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dimanche, 26 août 2012

LA METHODE VIALATTE 5/5

Pensée du jour : « Il y a un style de l'almanach Vermot. Et sans doute, ça ressemble à la nouille ; mais en plus fort ; ça la transcende ; ça la défie ; ce n'est même plus la nouille sans sel, c'est réellement la nouille sans nouille au beurre sans beurre. Du vide de nouille dans l'absence de beurre. Bref, c'est du trou de macaroni. Essayez de parler de Landru sans dire qu'il a brûlé ses femmes, ou de Ruskin sans un mot de la religion du beau ! Ils y arrivent ! Et ils s'y ébrouent. Ils donnent le rien de toutes choses dans le détail. C'est peu de dire qu'ils le donnent, ils le modulent, ils le festonnent, ils l'ouvragent. C'est étonnant. Le lecteur bien doué arrive ainsi à ne rien savoir d'à peu près tout avec des précisions affreuses ».

 

Alexandre Vialatte

 

Résumé : Alexandre Vialatte porte sur le monde et sur l’époque un regard désolé, avec un sourire fraternel et amusé qui en corrige le fatalisme d’un semblant de tendresse. Pour écrire, conseille-t-il, « commencez par n’importe quoi » et « concluez sur n’importe quoi ».

 

Si je voulais faire le savant (je m'en garderai bien), je dirais que Vialatte est un écrivain du paradigmatique. Or, il faut le savoir, le paradigmatique est l’ennemi juré du syntagmatique. Je traduis : le détail plutôt que le global. Je l'ai dit il y a peu. Au paradigme l'unité de base. Au syntagme la vue d'ensemble, la phrase. 

 

 

Pour faire simple, Vialatte, c'est la préférence donnée au substituable sur l'enchaînable. A la liberté improvisée de la trouvaille sur la discipline rectiligne de la logique rationnelle. Axe vertical contre axe horizontal. Bref, le mot et ses semblables, plutôt que la phrase et sa logique. La perception par les sens plutôt que les généralités abstraites. Ce qui ne l'empêche pas de garder l'uniforme de la syntaxe dans un état impeccable, et de prendre plaisir à tourner des phrases compliquées. Ne serait-ce que pour embêter les gens.

 

 

Je préfère moi aussi le paradigme du livreur de lait, avec ses bidons accrochés à son vélo (on a peine à imaginer, mais je jure que c'est vrai, parce que je l'ai vu, c'était la laiterie de la rue du Garet), aux syntagmes de la Critique de la raison pure. L'image plutôt que le concept. Le particulier plutôt que le général. Pourquoi ? C’est très simple : l’humain est l’hôte naturel du particulier. Et la victime du général. L'ami précis du spécifique et la cible globale du générique. 

 

C'est exactement pour cette raison que la 'pataphysique, science du particulier qui se propose de mettre au jour les lois qui gouvernent les exceptions (essayez d'imaginer), est une véritable urgence humaine, et que Vialatte fut un lecteur attentif d'Alfred Jarry qui, à travers Ubu et Faustroll, en fut l'inventeur.

 

L’individu plutôt que la statistique. Dès que se pointe le général (mettons le sociologue), l’humain disparaît, réduit à sa quantité. A son nombre. Plus précisément : l'unique est éliminé. L'individu écrasé. Voyez la catastrophe des sondages. Les mensondages, qui me découpent en morceaux (avec des décimales) pour me faire dire leur vérité : 37,8 % (ou 17,2 %) de moi-même sont d'accord (ou pas d'accord). 

 

Où voulez-vous que je les trouve, mes 37,8 % (ou 17,2 %) ? Dans le bras ? Dans la fesse ? Non, ce n'est pas possible. C'est comme la natalité en France : 2,1 enfant par femme, nous dit-on. Qu'est-ce que c'est, 0,1 enfant ? Il faut une mentalité de sous-chef comptable pour raisonner ainsi, pour être obsédé par la moyenne à calculer. Sans parler de la fiabilité des chiffres qu'on lui a donné à passer dans sa moulinette, au sous-chef comptable. Et dire que les populations du globe sont gérées de cette façon, par des chefs comptables qui se fient aveuglément aux chiffres qu'on leur fait mouliner.

 

Voilà pourquoi la chronique de Vialatte dont je parle commence par la citation tirée d’un San Antonio : « J’ai oublié mon écureuil chez le brocanteur », que j’ai donnée ici il y a quelque temps. Il fait de cette phrase anodine (pas tant que ça) l’emblème d’une méthode d’écriture : « Cet "écureuil" est universel, on peut lui faire symboliser toute chose, il aura toujours son "brocanteur", qu’on peut remplacer au hasard pour découvrir des vérités nouvelles. Cette méthode peut fournir un volume de proverbes, une sagesse, une philosophie et même plusieurs poèmes lyriques. On voit par là [c'est une de ses formules préférées] que tout est dans tout ». Il a bien raison. Remplacer au hasard pour découvrir des vérités nouvelles. C'est tellement bien dit. Tout est dans tout, peut-être, mais pas n'importe comment.

 

Substituer au hasard un mot à un autre, c'est exactement ce qui se passe dans le cadavre exquis, cette invention des surréalistes (le jeu des "petits papiers", vous savez, qu'on se passe autour de la table, et qui produisit l'inaugural « Le cadavre exquis boira le vin nouveau » : sujet-adjectif-verbe-COD-adjectif). Vialatte excelle à tirer du procédé (substitution sur l'axe paradimatique, excusez-moi) des effets d'une grande drôlerie. L'exercice lui ouvre la porte à la surprise et à l'inattendu (« des vérités nouvelles »).

 

Jean-Sébastien Bach répète à l'envi (c'était un humble) que quelqu’un qui ferait l'effort de s’appliquer autant que lui arriverait au même résultat que lui. Sa méthode pour bien jouer du clavier ? Rien de plus simple : « Il faut poser le bon doigt sur la bonne touche au bon moment ». Le propre du génie, c’est de paraître évident à celui qui le possède. Ben oui, il a toujours vécu avec. C'est une excuse. Pas une explication.

 

« Il en résulte qu’on peut prendre la vérité, ou toute autre chose, par n’importe où, et tout suivra ; il n’y a qu’à tirer un peu sec, ou adroitement, sur le bout de la laine, tout l’écheveau, ou le nœud, y passera. (…) Si vous avez à parler d’un sujet, commencez donc par n’importe où. Voilà qui facilite les choses (…) : le soleil, la machine Singer, que sais-je, le président Fallières. Au besoin, vous pouvez même toujours vous servir du même commencement ; par exemple : "Le soleil date de la plus haute antiquité". » 

 

Et c’est là qu’on arrive au cœur de la méthode Vialatte : « Parti de prémisses si fermes et si catégoriques, pour arriver au sujet même (disons le tigre du Bengale, la femme fatale ou la pomme de Newton), vous serez obligé de l’extérieur à faire de tels rétablissements de l’esprit et de l’imagination que vous trouverez en route mille idées à la fois plaisantes et instructives qui ne vous seraient jamais venues sans cela ».

 

 

La clé de voûte de la méthode Vialatte est là, dans l'effort constant et puissant de « rétablissement » de l'esprit. Un vigoureux rétablissement de gymnaste qui soit à même de le surprendre lui-même. Il faut le savoir, c'est un vrai sportif. Qui improvise pour s'enrichir. Le « rétablissement » sert à retomber sur ses pieds, et à éviter le n'importe quoi, maladie typiquement surréaliste (vous savez, le truc piqué par André Breton au poète Reverdy : la poésie naît du rapprochement incongru de deux réalités éloignées). La preuve que c'est une maladie, c'est que la publicité en a fait son carburant principal.

 

Voilà, vous savez tout : si Alexandre Vialatte est un grand écrivain, c’est qu’il attend d’être surpris par ce qu'il va poser sur le papier. Parce que la réalité présente ne le satisfait pas. Parce qu’il attend de découvrir au fil de la plume ce dont lui-même est capable, et qu'il ignorait posséder. En commençant par n'importe quoi, il se met à l'épreuve. 

 

Imaginez un auteur de polars qui met son héros dans une situation inextricable, et qui se demande comment il va faire pour l'en sortir dans le prochain épisode du feuilleton (il faut qu'il reste vivant). Lui aussi procède par un rétablissement de l'esprit. Vialatte, c'est pareil, il lui faut de l'inédit. Parce que la route sur laquelle il marche, il la trace et la goudronne au fur et à mesure. En se demandant où elle le fera aboutir. Le monde qui est le sien sort de sa plume au moment où il écrit. Il ne sait pas, en avançant le premier pied, quel sera son point d’arrivée. Et c’est ça qui compte, évidemment.

 

Et ça explique qu’il n’ait jamais été un ethnologue à la façon de Lévi-Strauss, mais le meilleur anthropologue autodidacte qui soit. Et même un amoureux de la littérature. Qui décoche, de sa patte aux griffes rentrées, un mot feutré sur les fausses gloires médiatiques du moment (qui se souvient de Minou Drouet (qu'il faisait semblant, quelque part, de confondre avec Françoise Sagan, en inversant les prénoms) ce feu de paille littéraire à sensation de 1955 ?), mais qui consacre de longues pages à célébrer Chardonne, Gadenne, Hellens, Frédérique (que des discrets !), et une palanquée d'autres qu’il estime dignes d’hommage.

 

Le n’importe quoi de la conclusion « aura été fixé d’avance », naturellement. Les orateurs du grand siècle finissaient tous leurs sermons sur un « Ave Maria » : l’admiration allait à ceux dont l’art et la technique amenaient la prière à Marie avec le plus de souplesse et d’évidence. Et Vialatte ajoute : « Le naturel naît de la contrainte. Le naturel n’est pas naturel. C’est la grande leçon de La Fontaine. L’aisance s’ajoute. On n’arrache pas "naturellement" deux cents kilos sans faire une tête de crapaud qui fume ; c’est par l’artifice qu’on parvient à le faire en souplesse. Le naturel est artificiel ». CQFD. Qui arriverait aussi "naturellement" à cet oxymore ?

 

Je regrette de n’avoir jamais vu Alexandre Vialatte faire le saut de l’ange, qu’il exécutait, selon les témoins, à la perfection, à la piscine Deligny, oui, celle qui a bizarrement coulé au fond de la Seine en 1993, et que j’ai fréquentée avec mon ami Hans-Joachim Bühler dans l’ancien temps, un 15 août, dans un Paris totalement silencieux et désert.

 

Nous étions venus en stop depuis Neustadt-an-der-Weinstrasse, dans le Rheinland Pfalz. En fait, la maison était à Mussbach, juste à côté. Neustadt, c’était le chef Queyrel. Les parents de HA-JO habitaient Richard-Wagner Strasse 11 (ne cherchez pas, la rue a été débaptisée, je suis tombé sur un bec). Un jardin. Un barbecue.

 

Et puis : « Ich bin kein mädchen dass man einmal kusst », m'avait-elle lancé, l’idiote invitée, révoltée par mes manières. L'uppercut m’est resté. Abattu, je n’avais pas tardé à me rabattre. La loi de l'offre et de la demande, il faut la mettre en oeuvre. Cela aussi exige un « rétablissement de l'esprit ». Pas seulement.  C’était en quelle année, bon dieu ?

 

Voilà ce que je me demande encore, moi.

lundi, 02 janvier 2012

MAGRITTE : DU CONCEPTUEL DANS L'ART

Il est convenu que RENÉ MAGRITTE est passé dans les mœurs. On passe devant un MAGRITTE comme on passe devant une publicité, des latrines, un banc public ou un Roumain qui mendie à un feu rouge. On ne s’arrête pas. Il fait partie du paysage. C’est une preuve. De quoi ? Au premier rabord, c’est une preuve de succès. Qu’est-ce que c’est, le succès, demandé-je finement ? Le succès, réponds-je superbement, c’est quand l’offre, à sa grande surprise, est submergée par la demande. 

 

Dans n’importe quelle entreprise, ça poserait problème. Pas dans l’entreprise MAGRITTE ltd. La ligne de production, surdimensionnée, a été conçue en prévision d’un tel problème. Car on a du flair, chez  MAGRITTE. Quand les chalands se jettent sur le rayon familial où l’on vend quelques tableaux, ces marchands forains ont tôt fait d’effacer les ardoises et d’y multiplier à la craie les prix par deux, dix ou cinquante. 

 

Dans la banque, on appelle ça « faire marcher la planche à billets ». C’est qu’on n’est pas con, dans la famille, on comprend vite comment faire rentrer les pépettes. Et ça marche. 

 

Comment s’explique un tel succès ? Je vais vous le dire. En fait, rien de plus simple : RENÉ MAGRITTE est le premier peintre qui ait abandonné l’art pictural pour la peinture intelligente. Enfin, la peinture qui se veut intelligente. Même pas : qui se croit intelligente. Avec un arrière-fond métaphysique dans la prétention. Mais tout ça ne serait rien sans un rien d’astuce. 

 

Car ce rusé renard est

·        un habile finaud et futé,

·        un madré subtil et matois,

·        un Normand (de Belgique) habile et adroit

(rayer les mentions inutiles). En camelot accompli, MAGRITTE arrive à faire croire que c’est le badaud lui-même qui est intelligent, et que c’est pour ça qu’il aime sa peinture. Quel talent ! On aura beau dire, mais des trouvailles comme ça, ça vaut de l’or. Le plus fort, c’est que le gogo s’exclame : « Gogo est content ! », en rentrant chez lui son tableau sous le bras. Le perroquet de L’Oreille cassée ne disait pas ça, mais : « Rodrigo Tortilla, tu m’as tué ! ». 

 

On va dire que je calomnie, que je diffame. Que je veux faire mon intéressant. Cela n’aura même pas le mérite d’être vrai. Car je vais vous dire une bonne chose : toute la peinture de RENÉ MAGRITTE est fondée sur des « trucs », des gags, si vous préférez. 

 

Pour le premier degré, prenez une toile blanche, mettez-y de la peinture « en un certain ordre arrangée » (en clair : faites-y apparaître un paysage, un portrait, une nature morte ou ce que vous voulez). Cela donne, par exemple, cette palissade de planches de sapin, bien dessinée avec les nœuds, les veines et les rainures de séparation. Au pied de la palissade, un sol rougeâtre, où l’on distingue des graviers, un bout de journal, un mégot, une allumette.

 

Et sur le sol ? « Je vois une paire de pieds. – Mais non, tu vois bien que c’est une paire de chaussures. – T’es fou, c’est des pieds. – Non, c’est des chaussures. – Paf ! – Pif ! » Et bien moi, je vais vous réconcilier : c’est une paire de brodequins, des bottines si vous voulez, avec les lacets qui pendouillent, et que plus vous allez vers la pointe, plus ce sont des pieds. Même que sur le pied gauche, on voit une grosse veine bien gonflée. 

 

Voilà, c’est ça, un tableau de MAGRITTE. Ah on ne peut pas dire qu’il ne sait pas faire. Pour ça, c’est sûr que c’est du travail bien fait. Le seul problème, c’est que c’est un gag. Si je voulais faire mon intello, je dirais qu’il s’agit d’un paradoxe. Le spectateur qui découvre la scène s’arrête, interloqué : « Tiens, c’est bizarre ». Puis il réfléchit. Après une cuisson de quelques secondes, le voilà qui se dit : « Putain, c’est bien trouvé ! Fallait y penser ! ». 

 

Devant un tableau de RENÉ MAGRITTE, voilà comment on réagit. Et pas autrement. Parce qu’il n’y a rien d’autre à voir, on n’a rien d’autre à faire. MAGRITTE fait de l’image comme RICHARD VIRENQUE fait du vélo. Alors bon, d’un tableau à l’autre, c’est plus ou moins énigmatique, ou rigolo, ou soigné, ou ce qu’on veut, mais dans l’ensemble, on a fait le tour quand on a compris le gag. C’est comme les blagues de l’Almanach Vermot qu’on trouve dans les papillotes Voisin. 

 

Mais ce n’est pas fini, car après le premier degré, il y a le second. Sinon le moteur tomberait vite en panne d’essence. Prenez le tableau décrit ci-dessus et collez-lui un TITRE, pour voir, allez-y. « Isba détrempée » ? Vous n’y êtes pas. « La Marche au supplice » ? Ce ne serait pas si bête, mais c’est déjà pris. Allez, vous donnez votre langue au chat ? Ce mirifique tableau porte le mirifique titre de Le Modèle rouge. 

 

Ça vous en colmate une fissure, non ? Et là encore, la seule réaction à avoir : « Fallait y penser ». Un génie pareil, on comprend qu’il ait commencé dans une fabrique de papier peint. C’est d’autant plus drôle que c’est authentique. Parce que je me dis aussi que c’est peut-être là qu’il a eu la révélation de son inspiration. Alors pour les titres, les officines du Savoir vous diront qu’ils furent proposés à MAGRITTE par ses copains de la « société du Mystère ». Je veux bien, mais je ne vois pas ce que ça change : moins le titre a de rapport avec le tableau, plus la blague est réussie. 

 

Pour bien montrer que RENÉ MAGRITTE n'est finalement qu'un dessinateur humoristique, dont la place est en réalité dans la presse quotidienne, et pas dans les musées, voici, côte à côte, Le Balcon, d'EDOUARD MANET, et le gag imaginé par MAGRITTE pour se foutre de la gueule de MANET (qui, soit dit en passant, rendait hommage aux Majas au balcon, de GOYA).  

 

Et voilà le public qui se met à rire grassement et à faire ouaf ouaf ! 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

A continuer demain.