samedi, 03 juin 2017
JOURNALISTES MAL AIMÉS
Titre - de taille démesurée : toute la moitié supérieure de la page !! Le Monde a les moyens de gâcher du papier. - de l'article de Michel Dalloni, paru dans le supplément "l'époque" du Monde des 7/8 mai 2017. On notera le choix "vintage", pour l'illustrer, du Brownie flash de Kodak. Comme dirait Brigitte Fontaine : "J'fais un genre".
Non, monsieur Dalloni, je ne hais pas les journalistes. Et je ne suis pas d'accord non plus avec le "chapeau" de votre article : « Sale temps pour les journalistes. Accusés d'être les suppôts du système, conspués par les politiques, délaissés par les lecteurs, ils ne font plus rêver. Mais pourquoi tant de haine ? ». J'avoue que "ils ne font plus rêver" m'a fait bondir.
Car si la profession fait rêver des lycéens qui ambitionnent de l'exercer (ce qui est votre cas, puisque vous commencez par cette confidence : « Toute ma vie j'ai rêvé d'être un reporter. »), je vous apprends que je n'achète pas Le Monde pour rêver mais exclusivement pour m'informer, et j'espère n'être pas le dernier dinosaure à considérer ainsi le rôle de la presse. L'insupportablement futile M, le magazine que Le Monde vend avec le numéro du samedi (j'imagine que la raison de son existence est purement financière, vu la place de la publicité), donne à craindre que nous autres dinosaures avons du souci à nous faire pour notre pitance. Je n'en reviens toujours pas de ce qu'un "journal de référence", puisse envoyer des journalistes pour rendre compte des défilés de mode ou des événements sportifs : comment peut-on tomber si bas ? Je sais, je ne suis pas "mainstream".
A la rigueur, parfois, j'apprécie une analyse, et même, pourquoi pas, une page "débats", un commentaire, à la condition que l'information reste première. J'estime aussi tout à fait regrettable l'invasion des pages du Monde par les illustrations (photos ou autre), qui ne font que flatter la paresse. Alors, ne nous trompons pas de débat. Individuellement, les journalistes font le boulot qu'on leur demande de faire, en général plutôt bien, même si, comme partout, il y a des "brebis galeuses".
Non, si je dis souvent du mal de la presse, des journaux que je lis et de ceux qui y écrivent, ce n'est pas aux individus que j'en ai. Si j'avais à m'en prendre à quelqu'un, ce ne serait pas à une personne en particulier, mais plutôt à une entité forcément plus abstraite : celle qui fabrique les conditions d'exercice de la profession. En termes plus connotés Karl Marx : à l'infrastructure plutôt qu'à la superstructure.
A mesure qu'on gravit les étages de l'édifice qui organise la profession journalistique, les questions se font de plus en plus pressantes et fondamentales. Qui est chef de service ? Qui directeur de la rédaction ? Qui éditorialiste ? Qu'est-ce qui les fait nommer à leur poste ? Qui propriétaire ? Quels rapports entre la société des rédacteurs et celui-ci, je veux dire le degré d'assujettissement des contenus à la stratégie de celui-ci (disons pêle-mêle : Bolloré, Bergé, Lagardère, Drahi, bref, tous ceux qui ont de l'argent et voudraient bien influencer) ? Qui décide des sujets ? Qui donne le dernier feu vert à la publication des articles ? Ceux-ci sont-ils retouchés par le rédac-chef ? A quelles conditions grimpe-t-on dans la hiérarchie ? Je n'oublie pas que je figure aussi parmi les payeurs, puisque l'oxygène de l'argent de l'Etat maintient plusieurs titres en état de survie artificielle, au nom du pluralisme et de la "liberté d'expression" qui, en l'occurrence, a bon dos. Je dirais plutôt qu'il faut à tout prix maintenir l'apparence (le mythe) de la pluralité : nous vivons dans un régime fictif de "liberté de la presse".
Encore deux questions, indiscrètes celles-là : 1 - Par qui sont financés les instituts de formation des futurs journalistes ? 2 - Quels professeurs forment les futurs journalistes ? Je ne connais que le CFJ, et encore : par le biais du livre Les Petits soldats du journalisme, de François Rufin, qui avait peut-être quelques comptes à régler, mais dont la charge était étayée par des faits convaincants. Si j'en crois l'auteur, les apprentis apprennent surtout à servir la soupe. Rufin l'a d'ailleurs payé d'un long ostracisme, et ce n'est que depuis peu que sa conception du "vrai" journalisme s'est vue récompensée (succès de son film "Merci patron"). C'est donc l'ensemble de ces conditions, et non pas les seuls individus qui sont envoyés au charbon, qui doit faire l'objet des jugements les plus sévères.
Contrairement à ce qu'écrit Michel Dalloni, ce que je reproche aux journalistes n'est pas qu'ils soient des « suppôts du système » : j'aurais plutôt tendance à les plaindre, puisque, s'ils veulent gagner leur croûte, ils sont obligés de se soumettre aux ordres de la hiérarchie. Pour être édifié là dessus, il suffit de lire "Journal d'un JRI" de Gilles Balbastre, publié dans Journalistes au quotidien, d'Alain Accardo (le JRI ou journaliste reporter d'image, est le pauvre gars qu'on envoie filmer l'inondation, l'incendie, le lieu du crime, enfin bref toutes les images, si possible spectaculaires, à même de faire grimper l'audience : il me faut du saignant, coco).
Ce qu'il faut reprocher au journalisme tel qu'il est pratiqué, c'est donc d'abord le cadre professionnel dans lequel il évolue. Mais il y a plus rédhibitoire : la presse est aujourd'hui pieds et poings liés entre les griffes de la logique ultralibérale, qui guide la marche du monde aujourd'hui. Je sais bien que l'argent est le nerf de la guerre, mais je crois qu'une véritable presse d'information n'a pas à se demander comment satisfaire les "attentes des lecteurs". En tant que lecteur, la seule façon de me satisfaire, c'est de m'informer de ce qui se passe en France, en Europe et dans le monde. Que les choix d'une rédaction se fassent en fonction de ce que les rédacteurs pensent être les goûts des lecteurs me semble une erreur grossière. Une déviance.
Plus avilissant encore pour la profession, ce sont les images des invraisemblables grappes de journalistes, photographes, cameramen et preneurs de sons qui courent s'agglutiner autour de l'événement et des personnes qui le font : Sarkozy paradant à cheval devant le bétail journalistique entassé sur une charrette tirée par un tracteur, lors d'un déplacement en Camargue, reste à cet égard un sommet de ridicule (et d'humiliant).
C'est la concurrence féroce que se livrent les organes de presse (écrit, audio, télé, web) qui produit ce ridicule, dont les limites sont même pulvérisées par les chaînes d'info en continu, avec des envoyés qui moulinent du vent en attendant que se passe la chose attendue.
Non, je ne hais pas les journalistes. Mais j'estime qu'on ne peut pas, à la fois, m'informer et me vendre un produit. Si j'ai de la haine, c'est à l'égard de ce qu'il faut bien appeler le "système" marchand dans lequel ils sont pris.
Mais là, on est dans l'insoluble. Un système condamné. Personne ne reculera. La logique de système est plus forte que tous les efforts des individus qui y sont pris.
09:00 Publié dans DANS LES JOURNAUX | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : journaux, lournalistes, journal le monde, presse quotidienne, michel dalloni, brownie flash kodak, information, vincent bolloré, pierre bergé, arnaud lagardère, patrick drahi, françois rufin, revue fakir, cfj, centre de formation des journalistes, les petits soldats du journalisme, film merci patron, alain accardo, journalistes au quotidien, gilles balbastre, journal d'un jri, nicolas sarkozy
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