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vendredi, 16 septembre 2016

MISE AU POINT

Les curieux qui se hasardent sur ce blog avec une certaine régularité ont peut-être remarqué que les billets traitant de « l’actualité » et du monde comme il va se sont raréfiés, et même, plus généralement, que les billets « rédigés » ont presque disparu depuis le début de l’été, et même avant, le plus souvent remplacés par des photographies (qui valent bien sûr ce qu’elles valent, sans plus quoique sans moins). C'est parce que j'ai l'impression d'achever un tour de piste, et que je n'ai guère envie de recommencer en me répétant ad vitam aeternam, ad libitum et même usque ad nauseam.

Je l’avoue : j’ai de plus en plus de mal à me lancer dans des diatribes contre tout ce qui cloche en France, en Europe et à travers le monde. Et pourtant ce ne sont pas les occasions qui manquent, à commencer par les farces sportives qui se sont relayées pendant les derniers mois pour empêcher les gogos de penser à leur propre destin. Roland-Garros, Tour de France, Jeux Olympiques (et pire : les paralympiques, avec leur rugby-fauteuil (quid des placages ?) et leur sprint pour aveugles). Je précise que je n'ai strictement rien contre les handicapés, que je connais d'assez près : j'en veux juste au spectacle omniprésent, omnipotent, asservissant.

Ne parlons pas des grands « débats » soigneusement montés en mayonnaise par les sphères médiatique et politique (une déclaration de candidature à la primaire de la droite, une non-déclaration très attendue à la primaire de la gauche, une rixe sur une plage corse, la démission surprise d’un jeune loup du gouvernement, etc.). Toujours le spectacle ahurissant d'acteurs qui se démènent sous les yeux de foules invraisemblablement prosternées devant des "exploits" de plus en plus micrométriques. 

Oui, je l’avoue : j’ai de plus en plus de mal. Oh ce n’est pas que la colère ait disparu, bien au contraire : elle est intacte, et même renforcée par certains avis qui convergent (l'extraordinaire phrase de Bernard Moitessier à la fin de La Longue route : « Je porte plainte contre le Monde Moderne ») et aiguisée par les nouvelles qui nous viennent d’à peu près partout, que ce soit de la politique (de plus en plus petite et dérisoire), de l'état de la société française (de plus en plus disloquée), du système économique (de plus en plus dans l’aliénation mentale), du diagnostic posé sur la santé de la planète (de plus en plus de mains sur le signal d’alarme, mais paralysées par des forces de plus en plus contraires).

C’est plutôt une sorte de lassitude : tout le monde (ou à peu près – je parle des gens de bonne foi) est d’accord, tant qu’on en reste au diagnostic : les démocraties sont en danger, et pas seulement pour des raisons extérieures (Daech, Al Qaïda, …), mais aussi à cause d’un essoufflement physiologique qui remet en cause jusqu’à leur existence. C'est quand il s'agit d'adopter des solutions que le consensus vole en éclats et que la Bête "moderne" freine des quatre fers.

Le changement climatique, la pollution, la dévastation de la nature conduisent avec une tranquille certitude et une bonhomie placide l’humanité vers son cataclysme. Quant à l’économie, elle est impatiente de régner sans partage et sans contre-pouvoir, entre les griffes de mastodontes financiers hallucinés et de mastodontes industriels plus puissants que des Etats (les fameux GoogleAppleFacebookAmazon, le colosse Bayer dévorant le mammouth Monsanto), le tout exerçant impunément sa dictature. Je ne parle pas de l’infinité des moyens de contrôle des individus pour les traquer dans tous les moments de leur vie (avec leur consentement empressé), et pour leur imposer la consommation de marchandises comme ultime raison de vivre.

Et pour dire le degré de lassitude, je viens même de cesser d’acheter et de lire la presse écrite, qui était pourtant depuis lurette une habitude invétérée, quasi-addictive. Ce n’est pas qu’on ne puisse trouver quelque article intéressant dans Le Monde, touchant les sciences, l’écologie, quelque interview d’une personne qui a vraiment, pour une fois, quelque chose à dire, quelque chronique nourrie d’un propos consistant, quelque reportage en des contrées plus rares.

Mais le tout-venant de l’actualité politique, le pêle-mêle de l’actualité économique, ajoutés à l’insupportable suffisance et la prétendue « neutralité » journalistique qui, à travers le filtre déformant de son langage expurgé, catégorisé, stéréotypé, jette sur le monde la myopie de ses regards « informés », et interdit de soumettre les propos des responsables et des élus au crible de la critique, tout cela finit par donner la nausée.

Ras-le-bol.

Alors, pour ne pas perdre tout espoir, je me replonge l'esprit dans La Comédie humaine, du Cabinet des antiques à Ursule Mirouët, de "Deux jeunes mariées" à mademoiselle de Cinq-Cygne (Une Ténébreuse affaire), de la demoiselle Cormon de La Vieille fille à M. Bonnet, dans Le Curé de village ; je me baigne l'oreille des harmonies sonores écloses pour le plaisir de l'auditeur, de Janequin, Certon et Sermisy, jusqu'à Mahler, Reger et Messiaen, en passant évidemment par Monteverdi, Bach et Beethoven ; et je me rafraîchis le regard en découpant dans le visible (vieilles plaques photographiques comprises) quelques îlots de choses plaisantes pour mon usage.

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 12 septembre 2016

MOITESSIER, HÉROS MODERNE

MOITESSIER BERNARD.jpgJe connaissais bien sûr le nom et la réputation de Bernard Moitessier l'incorruptible, à cause de l’anecdote qui l’a rendu célèbre, lorsque, terminant son tour du monde en solitaire sans escale et sans assistance, il avait renoncé à arriver en vainqueur et poursuivi sa route, au motif qu’il ne voulait pas « perdre son âme ». La puissance de cette histoire ne m’avait pas incité à lire les livres qu’il a écrits : je ne suis pas marin, ni du pied, ni – pire – du cœur (je me rappelle une partie de pêche au tacaud qui avait mal fini, m'ayant vu nourrir les poissons au lieu de l'inverse). Mon goût m'a toujours porté vers les cailloux et les altitudes. Même si la mer et la montagne offrent à l'homme des défis comparables. Parmi les derniers livres lus traitant de la chose maritime, il y a, évidemment, Moby Dick,  Redburn, il y a quelques années. Il y a aussi La Mer cruelle de Nicholas Monsarrat. Bref, à voile ou à vapeur, pas grand-chose à voir avec la navigation en solitaire.

Je viens de lire, aimablement prêté par un ami (merci Freddy), La Longue route, de Moitessier, qui raconte précisément comment l’auteur a relevé le défi lancé par le Sunday Times, et je m’en félicite. Oh, pas à cause de ce qui touche à la conduite de son bateau, le « Joshua ». Je suis toujours aussi hermétique au vocabulaire technique des marins, qui abonde dans le livre. Si on me demandait ce qui distingue une bonnette d’une trinquette, je donnerais ma langue au chat. Pareil pour la bôme et le tourmentin. De même, la comptabilité qu’il tient des distances parcourues par vingt-quatre heures et les manœuvres auxquelles il se livre sont restées dehors : mes yeux se contentaient de survoler.

Non, ce qui m’a retenu et touché, c’est ce qu’il raconte de ses expériences passées, par exemple quand il faisait le commerce du riz dans le golfe de Siam ou lors de sa navigation sur le Marie-Thérèse II qui avait vu son baptême du cap Horn. Et puis ce sont les quinze lettres qu’il avait écrites à des cap-horniers reconnus pour les interroger sur ce qu’ils pouvaient lui dire de ce fameux cap, de ses difficultés, de ses courants, mais aussi les quinze réponses précises et fraternelles qu’il en avait reçues, laissées sans un mot de remerciements, faute de temps.

Ce qui m'a touché, c'est aussi la fraternité qui éclaire la page 252 : coincé avec  son bateau avarié à Singapour et sans aucun moyen de remédier, Moitessier voit un jour arriver quelqu’un : « Un type est venu. Je ne le connaissais pas. Il a ramené une équipe de calfateurs professionnels. Il a tout payé. C’était cher et il n’était pas riche. Ensuite il a dit : "Tu rendras à un inconnu comme je l’ai fait pour toi. Parce que je le tenais moi aussi d’un inconnu qui m’a aidé un jour, et m’a dit de rendre de la même manière à un autre. Tu ne me dois rien, mais n’oublie pas de rendre." Maintenant, je crois bien que c’est tout ce bouquin qui est dans la balance. S’il en était autrement, la route que nous avons faite ensemble ne serait que des mots ». Rien à dire : c’est juste beau. C'est d'ailleurs pour ça qu'il lègue au pape tous les droits de son bouquin, en espérant ainsi contribuer à colmater quelques-unes des brèches faites dans la beauté du monde par la modernité (voir plus bas). Voilà une belle façon : Moitessier n'a pas oublié de "rendre".

Ce sont encore ces messages qu’il envoie à destination de l’Angleterre et de sa famille, en catapultant sur le pont d’un cargo de rencontre des tubes contenant films et photos de son journal de bord. Il confectionne un jour deux maquettes de voiliers qu’il met à l’eau quand vents et courants sont favorables, et qui justifient cette merveilleuse note de l’éditeur : « Ces deux maquettes porteuses de message ont été recueillies plus d’un an après leur mise à l’eau, l’une sur une plage de Tasmanie, l’autre en Nouvelle-Zélande. Le courrier que portaient ces bateaux est parvenu aux destinataires, parfaitement lisible » (p.124). Certains petits détails vous en convainquent : il faut croire en l'humanité.

Ce qui m’a touché, c’est la relation qui s’établit à l’occasion entre le navigateur et les créatures volantes et nageantes qui croisent sa route et parfois l’accompagnent plus ou moins longtemps. Et c’est tout ce qu’il dit du soleil, de la mer, des nuages, de la nuit, tantôt avec ses étoiles et sa lune, tantôt avec sa noirceur d’encre, tantôt encore avec ses aurores australes (il n'y a pas que les boréales dans la vie, n'est-ce pas, Sylvain ?). Au fond, j'ai été moins impressionné par la parfaite maîtrise du métier de marin qu'un tel voyage suppose et démontre à chaque page, que par tout ce qui touche à la personne même du bonhomme.

Mais ce qui a emporté mon adhésion, et qui met en pleine lumière les fondements de la motivation de l’auteur, et qui fait que je range ce livre, même si ça peut sembler bizarre, dans la lignée des grands dénonciateurs de l’absurde marche du monde actuel vers sa destruction (Jacques Ellul, Günther Anders et quelques autres), c’est la formule ahurissante dont la grenade m'a éclaté en pleine gueule à la page 226 : « Et je porte plainte contre le Monde Moderne, c’est lui le Monstre. Il détruit notre terre, il piétine l’âme des hommes ». V'rendez compte ? "Je porte plainte contre le Monde Moderne" ! Il faut oser écrire ça ! Il a raison : quand l’humanité portera-t-elle plainte contre ce monde, niaisement matériel et dérisoire ? Moi, je n'arrête pas. Mais je n'ai pas le courage de Moitessier.

Je ne peux pas passer sous silence l’éclat de joie et de rire qui s’est emparé de moi à la tourne des pages 232-233, quand je suis tombé sans du tout m’y être attendu sur cette phrase devenue quasi-sacramentelle, qu’il adresse au responsable de la course au Sunday Times au moment où, le plus dur étant fait, on s’attend à le voir remonter l’Atlantique pour aller toucher la récompense sonnante et trébuchante de son exploit : « Cher Robert, le Horn a été arrondi le 5 février et nous sommes le 18 mars. Je continue sans escale vers les îles du Pacifique parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme ». On peut dire ce qu’on veut, le monsieur en a où je pense. Je veux dire que ce livre confronte le lecteur à quelque chose qui a à voir avec l’héroïsme, quand l'homme s'élève plus haut que lui-même. Si ça n'avait tenu qu'à lui, Moitessier serait devenu un nouveau Hollandais Volant : il aurait erré sans fin sur la mer. Mais il y a quand même le monde.

Au total, de Plymouth à Tahiti, dix mois se seront écoulés. A Papeete, il retrouve des copains, mais il retrouve aussi toutes les mesquineries et laideurs de ce monde. Le livre se clôt ainsi dans les basses réalités, après avoir plané sur les cimes du ciel, c’est-à-dire la vague, la houle et l’écume de la mer.

La Longue route, mieux qu’un livre à lire : une expérience à partager.

Voilà ce que je dis, moi.