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samedi, 06 juillet 2013

MON ANTHOLOGIE MONTAIGNE

 

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COUPLE D'INDUSTRIELS, PAR AUGUST SANDER

 

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Je pioche dans mon anthologie personnelle des Essais de Montaigne : « Je suis dégoûté de la nouvelleté, quelque visage qu’elle porte, et ai raison, car j’en ai vu des effets très-dommageables » (I, XXIII, De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue). Cette pathologie tout uniment avouée porte un nom savant : c’est le misonéisme, c’est-à-dire la haine de tout ce qui est nouveau. S'il recevait comme nous sur le crâne le déluge de nouveau dont tous les marchands de la terre et autres planètes voisines nous assaillent, dans quel état respiratoire se trouverait-il ?

 

J’aime bien ceci : « Tout ainsi qu’en l’agriculture les façons qui vont avant le planter sont certaines et aisées, et le planter même ; mais depuis que ce qui est planté vient à prendre vie, à l’élever il y a une grande variété de façons et difficulté : pareillement aux hommes, il y a peu d’industrie à les planter ; mais, depuis qu’ils sont nés, on se charge d’un soin divers, plein d’embesognement et de crainte, à les dresser et nourrir » (I, XXVI, De l’institution des enfants). Messieurs et bien chers frères, sachons rester humbles : pour ce qui est des hommes, "il y a peu d'industrie à les planter". Il n'a malheureusement pas tort. Heureusement, il dit quelque part ailleurs : « Madame, j'espère que vous avez eu autant de facilité à le faire sortir que de plaisir à le faire entrer » (cité de mémoire).

 

Au sujet du « devoir conjugal », Montaigne conseille aux maris la modération sexuelle « à l’accointance de leur femme ». Car « il y a de quoi faillir en licence et débordement », dont il craint les pires dommages. Et il conclut sur ce point : « Qu’elles apprennent l’impudence au moins d’une autre main. Elles sont toujours assez éveillées pour notre besoin. Je ne m’y suis servi que de l’instruction naturelle et simple. (…) Certaines nations, et entre autres la Mahumétane, abominent la conjonction avec les femmes enceintes ; plusieurs aussi, avec celles qui ont leurs flueurs » (I, XXX, De la modération). Le Kama-Sutra débridé, ce n'est pas son affaire, on a bien compris. Mais "qu'elles apprennent l'impudence d'une autre main" ! Franchement, il a de ces formules ! Tout le monde aura compris "flueurs", je pense.

 

Montaigne décrit ainsi son blason : « Je porte d’azur semé de trèfles d’or, à une patte de lion de même, armée de gueules, mise en face » (I, XLVI, Des noms). Traduction de l’héraldique, qui est un langage, un art et une science : sur fond bleu, un champ de trèfles jaunes, sur lequel est posé horizontalement une patte de lion dont les griffes sont rouges, comme le montre l’illustration. Je ferai éventuellement quelque chose sur le langage du blason, m'étant arrivé de voir mes modestes propos publiés dans de modestes revues modestement savantes.

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Montaigne n’aimait pas la nouveauté (voir plus haut), ce qui lui faisait parfois manquer singulièrement de flair : au combat, il aime mieux se fier à la qualité de son épée (et de son bras) qu’au « boulet qui échappe de notre pistole, en laquelle il y a plusieurs pièces, la poudre, la pierre, le rouet, desquelles la moindre qui viendra à faillir, vous fera faillir votre fortune ». Il ajoute pour faire bonne mesure : « et sauf l’étonnement des oreilles, à quoi désormais chacun est apprivoisé, je crois que c’est une arme de fort peu d’effet, et espère que nous en quitterons un jour l’usage ». Comme quoi, mon Mimi (Montaigne se prénomme Michel, nobody's perfect), tout le monde peut se tromper : que dirais-tu si tu lisais nos journaux, entre les écoliers américains abattus par dizaines de milliers, les escrocs politiques français par centaines de milliers, les rebelles syriens par millions et les journalistes russes sous le règne de Poutine par milliards ?

 

J’aime bien l’anecdote suivante, concernant une de ses amies, que Montaigne rapporte dans De l’ivrognerie (II, II) : la dame est veuve et chaste. Un beau jour, catastrophe, horreur, enfer et damnation, elle est enceinte, il n’y a pas de doute. Bravant le risque de la honte, elle fait demander au coupable, par le biais du curé en chaire, de se dénoncer, promettant de lui pardonner « et, s’il le trouvait bon, de l’épouser. Un sien jeune valet de labourage, enhardi de cette proclamation, déclara l’avoir trouvée, ayant bien largement pris son vin, si profondément endormie près de son foyer, et si indécemment, qu’il s’en était pu servir sans l’éveiller. Ils vivent encore mariés ensemble ». Je traduis « indécemment » par « le cul à l'air » ...ou pire.

 

Ah le vin ! Je note ici que ce n’était pas un valet de pâturage, mais de labourage : comme dit la chanson : « Emmener sa femme au champ pour la…bourer ». C’est peut-être à cela que Sully pensait, en évoquant les mamelles de la France, allez savoir ? Montaigne achève ainsi une digression où il est question de son père (« Pour un homme de petite taille, plein de vigueur et d'une stature droite et bien proportionnée ») : « Revenons à nos bouteilles ».

 

Et cette autre histoire gaillarde, où il conte « le bon mot que j’appris à Toulouse, d’une femme passée par les mains de quelques soldats : Dieu soit loué, disait-elle, qu’au moins une fois en ma vie je m’en suis soûlée sans péché » (II, III, Coustume de l’île de Cea). J'adore ce cri du coeur : "Je m'en suis soûlée sans péché !". Presque une apologie du viol, vous ne trouvez pas ? On ne risque pas de trouver ces quelques histoires dans Lagarde et Michard. On va peut-être dire que je les choisis exprès ? Et moi, impavide, je rétorque : « Ben tiens, je vais me gêner ! ».

 

Maintenant, je voudrais m’adresser à tels grands-pères de ma connaissance, qui se mettent à fondre comme beurre en casserole chaude et deviennent gagas quand le petit-fils les regarde dans les yeux, grave comme un pape le jour de la messe de Pâques : grands-pères fondus et gagas, lisez donc le chapitre VIII du Livre II des Essais de Montaigne. Son titre ? De l’affection des pères aux enfants. Il me semble que c’est en mesure de décoiffer quelques chauves. Montaigne s’adresse (respectueusement) à madame Geoffroy d’Estissac :

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« Comme, sur ce sujet de quoi je parle, je ne puis recevoir cette passion de quoi on embrasse les enfants à peine nés, n’ayant ni mouvement en l’âme, ni forme reconnaissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables. Et ne les ai pas soufferts volontiers nourris près de moi. Une vraie affection et bien réglée devrait naître et s’augmenter avec la connaissance qu’ils nous donnent d’eux ; et lors, s’ils le valent, la propension naturelle marchant du même pas que la raison, les chérir d’une amitié vraiment paternelle ; et en juger de même, s’ils sont autres, nous rendant toujours à la raison, nonobstant la force naturelle ». J'insiste sur "s'ils le valent". En clair : si le bébé montre en grandissant qu’il mérite notre affection, allons-y, mais s’il ne la mérite pas, n’y allons pas. Autrement dit : c’est au gamin de prouver qu’il mérite d’être aimé. Que penserait Montaigne de l'actuelle divinisation de l'enfant ? 

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CES DEUX VIGNETTES SONT TIRÉES DE DINGODOSSIERS 1, DE GOSCINNY ET GOTLIB

Mais ce n’est pas fini. Il conclut même très fort : « Il en va fort souvent au rebours ; et le plus communément nous nous sentons plus émus des trépignements, jeux et niaiseries puériles de nos enfants, que nous ne faisons auprès de leurs actions toutes formées, comme si nous les avions aimés pour notre passe-temps, comme des guenons, non comme des hommes ». Ce n’est peut-être pas gentil pour les guenons. Notez que Montaigne ne s’exclut pas de la réaction niaise de l’adulte face au bébé. Peut-être même qu’il s’agace de réagir ainsi. Eh oui, ma pauvre dame, on ne fait pas toujours comme on veut.

 

Voilà ce que je dis, moi, aux grands-pères de ma connaissance !

 

 

 

vendredi, 05 juillet 2013

POURQUOI J'AI LU MONTAIGNE

 

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COUPLE, PAR AUGUST SANDER

 

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Alors pour finir : « Mon Montaigne à moi, c’est quoi ? » (sur l'air célèbre d’Edith Piaf). La réponse à la question, tout le monde connaît, c’est : « Je suis toujours à la fête ». Mon Montaigne à moi, c’est devenu une anthologie. Mon anthologie. Ou ce que vous voulez, appelez ça épitomé, miscellanées, chrestomathie, analectes, je n’y vois aucun inconvénient. J’accepte même « florilège », c’est vous dire si j’ai l’esprit large.

 

Parfaitement, je me suis fait ma collection de citations de Montaigne. Je vous rassure, elle ne ressemble guère à ce dont monsieur Lagarde et monsieur Michard ont toléré la présence dans leur relevé laborieux des balises du parcours obligé du lycéen. Je ne dis pas que mes quarante-cinq pages A4 leur feraient toutes dresser leurs trois cheveux sur leur crâne chauve, mais ils seraient horrifiés à l’idée qu’on puisse en mettre quelques-unes sous les yeux de la jeunesse. Et pourtant, ils auraient à y gagner. Je parle des yeux des lycéens.

 

Tiens, pour mettre en appétit, vous apprécierez ceci : « Les outils qui servent à décharger le ventre ont leurs propres dilatations et compressions, outre et contre notre avis, comme ceux-ci destinés à décharger nos rognons. Et ce que, pour autoriser la toute puissance de notre volonté, Saint Augustin allègue avoir vu quelqu’un qui commandait à son derrière autant de pets qu’il en voulait, et que Vives, son glossateur, enchérit d’un autre exemple de son temps, de pets organisés suivant le ton des vers qu’on leur prononçait, ne suppose non plus pure l’obéissance de ce membre : car en est-il de plus indiscret et tumultuaire ». On trouve ça au chapitre XXI du livre I, intitulé De la Force de l'imagination, p. 102-103.

 

Trois cents ans avant que Joseph Pujol, le virtuose du pet volontaire (nom de scène : « le Pétomane», à partir de 1891) se produisît devant des salles combles de Parisiens en délire ! « Premièrement, il faisait le Pet de la jeune fille timide, puis le Pet de la couturière, le Pet du monsieur bègue, etc. Ensuite, écartant les basques de son habit rouge et, tirant de sa petite culotte un tuyau de caoutchouc, fumait une cigarette ... par sa bouche postérieure », écrivent Jean Feixas et Romi dans Histoire anecdotique du pet (Ramsay/Pauvert). Il jouait aussi à la flûte "Au Clair de la lune" et "Le Roi Dagobert". Mais revenons à Montaigne.

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Pour faire bonne mesure : « Joint que j’en sais un si turbulent et revêche, qu’il y a quarante ans qu’il tient [retient] son maître à péter d’une haleine et d’une obligation constante et incessante, et le mène ainsi à la mort ». L’édition de 1595 ajoute cette fragrance délicate de méthane intestinal : « Et plût à Dieu que je ne le susse que par les histoires, combien de fois notre ventre par le refus d’un seul pet, nous mène jusqu’aux portes d’une mort très angoisseuse ; et que l’Empereur qui nous donna liberté de péter partout, nous en eût donné le pouvoir ». J'en conclus que Lagarde et Michard se sont privés d’un moyen facile de motiver les adolescents à la lecture de Montaigne.

 

Rien ne serait plus efficace au lycée pour faire comprendre qu’il est dangereux de réprimer chez l’homme, par souci de convenance, ce qui vient de la nature. C’est ce qui est arrivé à Claude Chabrol, qui a eu un « malaise vagal », parce qu’il retenait un énorme pet (qu'il commit finalement sur le brancard qui l'emportait à l'hôpital), par pure courtoisie pour Sacha Distel, qui poussait des roucoulades interminables à la fin d’un banquet (c'est Claude Chabrol lui-même qui raconte l'épisode).

 

Il était culturellement intolérable à Lagarde et Michard de ne pas infliger au lycéen le ciseau des censures paralysantes qu’eux-mêmes avaient subies étant jeunes, comparables au rituel de la piqûre du TABDT (ou DTTAB) imposé aux jeunes recrues du service militaire, quand il y en avait encore un (une piqûre qui paralyse l’épaule, enfin c’était à l’époque d’Hérodote ou d'Hippocrate pour le moins).

 

Mon anthologie à moi, si quelque hiérarque éducatif de la technostructure ministérielle en prenait incidemment connaissance, serait en deux temps trois mouvements déclarée hérétique et brûlée séance tenante en place de Grève, s’il existait encore une « Place de Grève », et si l’on brûlait encore les livres. Aujourd’hui, c’est moins spectaculaire : il suffit de ne pas en parler. Le mutisme sur un grand livre est devenu plus efficace qu’un incendie volontaire. Ou que son étude par Lagarde et Michard.

 

Parce que je vais vous dire : la philosophie de Montaigne, je m’en tamponne le coquillard. Non, ce n'est pas vrai, mais c’est vrai qu’apprendre les étapes de son trajet philosophique (pyrrhonien ou sceptique ?) n’est pas le plus sûr moyen de provoquer (et de ressentir) l’intérêt. Pour mon compte, je voulais, en ouvrant une bonne fois pour toutes le bouquin, savoir ce que ce monument avait à me dire. À me dire à moi. Personnellement. Je l’ai dit : n’avoir en perspective que « ce qu’il faut savoir » (tous les vade-mecums de la terre), cela suffit à me décrocher la mâchoire à force de bâiller.

 

Quand le « Commendatore » lance son invitation (c’est chez Mozart) : « Verrai tu a cenar meco ? », Don Giovanni répond : « Verro » (« Viendras-tu manger en ma compagnie ? – Je viendrai »). Pendant ce temps, Leporello souffle : « Oibo ; tempo non ha, scusate ». N'étant pas Commandeur, j’ai invité Montaigne à ma table, et je dois dire que nous avons devisé agréablement, même si nos propos n’auraient en aucun cas pu être insérés dans le Lagarde et Michard 16ème.

 

Il faut bien dire que les deux auteurs, riches rentiers du manuel scolaire connu sous l'appellation « lagardémichar », ont réduit à presque rien, sinon quelques poncifs, l’incroyable et riche matière contenue dans les 1116 pages du livre. Mais pouvaient-ils faire autrement ? Et est-il possible d'enseigner vraiment les Lettres ? J'en doute.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

jeudi, 04 juillet 2013

POURQUOI JE LIS MONTAIGNE

 

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FORGERONS, PAR AUGUST SANDER

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J'AI OMIS DE PRECISER (VOIR MA NOTE DU 2 JUILLET) COMBIEN LES PORTRAITS REALISÉS PAR SANDER ET CURTIS REPRESENTENT LES PERSONNES DANS TOUTE LEUR DIGNITÉ.

DE CERTAINES PHOTOS, ON PEUT MÊME DIRE QU'EMANE UN VERITABLE SENTIMENT DE FIERTÉ, COMME CI-DESSUS, PAR EXEMPLE.

 

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Nous en étions restés aux origines supposément normandes de Michel, seigneur de la châtellenie de Montaigne. Je galèje évidemment : rien qu’à son accent, on devait savoir à l’époque qu’il n’était pas né à Gravelines, à Strasbourg ou à Bretteville-sur-Laize (Calvados).

 

Ce qu' « il faut savoir » de Montaigne, selon Lagarde et Michard, ce sont quelques billes noirâtres tombées sur le chemin de Joux (le chalet, le château, le père Pic, Joseph et Marie, le lait bourru), et que quelque tante Monique portera à sa bouche, croyant, dans sa toute jeune ignorance, que ce sont des pastilles contre la toux (d'après un récit familial authentique). Les billes en question étaient tombées, peu de temps auparavant, de l'anus d'une vingtaine de chèvres qui rentraient du pacage.

 

Il est vrai que la crotte de chèvre fraîchement pondue, encore luisante, revêt tous les attraits d'une friandise incomparable, tout au moins aux yeux d'une âme inexpérimentée. Il est vrai aussi que les effets physiologiques de l'excrément sphérique de ces bêtes à cornes est à peu près négligeable, quand elles s'alimentent dans un environnement globalement préservé, comme c'était le cas au temps de Monique.

 

En disant que Montaigne doute de sa propre légitimité (d’individu, de catholique, de civilisé, etc.), je me contrefiche de ce qu’en pensent et en disent l’Ecole et l’Université. Ma certitude, après aboutissement autour de la 1200ème page (1116 pour être précis, formidable édition PUF, annotée, de Pierre Villey) : avec Montaigne, pour notre pomme de civilisation occidentale, le ver est déjà dans le fruit. « Le canard du doute », comme dira bien plus tard Isidore Ducasse, alias Lautréamont, dans Les Chants de Maldoror.

 

Car « le vendredi suivant, le canard était toujours vivant » (clin d’œil en passant à Robert Lamoureux et à un de ses sketches les plus connus). Ben oui, quoi, le canard du doute, en occident, c’est ce qui a fait boiter très bas, dès ses premiers pas, la civilisation occidentale.

 

La jambe droite, fière et conquérante, proclame : « A l’assaut du monde et des étoiles ! ». Pendant ce temps, la jambe gauche traîne la patte et dit : « Pas si vite ! Savez-vous seulement où vous allez ? ». Pendant longtemps, disons-le, c'est la jambe droite qui a eu la primauté et tenu le haut du pavé. Et je crois que le problème de l’Occident, c’est que la jambe gauche a toujours avancé bien après la jambe droite. Comme si la jambe gauche ignorait ce que faisait la jambe droite, et réciproquement.

 

Pour preuve, cette scène incroyable où Montaigne rencontre des ambassadeurs des Amériques (avec l’aide d’un « truchement » = « traducteur ») : « Quoi, tous ces hommes faits, forts et redoutables, ils obéissent à cet enfant ? » (citation en substance, et même reconstituée). Cet étonnement des Indiens frappe Montaigne. Les hommes sont les guerriers, et l’enfant, c’est juste le roi de France. Incompréhensible aux yeux des « sauvages ».

 

Du coup, Montaigne va inventer une machine démoniaque : le RELATIVISME. Et je dois confesser que cette manie d’énumérer les coutumes dans leur diversité et leurs contradictions m’a terriblement agacé au cours de la lecture. Il collectionne le bariolé des coutumes dont il constate l’hétérogénéité radicale, comme les losanges du costume d’Arlequin, pour en conclure que – au moins en termes de coutumes – il n’y a pas de vérité absolue.

 

Le relativisme absolu (si l’on peut oser cet oxymore) est atteint dans le Livre II, chapitre XII, plus connu sous le titre : Apologie de Raymond Sebond. Un chapitre dont le caractère imposant (par ses dimensions : 167 pages à lui tout seul) m’a très longtemps fait reculer. Mais quand tu es entré là, tout s’éclaire, en particulier l’idée centrale que toutes les coutumes, les plus incroyables, dégoûtantes, choquantes ou révoltantes, dès lors qu’elles sont possibles, représentables ou imaginables, existent. Montaigne a l'air de croire sur parole toutes sortes de « témoins ». Il n’y a pas de vérité universelle.

 

Je ne sais plus si c’est dans ce très long chapitre que se situe l’épisode de l’éléphant à ce point amoureux d’une femme que, lorsqu’elle paraissait sur le marché où il était, il glissait le bout de sa trompe dans le corsage de la dame pour lui peloter les seins, ne pouvant refréner l’expression de sa flamme. On a l’impression que, aux yeux de Montaigne – y compris les fantasmagories zoologiques qui couraient à l’époque – tout est possible. Rigoureusement. Peut-être imaginait-il sa propre main en lieu et place de la trompe ? Partant de là, tout se justifie. Aucune coutume n’est condamnable par un jugement au-dessus des partis.

 

Je sais bien que cette particularité en fait un précurseur du combat anticolonialiste, sur le thème « nous n’avons de leçon à donner à personne ». Cette modestie, cette retenue dans le jugement honore le monsieur qui le prononce, mais on voit que Montaigne limitait son propos au point de vue spécifique qui était le sien, et on voit combien il était ennemi de toute généralisation. Familier du particulier, la notion du général lui est totalement étrangère.

 

Je ne sais pas comment il réagirait aux « associations » (les armées des militants munis de leur bonne conscience, de leurs drapeaux et de leurs uniformes cérébraux, reconnaissables à la justesse éclatante du combat qu’ils mènent « au nom de leurs valeurs ») qui réclament, par exemple, l’interdiction de la barbarie que représente l’excision du clitoris des fillettes. Qu’aurait-il dit de l’infibulation ? Autre exemple (évidemment pris au hasard) : comment aurait-il réagi au mariage des homosexuels (au nom de la valeur universelle que constitue l’ « égalité ») ?

 

Claude Lévi-Strauss écrivait : « Le barbare est celui qui croit à la barbarie ». Eh bien Montaigne, lui, est celui qui ne croit pas à la barbarie.

 

Comme Archimède, il chante : « Donnez-moi un point fixe, et je soulève l’univers ». Mais de point fixe, il n’en trouve aucun (sinon Dieu, mais ça, au 16ème siècle …). Comme il dit : « Pour juger des apparences que nous recevons des objets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l’infiny ». En même temps que je me dis qu’il a tort quelque part, je suis obligé de confesser l’admiration : « Nous voilà au rouet » !

 

Ce qui me rend Montaigne sympathique, dans cette manière de voir les choses, c’est que si quelqu’un, à son époque, s’était avisé d’inventer les statistiques, les sondages et le découpage des populations en « catégories socioprofessionnelles » et autres élucubrations, il se serait insurgé. Je l’imagine, proposant au roi de France, pour ces généralisateurs outranciers, au choix, l’estrapade, l’arrachage de la langue ou la décollation pure et simple. Et pourquoi pas les trois à la fois ?

 

Aux yeux de Montaigne, si j'ai bien compris, seul compte l'individu : tout individu n'est-il pas un cas particulier, inassimilable à tout autre ? Partant de là, je me dis que, d'une part, il est un ancêtre fondateur de la Déclaration des Droits de l'Homme ; mais que, d'autre part, il faut renoncer à comprendre ce qu'est une société.

 

Et partant de là, je me dis aussi que, si tant de spécialités diverses (qu'on appelle orgueilleusement "Sciences Humaines" : socio, psycho, ethno, etc.) se donnent pour but de comprendre ce qu'est une société, c'est qu'on a résolu de bien raboter l'individu sur les bords. Et peut-être plus que sur les bords.

 

Au sujet de l'individu, on peut même se demander ce qu'il en reste ... au milieu.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mercredi, 03 juillet 2013

POURQUOI JE LIS MONTAIGNE

 

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JEUNES PAYSANS, PAR AUGUST SANDER

 

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CE QUE J’AI RETIRÉ DE LA LECTURE DES ESSAIS DE MONTAIGNE

 

Quand on parle de Montaigne, dans les conversations des dîners en ville, les yeux se font sérieux, les mines se font graves et les visages s’allongent. Ce qui est très curieux, c’est que tout le monde connaît Montaigne. Enfin, quand je dis « connaît Montaigne », je devrais préciser « le Montaigne de Lagarde et Michard ». Or il faut savoir que le Lagarde et Michard contient exactement « ce qu’il faut savoir », selon l’échelle de valeurs de monsieur Lagarde et de monsieur Michard. Reconnaissons que l’Université n’est pas loin derrière. Et puis aussi l'Inspection Générale de l'Education Nationale et le Ministère du même nom.

 

Or, « ce qu’il faut savoir », c’est ce que quelques générations de « responsables » ont jugé assez important pour en imposer l’inculcation à des générations entières d’adolescents plus ou moins fumeux et boutonnés (fumés et boutonneux ?), dans l’espoir que tout cela leur restât, le jour où ils auraient tout oublié, sauf le goût de la confiture qu’on étale quand on en a le moins (c’est nettement meilleur à la petite cuillère, alors qu’à la main, c’est non seulement salissant, mais aussi collant : détestable).

 

Comme cet auteur espagnol (Lope de Vega ? Calderon ?) attendant d’être couché sur son lit de mort pour avouer enfin un péché mortel (« Dante m’a toujours profondément ennuyé »), je suis prêt, la main sur le cœur et les yeux au ciel, à clamer à la face du monde : « Ce qu’il faut savoir m’a toujours profondément emmerdé ». Voilà, c’est lâché, j’assumerai les suites, « jusques au feu exclusivement » (François Rabelais).

 

Pour continuer à creuser ma tombe d’homme cultivé, dans l’uniforme duquel j’exige d’être inhumé, j’ajoute que, si la lecture des Essais de Montaigne ne m’a pas, pour l'essentiel, ennuyé, et heureusement, je peux dire qu'on ne rigole pas à toutes les pages. Vivre en sa compagnie au quotidien, ça ne devait pas être drôle tous les jours. Un homme très sérieux, voire grave, parfois même pontifiant. Un homme qui prend son rôle très au sérieux, même quand il écrit. Il ne s'en cache d'ailleurs pas, se jugeant globalement assez lourd.

 

Pour le contenu même du livre, je passe sur « la tête bien faite ou bien pleine » et autres formules sacrales, voire sacerdotales, devenues des sortes de tics ou de ponctuations dans les discours mécaniques. Au passage, je signale que, sous prétexte de favoriser la tête bien pleine, les pédagoguenots en ont profité pour la vider, comme la fosse septique dont ils sont issus. 

 

Surtout ne plus apprendre, mais « apprendre à apprendre ». Et par-dessus tout ça, ne plus rien savoir par coeur, surtout la poésie française. Oh que je plains toutes ces pauvres générations qui sont maintenant dans l'incapacité de se réciter El Desdichado, Le Bateau ivre, La Mort des amants ou Le Cimetière marin (pour ce dernier, quelques strophes, n'exagérons pas). 

 

Au sujet de l’uniforme d’homme cultivé, je refuse ici même et par avance l’incinération au four crématoire municipal : ça aurait trop l’air d’un autodafé de livres interdits, même si on sait désormais qu’aucun livre n’a plus à être interdit, puisque tous les livres sont devenus insignifiants. Ce qui sous-entend qu'on pourrait tout aussi bien les brûler. Je détaillerai par testament olographe, voire authentique si le notaire me fait un prix, les informations rendant possible la réalisation d’un tel uniforme, dont les frais de confection devront être prélevés sur les mirifiques droits d’auteur générés par ce blog.

 

Alors les Essais ? Ce n’est pas parce que ça m’a ennuyé que j’en ai arrêté la lecture, rassurez-vous. J’ai le sens du devoir. Laborieusement, pesamment, comme un cheval de labour magnifique et besogneux, j’ai mené ma tâche à bonne fin. Les Essais de Montaigne sont un livre finalement assez ennuyeux pour une raison rétrospectivement assez simple. Rétrospectivement, j’ai bien dit.

 

Cette raison ? La voici (et je me dis que si j’avais lu Montaigne à l’âge adolescent, ma vie aurait sans doute pris un autre chemin) : Montaigne est le premier homme que je connaisse à avoir douté de la légitimité de soi-même. Quand je dis « soi-même », j’entends Michel de Montaigne, mais aussi la civilisation occidentale. En ces deux matières, qu’on se le dise, Montaigne n’est sûr de rien. 

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Finalement, Montaigne a p'têt ben des origines normandes : « P’têt ben qu’oui, ptêt ben qu’non ».

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mardi, 02 juillet 2013

SUR MON ALBUM DE PHOTOS

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PORTEFAIX, PAR AUGUST SANDER

 

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Je place en en-tête de mes billets, depuis quelque temps, des photos empruntées à August Sander. Ceux qui suivent ce blog se souviennent peut-être que j’avais fait la même chose avec des photos d’Edward S. Curtis des Indiens d’Amérique du Nord. Mon idée, c’est qu’August Sander et Edward S. Curtis sont cousins. Sur le plan photographique s’entend.

 

Ce que l’Amérique a eu en Edward S. Curtis (1868-1952), l’Europe l'a euCURTIS LIVRE.jpg avec August Sander (1876-1964). Tous les deux furent des photographes, et de grands photographes, dont les clichés les plus célèbres courent aujourd’hui les rues de toutes les villes qui s’appellent New York ou Berlin. Ils auraient eu du mal à se rencontrer : s’ils appartenaient à peu près à la même génération, Edward Sheriff Curtis étant né en 1868 dans le Wisconsin, et August Sander en 1876 en Rhénanie-Palatinat, ils n’étaient pas du même continent : le Wisconsin est aux Etats-Unis, la Rhénanie-Palatinat en Allemagne. 

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ASTANIHKYI (COME SINGING), COMANCHE

Je connais un peu certaines belles régions de « Rheinland-Pfalz », mais ce n’est pas grave, parce que ça ne compte pas, même si je pourrais en dire deux ou trois mots qui ne me feraient pas de mal à moi non plus. Nul n’est prédestiné à la photographie. Ce qui rassemble ces deux-là, dans leur folie photographique, c’est la clarté de leur projet. L’unicité, l’homogénéité, la pureté ontologique de leur projet.

 

Les Etats-Unis dans lesquels est né Edward Sheriff Curtis laissaient subsister tant bien que mal 40.000 Indiens, sur les 2.000.000 (estimés) qu’ils étaient avant le monde des blancs. L’Allemagne de August Sander ne souffrait pas encore de dénatalité. Ce qui est étonnant (et, disons-le, ahurissant, même si certains diront que je me laisse facilement ahurir), c’est que tous les deux, sans se connaître le moins du monde, sans se donner le mot, ont décidé de faire un inventaire, et se sont lancés dans la même entreprise gigantesque. 

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LE PIANISTE MAX VAN DE SANDT

Curtis, ceux qui suivent ce blog, savent ce que lui doivent les derniers Indiens non contaminés du continent nord-américain, car j’ai publié nombre de ses photos ici même : des Indiens fiers, auxquels l’Occident n’a rien appris qu’ils ne sussent déjà, et auxquels il a imposé des objets et des façons qui, s’il est vrai qu’ils les ignoraient, ont détruit leur civilisation.

 

A HOMMES DU XX.jpgSander, ça fait moins longtemps que je connais son œuvre, mais celle-ci m’a touché de la même manière : le photographe ne fait pas de manières. Il photographie les Allemands de toutes régions, de tout âge, de toutes professions. Il appelle ça Hommes du 20ème siècle. Il a raison. Son ambition est la même que celle de Curtis : mettre en boîte, sur papier photosensible, un inventaire de l’humanité de son temps.

 

 

 

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PLENTY COUPS (ou CUPS), APSAROKE

Tous les deux plantent leur appareil, demandent aux personnes de s’immobiliser, soignent la lumière, et voilà le travail. C’est cadré, c’est précis. Très souvent hiératique. Pas d'acrobaties, pas de virtuosité, pas d'entourloupes. Mais surtout ce n’est pas original. Ah, surtout, ne pas être original ! Un seul angle de vue, un statisme absolu : le contraire de la saisie du mouvement, qui demande au photographe lui-même de suivre le mouvement. L’ « instant décisif » à la Cartier-Bresson, ce n’est pas leur tasse de thé. Ni l’un ni l’autre n’envisage de seulement surprendre le spectateur. Quelque chose de brut, ça leur suffit : le réel parle de lui-même.

 

Ce qui permet de rapprocher les deux photographes, c’est qu’ils ne conçoivent pas leur entreprise comme susceptible de produire une œuvre d’art. Je peux me tromper, mais je ne crois pas qu’ils se considéraient comme des artistes. Si j’ai bien compris l’objet de leur quête (car c’en est une), je les comparerais davantage à des anthropologues, de la même espèce qu’un Béla Bartók ou un Zoltan Kodaly parcourant les campagnes de Hongrie pour recueillir les mélodies populaires avant que tous ceux qui connaissaient soient morts. 

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REPRESENTANT DE COMMERCE

J’exagère, au moins en ce qui concerne Sander. Mais je n’en suis même pas sûr : que reste-t-il, en effet, de l’Allemagne qu’il a fixée ? Toujours est-il qu’ils ont fait de l’anthropologie, sans doute sans le savoir (mais allez savoir) : surtout, sans théorie et sans jargon, ni au départ, ni à l’arrivée. La photo est sage comme une image. Des témoins actifs, tant qu’on veut, certainement pas des savants. Des collectionneurs à la rigueur, poussés, par la joie ou l’angoisse, et peut-être les deux, à accumuler des images du vivant, des vivants qui les entourent.

photographie,edward s. curtis,august sander

BEARSBELLY, ARIKARA

L’autre point qui rapproche Curtis et Sander est leur obstination. On peut dire en effet qu’ils ont consacré leur vie à leur tâche. Ce sont deux hommes d’une idée fixe, des monomaniaques, pourquoi pas. On a l’impression que pour eux, le monde se réduisait aux milliers (dizaines de milliers dans le cas de Curtis) de visages et de silhouettes qu’il leur fallait encore faire entrer dans leur « camera oscura ». 

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MEMBRE DU PARLEMENT

C'est vrai que les Indiens ont de plus belles gueules que les Allemands, mais c'est l'exotisme qui fait ça. Mais de toute façon, la question n'est pas là, car je vais vous dire, pour arriver à déblayer le sujet de toutes les scories anecdotiques, à nettoyer l’essentiel de toutes les impuretés qui l’encrassent, à faire surgir de tout ce qu’il n’est pas le cœur de ses préoccupations, il faut être animé d’une force particulière. Je dirais volontiers que cette force est celle d’aimer ce qu’on s’est donné pour objectif.

 

« Objectif », tiens, puisqu’on parle de deux photographes, ce n’est pas mal de finir sur ce mot.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

lundi, 01 juillet 2013

SALE TEMPS POUR LE LIVRE 2

La presqu’île lyonnaise a vu se fermer la plupart des librairies, ces antres où fermentait un peu de littérature, de poésie et de la noblesse de vivre, à mesure que la pression de la fringue et du fric s’est faite de plus en plus forte et voyante. Un vrai coup de balai ! Et pour un coup de balai, ce fut un coup de maître.

 

De « Desvignes » (ou peut-être « Didier » ?) place des Jacobins et « La Proue » rue Childebert à « Henri IV » et « Lavandier » rue Victor Hugo ; de « Demortière », « Bellecour-Livres » et « Nouveautés » place Bellecour à la « Librairie Nouvelle » (l’ancienne, quand elle était rue Paul Lintier, puis la nouvelle, déménagée quai Saint Antoine) et à la très belle « Librairie des Archers » rue Gasparin ;  de la « Librairie du Lycée » rue Gentil à la « Librairie du Péristyle » (c’était avant que Jean Nouvel transformât l’Opéra en chambre mortuaire et son péristyle en piste de « danse » hip-hop) jusqu’à celles dont j’ai oublié le nom à l’angle des rues République et Neuve (« Desvignes » ?) et sur le quai Jules-Courmont (« Dumortier » ?), en passant par la « Librairie des Terreaux» de Jean Honoré, que je salue, bien qu'il vendît de l'ancien, mais il fut aussi éditeur (je crois que c'est un salon de coiffure afro qui lui a succédé, signe des temps) ; – ajoutons la « Librairie Lardanchet », rue Président-Carnot, qui accueillait les « signatures » du général René Chambe, quand celui-ci sortait un nouveau livre. C'est chez Lardanchet que j'ai déniché, ahuri et reconnaissant, l'improbable volume des Oeuvres complètes du poète Max Elskamp, que les plateaux de télévision se disputent et s'arrachent (il est mort en 1931). J'ajoute qu'il faut la voir, aujourd'hui, la rue Président-Carnot. Depuis que le quartier Grôlée a été vendu par le merdelion Gérard Collomb au fonds spéculatif Cargill qui, après avoir revendu les immeubles, par appartement et à prix d'or, s'est débarrassé des rez-de-chaussée dans le giron des Docks Lyonnais (j'ai suivi les opérations de très loin), tous les espaces commerciaux (ça fait de la surface) restent désespérément vides, vacants, inanimés. Quand on y passe, l'impression est tout à fait bizarre, presque lunaire.

 

Les librairies de la presqu'île, donc. Quelle hécatombe, mes aïeux ! Sale temps pour le livre ! Le typhon genre « Carré d’Or » (Cartier, Vuitton, Hermès et consort) s’est abattu, nettoyant tout ce que, du Rhône à la Saône, la presqu'île comportait d’improductifs et autres amateurs de littérature, de poésie et d’idées. Tout ce qui ne sert à rien, quoi (je veux dire : tout ce qui ne crache pas du cash).

 

Et ce n'est pas fini, grâce à notre grand merdelion, Gérard Collomb : le monumental et historique Hôtel-Dieu (eh oui, monsieur le Maire, ça ne passe pas, cette histoire !) va abriter un hôtel ***** et des magasins de luxe [c'est désormais chose faite]. Et quelques structures amuse-populo pour dorer la pilule. Faut dire qu'un hôpital, ça fait moins d'argent et de tape-à-l'oeil.

 

En dehors du supermarché culturel qui s’est installé en lieu et place du siège du Progrès, qu’est-ce qui subsiste, dans ce paysage de ruine ? « Gibert », « Flammarion » (qui ne s’appelle plus ainsi depuis lurette, au gré des mouvements de capitaux, et qui va d’ailleurs disparaître, paraît-il [c'est désormais chose faite]), « Decitre » (qui réduit la voilure, ce qui signifie peut-être « avis de tempête »).

 

« Camugli » survit, languit et se ratatine, après avoir fait briller le nom sur trois devantures. Restent « Passages », « Le Bal des ardents », « Musicalame », qui ont eu bien du mérite à ouvrir en période de vaches maigres. Pardon, j’allais oublier la « Librairie Saint-Paul », dont la raison sociale missionnaire dit bien ce qu’elle veut dire, mais Decitre (anciennement librairie Vitte, porte-drapeau catholique) n’était plus depuis déjà quelque temps la librairie chrétienne de la ville.

 

Chez l'ancien Decitre, certaines connaissances étaient surprises de me croiser. C'est vrai qu'à l'époque, je bouffais du curé. Elles ne se doutaient pas que pour moi, une librairie, avant d'être une église, était une salle de réunion, que dis-je, un Palais des Congrès pour les livres. Qui d’autre (je ne parle pas des librairies de quartier ni des « libraires d’ancien ») ? Ah oui, « Expérience », place Antonin-Poncet, pour les BD, mais ce n’est plus la même chose : Adrienne n’est plus là. Et la BD a changé. Je crois que c'est tout.

 

Qu’on me comprenne bien : ce bref panorama d’un désastre désormais accompli n’a rien, mais absolument rien de nostalgique. Je constate juste que « La Proue » a laissé la place à un commerce de matériel photographique (à présent déménagé), sans qu’on puisse incriminer monsieur (†) et madame Péju (n’oublions pas le frangin sur le quai, qui a cassé sa pipe tout récemment), véritables amiraux qui ont coulé bravement avec leur navire. Personne ne voulait ou ne pouvait reprendre l’affaire. Je vous salue, M. et Mme Péju !

 

Grâces vous soient rendues pour « faits de résistance » authentiques (ceux qui connaissent estampilleront la remarque d'un hochement de tête approbateur).

 

Pour les « Nouveautés », je crois que monsieur Bouvier (qui occupe la maison de Joséphin Soulary, dans la rue du même nom, c’est vilain de cafter, mais bon), était un peu trop gourmand pour que l’excellent et érudit Claude pût nourrir quelque espoir de reprise que ce fût. Résultat, c’est une banque tout ce qu’il y a de moderne qui est là, et qui a eu la merveilleuse idée sadique de mettre en vitrine d’immenses photos de livres bien rangés sur des rayons, pour bien faire sentir aux amateurs le prix de ce qu’ils ont définitivement perdu.

 

La nostalgie n’est pour rien dans mon propos. Je pencherais plutôt pour une colère impuissante et vindicative contre un présent désagréable, peut-être repoussant, face au mépris croissant auquel est confronté ce que les gestionnaires (le vrai pouvoir) appellent le « monde de la culture ». Un monde qui, fasciné par la gadgétisation numérique et la promotion de nouveaux « outils culturels » flambant neufs, oublie aujourd’hui que son pilier principal, son « Palmier des Jacobins » (Ô Toulouse ! voir ci-contre), est un parallélépipède de papier qu’on peut ouvrir pour en tourner les pages.

 

Les tapoteurs de tablettes, les branloteurs hystériques de claviers, pris jusqu'aux sourcils dans les mailles de leurs « réseaux sociaux », pour ce qui est de « la ramener », ont éliminé du paysage les Marseillais façon « klaxon » (celui du César de Marius, Escartefigue, et Panisse) et « kakou » (celui du cabriolet Z4 qui passe en vrombissant sur le Vieux Port, en pleine bouillabaisse des vieux de la contrée), que, du coup, on a presque envie de protéger, à la façon d’une espèce menacée. Le klaxon des kakous technologiques n’a pas fini de nous pourrir le paysage sonore et mental.

 

Face à ce monde bientôt débarrassé du livre, je m’estime en droit de souffleter de mes verges verbales le groin de l’arrogance impudique et barbare dont le cerveau trop matériel piétine, avec les mains grasses de sa vulgarité, ce qui reste du cœur battant d’une civilisation (esprit de Champignac, es-tu là ?). Et qu’on ne me « tabuste point l’entendement » (Fr. Rab.) avec des rengaines du genre « il faut vivre avec son temps » : si « mon temps » m’impose sa laideur niaise et son épaisseur surfaite, ne suis-je pas en droit de lui dire « merde » ? 

 

Et ce qui ne me console pas du tout, c'est le fait que les Parisiens n’ont pas fait mieux que les Lyonnais pour préserver leurs librairies, puisque leur « Quartier Latin » est désormais colonisé par des magasins où l’on vend, au choix, de l’argent ou des sapes, exactement comme chez nous. Lyon n’avait pas de « Quartier Latin », la mise en bière de ses librairies s’est donc passée sans même les quelques tapages (où en est la librairie « La Hune », au fait ?) qui ont accompagné les coups de marteau frappés sur les derniers clous dans les cercueils parisiens.

 

Mais comme le chante Robert Smith, de The Cure : « Boys don't cry ! ». Comme la moule par son byssus au rocher, je reste accroché au livre. Jusqu'à ce que ma mort s'ensuive. Pas trop tôt j'espère.

 

C’est sûr : sale temps pour le livre ! Selon moi, ça veut dire : sale temps pour l'homme ! Si je pouvais me tromper, ce serait pas mal !

 

Voilà ce que je dis, moi.