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vendredi, 21 octobre 2011

RECETTE POUR AIMER LIRE ?

Après m’être gavé de livres d’ambition finalement modeste, j’ai attaqué des choses un peu plus sérieuses (= un peu plus corsées, j'étais ado). Je garde pieusement le souvenir de Un Nommé Louis Beretti, de DONALD HENDERSON CLARKE. L’action se passe dans un « quartier » de New York, où les garçons, comme les légumes sauvages, poussent sans tuteur, s’agglomèrent en bandes, et font régner leur ordre quand ils ont acquis la poigne nécessaire.

 

 

L’intérêt, ici, c’est « l’impression de réel » : l’auteur a beaucoup fréquenté des lieux analogues à ceux qu’il décrit, et arrive à mettre le lecteur dans le bain, en racontant l’enfance indéterminée de Louis, qui commence par observer, jusqu’au moment où il accède au rang de « dur ». Il y a évidemment les ingrédients de la « littérature populaire », à commencer par la violence, mais aussi un aspect « roman d’initiation » qui a sans doute été pour quelque chose dans le vif souvenir que j’en ai gardé, notamment les quelques moments qu’il passe, sur un toit d’immeuble, en compagnie d’une fille.

 

 

Je me souviens aussi assez nettement de L’Innocent, de PHILIPPE HERIAT. Mais peut-être parce que c’est encore un « roman d’initiation », sexuelle entre autres : les parents ne se figurent pas combien ce genre de lecture peut faire faire des progrès à leurs adolescents. Mais ici, ça se complique de la relation ambiguë entre Blaise et sa sœur Armelle. Leurs chambres sont contiguës, avec une porte entre les deux, le plus souvent ouverte. Quand il l’aperçoit dans son miroir, nue après s’être déshabillée, ça lui fait une commotion. Mais il lui lance quand même un « je te vois » sur lequel la porte claque.

 

 

Il a une aventure (enfin presque) avec une courtisane sur le retour qui en pince pour ce bel athlète, et qui lui fait le grand jeu du déshabillé grand style : « Et Blaise baisa les beaux seins ». C’est une phrase qu’on n’oublie pas. Mais une fois au lit, le pauvre, c’est le bug, l’inertie, la panne, l’accident quoi, et la belle, vexée et humiliée, se met en colère : « Alors comme ça, la prochaine fois, il te faudra une injection de ciment armé ? ». Autre phrase qu’on n’oublie pas (ça fait une paie qu’on ne parle plus de « ciment armé »).

 

 

Avant ou après cette scène, je ne sais plus, il épouse Luce, à laquelle il prodiguera des cajoleries, je ne sais pas si on peut dire, dans ce contexte, … « linguistiques », et avec laquelle il se livre aux plaisirs normaux, une femme, si je me souviens bien, au caractère falot et effacé. Sa sœur Armelle est d’une autre trempe. Il se rendra compte que son lien avec elle est d’ordre incestueux.

 

 

Les livres que je lisais à ce moment-là paraissaient au Livre de Poche, dont le catalogue n’avait rien à voir avec les listes plantureuses, voire bourratives, actuellement en circulation. Il dut y avoir Koenigsmark, de PIERRE BENOÎT, dont je n’ai gardé strictement aucun souvenir, sauf qu’il portait, me semble-t-il, le n° 1.

 

 

En 1965, il y avait en tout et pour tout une quarantaine de collections de poche. J’ai gardé le catalogue, maigrelet, moins de 300 pages, et sur une seule colonne, pour les auteurs, p. 15 à 142, et les titres, p. 145 à 272 ; à côté, le catalogue actuel est pris d'obésité (plus de 1000 pages, et sur deux colonnes). C’est l’époque où je passais une  partie de l’été en Allemagne, et j’avais été stupéfait de trouver, dans la maison (Probstei) de la comtesse, à Möckmühl, le rayonnage du fils occupé par les trois cents premiers numéros du Livre de Poche. Il les avait lus.

 

 

C’est aussi au Livre de Poche que j’ai lu La Maison dans la dune (n° 913), de MAXENCE VAN DER MEERSCH, qui se passe sur la mer du Nord, avec des douaniers harcelant des contrebandiers qui « passent » du tabac. Je n’oublierai jamais la scène où les douaniers pensent enfin tenir un gros flagrant délit, et où le contrebandier, assiégé dans sa maison pleine de tabac, passe tout son chargement dans la cheminée. Il en réchappe, me semble-t-il. Au même moment, j’ai découvert Raboliot, de MAURICE GENEVOIX, tragédie rurale où le braconnier, pour son malheur, tue le gendarme.

 

 

Je garde un souvenir assez clair du personnage du médecin menacé de perdre son âme, dans La Citadelle, d’ARCHIBALD JOSEPH CRONIN, quand il abandonne la médecine des pauvres pour gagner de l’argent, et qui, après je ne sais plus quel événement, revient à la « vérité » de son métier. Il me semble qu’il est marié, et que sa femme s’éloigne de lui à un moment.

 

 

J’ai eu mon époque GRAHAM GREENE, mais honnêtement, il me reste fort peu de choses de Orient-Express, La Puissance et la gloire (qui m’avait fait grosse impression à l’époque), Le Troisième homme (oui, même celui-là, dont j’ai vu le film dans un pensionnat allemand). J’ai eu mon époque JEAN ANOUILH : L’Alouette, c’était Jeanne d’Arc et sa mythologie, mais avec des personnages secondaires attachants, dont le nommé Xaintrailles, l’homme au grand cœur.

 

 

En fait, il y a une recette, et je vous la livre : pour aimer lire, il faut aimer lire. Ce n’est pas une plaisanterie : il faut y aller de soi-même. Comment faire ? Je n’en sais rien. Je sais que le Dormond du Mont-Dragon de ROBERT MARGERIT laisse simplement posé sur un meuble, à l’attention de la jeune Marthe de Boismênil (pour lui corrompre l’imagination) Félicia ou mes fredaines, livre érotique d’ANDREA DE NERCIAT, qu’elle finira par lire très attentivement. Ça peut être un « truc » : la tentation. Peut-être qu’il faut ajouter un peu de salé, un parfum d’interdit pour corser le plaisir. Quand la pompe est amorcée, il n’y a plus ensuite qu’à laisser couler. Mais ça ne marche pas à tous les coups.

 

 

JEAN ANOUILH, je me souviens d’avoir lu son théâtre publié en « poche », même s’il m’en reste seulement des traces : l’amnésique du Voyageur sans bagages, des méprises diverses dans Le Bal des voleurs, bref, si peu que rien. Mais je ne suis pas sûr qu’il faille se souvenir avec conscience, méthode et précision de tout ce qu’on a lu. Ça reste forcément là. Si la tête a oublié, la personne se souvient.  Simplement, c’est déposé quelque part, on ne sait où. L’idée m’est agréable.

 

 

J'eus ma période SACHA GUITRY. Les Mémoires d'un tricheur, c'est encore un livre très bon pour déniaiser l'imaginaire adolescent. Ce gamin, privé de repas pour je ne sais quelle bêtise, se retrouve seul rescapé de sa famille, qui a ingéré des champignons mortels. Quand les autorités arrivent, le médecin le découvre caché je ne sais où, se penche. Et GUITRY ajoute que le gamin voit dans les yeux du toubib une phrase du genre : « Toi pas bête ». Il fera son service militaire à Angoulême : « Si l'on pouvait mourir d'ennui, je serais mort à Angoulême ».

 

 

Il deviendra le gigolo d'une vieille richissime qui lui fait cadeau d'une chaîne de montre. Et il fait si bien que : « Le lendemain, j'avais la montre ». Je me suis amusé aussi à la lecture de son théâtre, dont il ne me reste qu'une impression légère et futile : La Jalousie, Faisons un rêve, N'Ecoutez pas mesdames ! Je me souviens vaguement d'un petit poème : « Montons sur un palefroi, tu m'emmènes je t'enlève », où l'auteur transforme le palefroi en « poulet froid ». 

 

 

J’ai aussi lu avec intérêt le théâtre (pas tout, faut pas exagérer) de JEAN-PAUL SARTRE (si si !). J’en suis revenu. Huis-clos, bien sûr, et Les Mouches (ça parle de Caligula, si je ne me trompe ?). Les Mains sales (une histoire de terroristes, je crois). Mais la pièce qui m’avait impressionné, c’était Les Séquestrés d’Altona, avec un personnage qui apparaît par intermittences en vociférant : « Des crabes ! Des crabes ! ». Comme souvenirs et éléments d’analyse, on fait mieux. Mais je le jure, dût la fièvre quarte me saisir, excepté les nouvelles du Mur, je n’ai plus jamais ouvert un livre de JEAN-PAUL SARTRE.  

 

 

En revanche, Les Croix de bois, ce fut pendant un temps un grand livre. Ça se comprend : je devais avoir seize ou dix-sept ans. J’ai lu plus tard JÜNGER, REMARQUE, BARBUSSE, d’autres, et la vision s’est peu à peu équilibrée. Bon, c’est vrai, l’hérédité est lourde : RENÉ CHAMBE, le grand oncle, était un « héros » de 1914-1918, ayant abattu le cinquième avion allemand de la guerre, un Albatros, à coups de carabine (c’était en 1915), quand il était sous-lieutenant, ce matin-là, avec PELLETIER-DOISY aux commandes du Morane. C'est le commandant De Rose, à la base de la M. S. 12, qui serait surpris, tout à l'heure, après l'Aviatik abattu hier.  Mais le grand-oncle croyait encore, hors de saison, à la chevalerie guerrière, juste au moment où la guerre  devenait la première entreprise industrielle. C’est sans doute ce qui donne à ses livres un ton épique, disons suranné, pour être gentil.

 

 

Quand ROLAND DORGELÈS raconte l’arrivée des types du front qui viennent d’être horriblement  éprouvés, c’est une scène qui ne s’oublie pas. La population assiste à leur entrée, les femmes éclatent en sanglot et eux, ces cons, tout hâves, épuisés et déguenillés, ils redressent la tête, et vous savez quoi ? Ils commencent à frapper le sol du talon, en cadence. On est dans l’épique. C’est peut-être cette scène qui m’a fait m’intéresser, plus tard, aux monuments aux morts de 1914-1918, dont j’ai d’abord collectionné les photos au fil de mes pérégrinations en France, et auxquels j’ai consacré plusieurs dizaines d’articles (82 exactement)  dans mon blog de 2007 (KONTREPWAZON, catégorie Monuments aux Morts).

 

 

Ce qui me plut, dans Le Salaire de la peur, de GEORGES ARNAUD, ce furent le petit port du début, les canailles désoeuvrées, le bordel où les gars allaient se soulager avec les filles, dans des box derrière des rideaux (rouges ?), la tendresse du héros (Strumer ?) pour une des putes et son vague projet de fuite avec elle, la haine du mec non retenu pour convoyer la nitroglycérine, qui remplace le liquide de frein par de l’eau, la route en tôle ondulée, l’explosion du premier camion, la traversée du bourbier de terre imbibée de pétrole, l’extinction du geyser de flammes, l’hallucination érotique du camionneur dans sa cabine, sa mort. Bref, un classique. Du même auteur, on connaît beaucoup moins Les Oreilles sur le dos, tout à fait estimable.

 

 

Je ne vais pas continuer à énumérer, ça commence à m’ennuyer, peut-être vous aussi. En fait, j’ai dit l’essentiel. Pour aimer lire, il faut aimer lire, c’est tout. Mais pour amorcer la pompe à lire, mystère et boule de gomme. Car il n’est pas dit qu’un gamin qui commence par Harry Potter finira par HEIDEGGER, SHAKESPEARE, RACINE ou TOLSTOÏ. Je ne suis pas spécialiste de l’amour de la lecture, et je ne crois même pas que ça existe.

 

 

S’il y avait une recette, ça se saurait. Peut-être, tout simplement, tout bêtement, mettre des livres à la maison, dans le séjour, pourquoi pas ? Laisser traîner un livre ouvert ? Un livre qu'on a soi-même aimé ? S’il y avait une recette, même les adultes auraient du plaisir à ouvrir des livres, ce qui ne saute pas aux yeux aujourd’hui, c’est le moins qu’on puisse dire.

 

 

Ce qui est sûr, c’est que, si je n’avais pas eu, à dix-sept ans, un goût déjà prononcé pour la chose, mon père n’aurait pas, volume après volume, mois après mois, acheté les œuvres de monsieur HONORÉ DE BALZAC au Cercle du bibliophile. Il devait avoir du flair pour ce genre d’investissement, car j’ai dévoré les vingt-quatre volumes de la « Comédie humaine », y compris le pavé des Illusions perdues. J’ai tordu le nez sur les deux volumes de Contes drolatiques, pénible parodie de maître RABELAIS, les deux volumes de théâtre, et les neuf de romans de jeunesse. Mais j’ai quand même gardé les trente-sept. En disant encore maintenant : « Merci papa ».