est capable de survivre dans cette atmosphère de bombe démographique déflagrante ? Hergé lui-même, dans ce monde surpeuplé, n'aurait jamais pu espérer devenir Hergé.

Je ne peux pas dire que la BD a complètement cessé de m'intéresser, mais je l'avoue, je n'arrive plus à faire face. On me dit par exemple que Manu Larcenet a un succès fou et qu'il fait figure aujourd'hui de grande vedette du genre. Je ne dirai pas qui m'a offert son Retour à la terre. Je dirai juste que j'ai détesté au premier coup d’œil le dessin. Je trouve ses personnages d'une laideur caricaturale, même si je reconnais que l'auteur sait dessiner quand il veut bien s'y mettre, comme on le voit ci-dessous.

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La BD, dans le fond, c'est comme la chanson : de même qu'on dira qu'elle est réussie quand elle arrive à rendre indissociables le texte et la mélodie comme sont inséparables l'avers et le revers d'une médaille, de même la réussite d'une BD résulte de l'imprévisible mariage entre un dessin et une histoire (Bilal-Christin, Mézières-Christin, Uderzo-Goscinny, Gazzotti-Tome, Michetz-Bosse, Vance-Van Hamme, Mezzomo-Lapière, etc...). Il ne saurait y avoir une recette pour faire du résultat une réussite. On est là dans l'impondérable : ça le fait, ou ça le fait pas. Point c'est tout.

Il paraît qu'Adrienne suivait attentivement le mouvement qui fabrique l'histoire de la BD. J'ignore ce qu'elle pensait de Manu Larcenet.

Quoi qu'il en soit, merci Adrienne. Merci pour tout, chère Adrienne.