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lundi, 02 décembre 2024

GLACIER LONG (OISANS)

J'ai très beaucoup tardé à lire Ailefroide, de Jean-Marc Rochette (Casterman, 2018). Je n'aimais pas l'idée de me replonger dans l'époque où je pratiquais l'alpinisme. Et puis quand elle a voulu offrir une telle bande dessinée à une amie pour son anniversaire, elle a commencé par rapporter l'objet à la maison. Il faut dire que la copine avait bel et bien, dans des temps pas encore touchés par le vieillissement des artères et de la carcasse, avait hanté divers sommets et refuges de l'Oisans, et que ces aventures avaient marqué son existence en profondeur.

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Alors j'ai ouvert le volume. Et là, une grande baffe dans la figure ! Rendez-vous compte, tout y était : les Bans, la Pilatte, Temple-Ecrin, La Bérarde, le Coup de Sabre, bien sûr l'Ailefroide, et tout le reste, la neige, la glace, le rocher. Et même le Glacier Long ! Tous ces endroits, j'y ai traîné mes guêtres pendant des années, l'été. L'hiver, c'était le ski de piste à Serre-Chevalier (déjà chic, mais pas bondé à l'époque dont je parle). Cet air-là, je l'ai respiré à fond, j'ai goûté de cette neige et tâté de ce rocher, longuement, goulûment — violemment.

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 Le Glacier Long, au naturel (photo DR).

L'art de Rochette, immortel dessinateur — scénario incroyable de Jacques Lob — de cette œuvre fondatrice que fut Le Transperceneige (revue A suivre 1982-83, puis Casterman, 1984), — c'est de rendre vivant ce morceau de vie, à commencer par la première personne du singulier dans laquelle il a inscrit tout le récit, de la première accroche jusqu'au virage BD, après ce rocher pris en pleine poire (j'ai évidemment pensé aux "gueules cassées" de la Grande Guerre et au Lambeau de Philippe Lançon, mais pour Rochette le fait remonte à bien avant le 7 janvier 2015).

Cette autobiographie, qui raconte une trajectoire personnelle somme toute pas trop compliquée, je la trouve impeccable, sans doute parce j'y suis entré comme dans du beurre et que je m'y suis senti intimement impliqué (la grimpe en montagne et la bande dessinée, quoique Rochette se montre un alpiniste bien plus chevronné que moi et un créateur de dessins, disons un artiste, quoi — tout ce que je ne suis pas).

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Jean-Marc Rochette, Ailefroide, P.49.

Je ne résume évidemment pas le livre. J'en viens au Glacier Long. C'est une paroi généralement de glace ou de neige dure, inclinée de 45° environ sur toute sa hauteur (à peu près 700 mètres). C'est souvent considéré par les cadors comme une simple mise en jambes sur glace. Vraiment à notre portée. Il y avait plusieurs cordées, nous derniers, Rémy et moi. J'étais en tête, tout allait bien, les broches rentraient sans trop rechigner (j'aurais dû me méfier), les longueurs s'enchaînaient, on approchait de l'arête sommitale.

Et puis voilà que, sur une plaque de glace plus dure, les pointes d'un de mes crampons ripent, refusent de pénétrer. Je me suis fait surprendre. Une vraie de vraie connerie.  Je tiens en équilibre précaire sur une seule des pointes, et puis au bout de la lame de mon piolet (un Simond), sur lequel je me mets à peser de tout mon poids pour l'enfoncer davantage si possible.

L'autre pied est "en l'air". Ma dernière broche est déjà plusieurs mètres au-dessous. Je vois Rémy, vingt-cinq mètres plus bas, le visage levé vers moi, anxieux, interrogatif. Je vois les six cents mètres de "gaz". Si je lâche, c'est fini, je le sais : dans la glace un peu "bulleuse", la broche ne tiendra pas. Il faut que je tienne, que je souffle, que je ne me crispe pas.

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Jean-Marc Rochette, Ailefroide, P.211. Gros plan sur la bête.

Et puis voilà, ma jambe gauche trouve le bon angle, et plante enfin le crampon sur toutes ses pointes, bien dans l'axe, d'un coup bien franc. Je me sens un peu mieux. Tout mon être se détend alors et reprend le commandement. J'ai tout oublié des gestes que nous avons faits entre ça et l'arête. Rémy et moi, nous nous y arrêtons un moment avant de descendre. Nous nous regardons sans parler. C'est exactement ce moment que j'ai revécu intensément dans l'ouvrage de Jean-Marc Rochette. Mais lui, c'était un vrai accident, et très grave : « Cet accident m'a poursuivi toute ma vie » (p.229).

Nous, nous avons échappé au pire. Mais je ne suis quand même pas sûr que ce soit un bon souvenir.