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vendredi, 08 mai 2015

COCAÏNE ÜBER ALLES !

SAVIANO 2014 EXTRA PURE.jpgPetit florilège de propos tenus par Roberto Saviano dans Extra pure (Gallimard, 2014). 

Il tissa des liens avec certains parrains de Guadalajara, obtint le contrôle des aéroports et des pistes clandestines, corrompit José de Jesús Gutiérrez Rebollo, chef de l’Institut national pour la lutte contre la drogue qui, avec ses hommes, devint son bras armé, profitant de son solide réseau d’informateurs pour faire place nette des ennemis et des concurrents en échange de pots-de-vin de millionnaires. (p. 67) 

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La photo du corps de Barbas circule sur Internet : son pantalon est baissé afin qu’on voie son slip, et son tee-shirt remonté laisse apparaître un torse nu couvert d’amulettes et de billets de banque, pesos et dollars. C’est l’humiliation finale de l’ennemi. Les militaires nieront avoir touché le corps, mais il y a fort à parier que les techniques d’humiliation si chères aux nouveaux cartels comme les Zetas et les Beltrán Leyva eux-mêmes contaminent peu à peu les hommes payés pour y mettre fin. Armée et narcos de plus en plus semblables. (p. 72)

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Les autorités américaines sont parvenues à fixer droit dans les yeux le cartel de Sinaloa et ce qu’elles ont vu, c’est une multinationale avec des liens et des ramifications partout dans le monde avec, au sein de son conseil d’administration, des supermanagers qui ont des relations dans tous les coins de la planète. (p. 74) 

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De nouvelles bourgeoisies mafieuses gèrent aujourd’hui le trafic de coke. (p. 102) 

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« Les Serbes. Méticuleux, impitoyables. Des bourreaux appliqués.

– Foutaises. Les Tchétchènes. Ils ont des lames si bien aiguisées qu’on se retrouve à terre, vidé de son sang, avant d’avoir compris ce qui se passait.

– Des amateurs à côté des Libériens. Ils t’arrachent le cœur alors que tu es encore en vie et ils le mangent.

(…)

– Et les Albanais ? Ils ne se contentent pas de te buter, toi. Non, ils s’occupent aussi des générations à venir. Ils balaient tout. Pour toujours.

– Les Roumains te mettent un sac sur la tête, ils t’attachent les poignets au cou et ils laissent le temps faire son œuvre.

– Les Croates te clouent les pieds, et tout ce que tu peux faire, c’est espérer que la mort arrivera le plus vite possible ». (p. 108) 

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Le résultat, c’est qu’après des années de politique de la terre brûlée, au sens littéral, la cocaïne colombienne représente encore plus de la moitié de toute celle consommées dans le monde. (p. 193) 

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Quand le chef d’un gang colombien explique pourquoi les AUC acceptent de négocier avec le gouvernement : « Pour la première fois, un gouvernement veut renforcer la démocratie et les institutions. Nous avons toujours réclamé la présence de l’Etat et fait appel à sa responsabilité. Nous avons pris les armes parce qu’il n’exerçait pas cette responsabilité. Nous avons dû nous substituer à lui dans les régions dont nous avons eu le contrôle territorial et où nous avons exercé une autorité de fait ». A la fois vrai et singulièrement culotté, évidemment. (p. 201) 

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Dans les hautes sphères colombiennes, on faisait des affaires et on collaborait avec les paramilitaires. Procureurs, hommes politiques, policiers, généraux de l’armée : certains pour avoir une part du gâteau sur le marché de la cocaïne, D’autres pour s’assurer votes et soutiens. (p. 204) 

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C’est lui qui l’arrose d’argent à blanchir au plus vite dans les Caraïbes : six cent soixante et onze millions huit cent mille lires plus cinquante mille dollars, puis deux tranches de trois cent quatre-vingt-dix-huit millions trois cent cinquante mille lires et trois cent soixante-neuf millions quatre cent cinquante mille lires, le tout en l’espace d’un an et demi. (p. 274) 

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C’est pourquoi les prêts interbancaires ont systématiquement été financés par l’argent provenant du trafic de drogue et par d’autres activités illégales. Certaines banques ne doivent leur salut qu’à cet argent. Une grande partie des trois cent cinquante-deux milliards de narcodollars estimés a été absorbée par l’économie légale et donc parfaitement blanchie.

         Trois cent cinquante-deux milliards de dollars : les gains du narcotrafic représentent plus d’un tiers de ce qu’a perdu le système bancaire en 2009, comme l’a dénoncé le FMI, et ce n’est que la partie émergée ou perceptible de l’iceberg vers lequel nous nous dirigeons. (p. 302-304) 

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New York et Londres sont aujourd’hui les deux plus grandes blanchisseries d’argent sale du monde. Ce ne sont plus les paradis fiscaux, les îles Caïmans ou l’île de Man, mais la City et Wall Street. (p. 304) 

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L’ironie a voulu que le coup dur soit venu précisément du pays le plus renommé pour sa vieille tradition de secret bancaire, la Suisse, où les poursuites judiciaires contre Salinas [frère d’un ancien président du Mexique : tiens donc !] se sont prolongées pendant de nombreuses années. Elles ont également continué après que Carla Del Ponte fut devenue procureur du Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie à La Haye, se consacrant aux crimes de Slobodan Milosevic, et elles se sont conclues par un procès au cours duquel le juge suisse a établi que les structures de l’Etat mexicain protégeaient le trafic de drogue et que l’argent ne pouvait avoir des origines légales. (p. 311-312) 

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La mafia russe a émergé grâce à des hommes en mesure d’exploiter avec intelligence et férocité les nouvelles possibilités qui s’offraient, mais aussi parce qu’ils ont derrière eux une histoire faite de structures et de règles leur permettant de régner sur le Grand Désordre. Après des années passées à naviguer dans les égouts criminels du monde entier, je peux affirmer que c’est toujours ce qui favorise le développement des mafias : la vacance du pouvoir, la faiblesse, la corruption d’un Etat qui a en face de lui une organisation proposant et incarnant l’ordre. (p. 320) 

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Les "vory" [chefs mafieux en Russie] repéraient ce à quoi le peuple n’avait pas droit au nom du communisme et apportaient chez les dirigeants du Parti les bienfaits du « sale capitalisme ». Ainsi s’est forgée entre la nomenklatura et la criminalité organisée une alliance destinée à avoir d’énormes répercussions. (p. 322) 

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En Amérique latine et en particulier dans les Caraïbes, les Russes ont trouvé des Etats aussi faibles que ceux qui ont permis l’ascension de la Mafija : corruption, délinquance omniprésente, système bancaire perméable, juges complices. (p. 344) 

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Voilà ce qu’il dit, Roberto Saviano.  

Note : Le Monde daté 8 mai2015 8 MAI TITRE.jpg (c'est aujourd'hui) confirme (p. 14).2015 8 MAI.jpg

lundi, 09 mars 2015

UN MAGISTRAT IMPECCABLE

MAILLARD JEAN DE.jpgJean De Maillard a publié Le Rapport censuré en 2004. Je devais avoir acheté le bouquin dans l’élan qui suit une prestation médiatique assez motivante. Je l’avais soigneusement entreposé. L’ayant ressorti de sa gangue, je viens de le lire. Et je me dis : que de temps perdu, pourquoi ne l’ai-je pas lu avant ? Car c’est un livre qui m’aurait permis de comprendre plus tôt quelques-uns des ressorts sur lesquels tressaute le monde qui est le nôtre.

 

Il a beau dater de dix bonnes années, il réussit à anticiper le monde tel qu’il se présente aujourd’hui. C’est très étonnant. La Russie et la Chine ont beau être totalement absentes de son tableau, il dépeint avec précision les mécanismes géopolitiques et géoéconomiques qui régissent les flux marchands et financiers à l’œuvre dans le nouveau système sanguin élaboré par la mondialisation.

 

Jean de Maillard est magistrat. Pas n’importe quel magistrat : il était vice-président du Centre d’Etudes sur le Blanchiment et la Corruption quand le Ministère des Affaires Etrangères lui a commandé un rapport sur les flux d’argent sale. Le monsieur semblait assez pointu en la matière. Malheureusement, il ne s’étend pas sur les raisons qui ont poussé les hauts fonctionnaires à enfouir le rapport dans les profondeurs de leurs tiroirs.

 

Après lecture, on comprend mieux : c’est le genre de rapport à même de vous brouiller avec votre plus fidèle allié. A dire vrai, ce n'est pas vraiment le rapport tel que remis au ministère, j'imagine qu'il n'avait pas le droit : « Ce livre n'est pas la copie intégrale du rapport remis au ministère des Affaires étrangères, mais il en constitue la suite. J'y reprends l'essentiel de mes réflexions et de mes thèses qui, en deux ans, n'ont pas été démenties. Je les ai simplement nourries au fil du temps » (p. 9). Les cogitations et recherches de l'auteur sont essentiellement de nature et de portée géostratégique.

 

En gros, la thèse de Jean de Maillard est la suivante : les Etats-Unis ne sont à coup sûr pas un Etat impérialiste, ils veulent juste rester les premiers dans l’économie mondiale. En clair, ils ne rêvent pas de domination, mais de « dominance ». En pratiquant le mieux possible ce qu'on appelle la « charité bien ordonnée ». En clair, leur stratégie consiste à utiliser tous les moyens économiques, politiques, voire policiers, pour consolider leur position dominante, dans un modèle d’économie mondialisée calqué sur le fonctionnement de leur propre système.

 

Deux impératifs pour atteindre cet objectif : tout faire pour favoriser le rayonnement de leurs grandes entreprises transnationales ; imposer à toutes les autres nations le type de fonctionnement qui sera le mieux à même de favoriser le développement indéfini de ces entreprises. L’auteur cite Zaki Laïdi : « … Les Etats-Unis entendent américaniser le monde, mais ils ne veulent pas mondialiser l’Amérique » (p. 283). Un des chapitres du livre s’intitule d’ailleurs « La mondialisation unilatérale ». Non pas dominer, donc, mais se débrouiller pour que leur propre système (de valeurs, de critères, …) essaime partout sur la planète, et qu’ils en restent les principaux animateurs et bénéficiaires. Nuance.

 

Le génie de l’auteur (ne mégotons pas) est, en partant de recherches sur les aspects économiques de la grande criminalité internationale et les flux de transactions de toutes sortes qu'elle génère, d’avoir abouti à la conclusion que rien ne différencie structurellement les circuits, canaux et réseaux qu'elle met en place de ceux de l’économie légale. L’un des intertitres du chapitre 3 le dit bien : « L’impossible discrimination des flux criminels » (p. 104). Les circuits criminels sont une conséquence logique et quasiment forcée de l'économie ultralibérale telle qu'elle organise aujourd'hui les échanges.

 

Le raisonnement est simple : quand la priorité est de faciliter les affaires, le commerce, les transactions, difficile, sinon impossible d’empêcher que des petits malins introduisent dans le circuit l’argent produit par les activités malpropres (drogue, crime organisé, terrorisme, trafics d'êtres humains …). D’autant que certaines structures mises en place dans le cadre légal, comme les paradis bancaires et fiscaux, pour « optimiser » les marges de profit, sont éminemment perméables. Les seules banques que les Etats-Unis cherchent à faire disparaître sont les fausses banques, les « coquilles vides » créées par les mafias dans les paradis fiscaux.

 

Tout tourne, selon l’auteur, autour de l’abandon de ce qu’il appelle le « monopole de l’illégalité légitime » par les Etats (le droit qu'ils se donnent, par exemple, de transgresser leurs propres lois, au nom de la "raison d'Etat"), et de la mise en remorque qui s’ensuit du politique par l’économie. Résultat, les Etats sont devenus des instances de pouvoir parmi d'autres, et même inférieures si l'on regarde la concurrence généralisée du politique, de l'économique et du criminel. Au point que : « L’illégal est devenu un moyen privilégié de produire de la valeur économique et financière, non en exécution d’un plan pervers mais à cause des structures du système-monde » (p. 88).

 

Et plus loin : « En d’autres termes, le système-monde érige des normes dont il a besoin pour se légitimer, en même temps qu’il invente les mécanismes de leur subversion dont il a besoin pour vivre. Ainsi, la mondialisation produit autant de légalité que d’illégalité car elle a découplé les modes de production de l’une et de l’autre. Cette proposition peut paraître absurde, elle est pourtant la clé de la mondialisation » (p. 89). L’auteur ne saurait plus clairement signifier que l’écheveau est inextricable.

 

Et il enfonce encore le clou quand il constate qu’après le 11 septembre, les Etats-Unis ont modifié la mission de nombreux services précédemment dédiés à la lutte contre les trafics criminels : concentrant tous leurs efforts sur la lutte contre le terrorisme, ils ont, au moins en partie, négligé les cartels de la drogue.

 

Je n’en finirais pas d’énumérer les informations étonnantes (étonnantes pour moi, qui ne suis ni juriste, ni économiste, ni géostratège, ni policier, …) dont fourmille le livre. Jean de Maillard, dans Le Rapport censuré, a non seulement rassemblé une masse énorme d’éléments, mais il en a tiré une synthèse absolument lumineuse sur la façon dont s’organise le monde en général.

 

En particulier sur la façon dont les Etats-Unis entendent bien ne pas se délester sans combat de leur prééminence au bénéfice d’une authentique « concurrence libre et non faussée », épée que l’ultra-libéralisme a plantée dans le cœur de l’Europe, pour en faire le jouet des diverses forces qui s’affrontent sur la planète.

 

Maillard raconte entre autres par le menu comment les Etats-Unis ont laissé des institutions internationales (OMC, FMI, Banque Mondiale) dicter des règles qu’eux seuls s’autorisaient à enfreindre ; comment ils ont réussi à imposer, au nom de la « transparence », à toutes les banques non-américaines de passer par des établissements américains pour toutes les transactions réalisées en dollars (leur donnant un droit de regard totalement indu) ; comment ils ont réussi à externaliser les contrôles douaniers dans les ports non-américains, avec supervision des douanes américaines avant toute opération d’importation de marchandises sur leur sol … au mépris de la souveraineté des autres Etats. Bref, la liste est longue.

 

Le livre date de 2004. Il faudrait voir ce que dirait Jean de Maillard dix ans après, au sujet de la résurgence de la Russie, de l’émergence de la Chine, des accords de libre-échange que l’Amérique et l’Europe sont en train de « négocier », on ne sait pas bien sur quelles bases ni selon quelles modalités. Pour Maillard, cela ne fait aucun doute : l’Europe est vassale.

 

En attendant, Le Rapport censuré (éditions Flammarion) reste un ouvrage de haute tenue, d’une grande rigueur intellectuelle, un tantinet austère à la lecture. Et le constat qu’il dresse de l’état du monde est pour le moins inquiétant.

 

Le livre magistral d’un magistrat impeccable.

 

Voilà ce que je dis, moi.