vendredi, 08 janvier 2016
REGARD SUR OLIVIER MESSIAEN 1
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J’ai évoqué récemment, trop brièvement, un grand chef d’œuvre de la musique du 20ème siècle composé en 1944 par Olivier Messiaen, œuvre sortie directement de la foi brûlante du compositeur catholique. J’ai trop envie d’y revenir, car j’aimerais bien comprendre ce qui se passe quand j’écoute ça, moi qui ne suis plus catholique de foi, même si je ne peux ni ne veux effacer les décennies de culture catholique qui m'ont façonné : la mort saura séparer le bon vin de l'ivresse.
Il faut oser dire les choses : les Vingt Regards sur l’Enfant Jésus, ça reste loin de l’évidence mozartienne, cette musique qui semble couler de la fontaine de la cour des Osiers, tellement elle paraît pure. Mais c'est aussi quelque chose qui me bouleverse toujours autant, après des dizaines d'auditions. Alors j'aimerais savoir de quoi il retourne.
Messiaen n’est pas Mozart : sa musique ne s’habille pas des apparences (trompeuses) de la facilité que donne celle de Wolfgang Amadeus. Messiaen vous plonge très vite dans la complexité des harmonies surgies au 20ème siècle. Un siècle auquel il appartient résolument. C’est donc une musique qui ne se donne pas aussi aisément.
Messiaen, la cathédrale qui a peut-être déterminé son destin de musicien, c’est le Pelléas et Mélisande de Debussy, dont la partition lui a été offerte en 1918 par Jehan de Gibon, son professeur d’harmonie. Rendez-vous compte de l'énormité : il a alors dix ans, et son professeur lui offre cette incroyable partition ! Mais qu'est-ce qu'il a, ce gamin, pour mériter un tel cadeau ? Vous en connaissez beaucoup, qui demandent ça au Père Noël ? Il y a là quelque chose de stupéfiant, d'incompréhensible. Qu'est-ce qui lui avait paru si extraordinaire, au professeur d'harmonie ? J'aimerais bien savoir.
A cet endroit, je peux bien avouer que Pelléas, ce n’est pas ma bible à moi. Messiaen, lui, il travaille tellement là-dessus qu’il ne tarde pas à le connaître par cœur dans le moindre recoin. Il a, paraît-il, la faculté d'entendre les notes qu'il est en train de lire. Pelléas lui est donné : il en fera quelque chose, promis. Et pas qu'un peu.
Pour parler franchement, la musique de Debussy, qu’on qualifie un peu facilement d’ « impressionniste », n’est pas ma tasse de thé préférée. « Maître de la couleur », dit-on. Je veux bien. C’est une musique que je perçois comme plus épidermique, moins tellurique que celle qui me transporte. Plus de forme que de force, si vous voulez.
Je dirais que la musique de Debussy m’apparaît sous un jour proustien : intelligente, savante et raffinée. Mes goûts me portent davantage vers la force expressive, plus masculine par nature. Ce n'est ni pensé, ni réfléchi : c'est comme ça. Raison, sans doute, pour laquelle les mélodies de Duparc ou de Reynaldo Hahn (et en général ce qu’on appelle « la mélodie française ») ne m’atteignent guère : c’est, sans conteste, de la délicate et jolie musique, écrite avec beaucoup d’art. C’est charmant, surtout chanté par Pierre Bernac, ce "baryton Martin" cher aux oreilles de Roland Barthes. Mais en fin de compte, j’y entends plus d’afféteries, de manières et de mondanités de salon bourgeois que de substance.
La musique de Debussy n’est certainement pas aussi efféminée que les remarques qui précèdent pourraient le laisser penser. On ne comprendrait pas la vénération de Messiaen pour Pelléas, car il y a de la virilité beethovénienne chez lui. Mais si je devais expliquer ma réticence face à Debussy, et même, dans une moindre mesure, face à Pelléas, tout en étant embarrassé, j’essaierais de trouver une réponse du côté de la recherche formelle.
Si vous voulez, c’est comme le japonisme chez Van Gogh, "japonisme" qu’il n’a sans doute jamais considéré comme un but en soi, mais comme le moyen de s’approcher du cœur de son réacteur pictural. Pour les Japonais de l'âge classique, la forme esthétique est subordonnée à un ordre qui la dépasse, et auquel elle est soumise (ce que certains appellent "l'éthique"). Importé en France, où éthique et esthétique sont compartimentées, le risque est que cette dernière vire à l’ornemental, marquée de vaine gratuité : arts « déco » ou « appliqués » ne sont pas loin. C’est l’aspect « prétexte », superficiel de l’œuvre, à ce moment, qui me gêne. Van Gogh lui-même est à cent lieues de l'Art Déco.
C'est contre cet aspect purement décoratif que luttèrent, avec tout le compact et l’aigu d’un désespoir, des gens comme Van Gogh en personne, Nicolas de Staël, Alberto Giacometti (ses tentatives de portraiturer Michel Leiris !), Mark Rothko, combien d’autres, qui cherchaient à atteindre l’os ultime d’une vérité qu’ils étaient seuls à voir et qu’ils sentaient tellement labile ! Combien s'y sont cassé la vie ? Elle est là, la faille de Picasso. Il se contente : « Je ne cherche pas : je trouve ».
Picasso fait de la peinture comme Hugo fait de la poésie. Ce sont des satisfaits : il ne leur manque rien, ils ont tout, parce que ça vient (presque) tout seul (regardez le nombre d' "alexandrins blancs" qui farcissent la prose de VH). Pour être méchant, j'ajouterais qu'ils excrètent. Même chose en jazz : Bessie et Billie plutôt qu'Ella et Sarah. Louis Armstrong, je l'adore dans ses débuts (disons jusqu'en 1935). Je n'en démords pas : que ferais-je d'un artiste qui m'envoie en pleine gueule : « Je suis tellement plein de ce que je suis que je n'ai pas besoin de toi » ? Un artiste qui n'appelle que ma dévotion ? Cet artiste-là ? Il m'annihile. Sa plénitude m'empêche de respirer.
Il y a du japonisme vangoghien dans Pelléas (j’entends hurler les spécialistes). Mais on y entend aussi, portant les voix, une virilité expressive. C’est tout au moins comme ça que je le perçois. Car il me semble que Debussy établit une antithèse entre la partition vocale et la partition d’orchestre : en surface, cette mélodie comme volontairement « aplatie » (à la japonaise, ce qui avait choqué Maeterlinck, l'auteur de la pièce) que chantent les personnages, même si le chant se dramatise et gagne en intensité en allant vers l’issue fatale (Yniold et ses pathétiques « Petit père ! », en III, 4) ; et puis en dessous, le relief accusé et la profondeur complexe et mouvante, véhémente, parfois violente, du flot orchestral qui finit par engloutir les amoureux tragiques. Mais je ne suis pas musicologue.
Alors qu’est-ce qui, dans Vingt Regards, résonne si fort à mes oreilles que l’œuvre m’en soit devenue un phare dans la nuit, une trompe marine dans la brume, une "Etoile du Berger" ? J’ai dit tellement de mal de la musique « sérielle » d’une part, et d’autre part de la musique « concrète », qui sont, à ma connaissance, les deux grandes écoles « modernes » fondées en Europe au 20ème siècle (le jazz et ses suites sont américains), que certains pourraient se demander pourquoi je fais si grand cas de cette œuvre.
Eh bien je réponds : justement. Car Vingt Regards sur l’Enfant Jésus, d’Olivier Messiaen, échappe magistralement aux carcans de ces deux étiquettes. Car je crois que la personne du compositeur est à ce point musique que, quoique de façon très différente de Mozart, elle rayonnerait de musique, malgré lui, de toute façon.
La musique est, en quelque sorte, sa façon d’être au monde : la vision qu’il en a est intrinsèquement musicale. C'est peut-être ce qu'avait perçu et compris Jehan de Gibon. Ça expliquerait le don ahurissant de la partition de Pelléas et Mélisande à un garçon de dix ans.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans MUSIQUE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, france, olivier messiaen, vingt regards sur l'enfant jésus, église catholique, mozart, wolfgang amadeus, pelléas et mélisande, debussy, mélodies duparc, reynaldo hahn, pierre bernac, roland barthes, baryton martin, van gogh, lyon palais des beaux-arts, nicolas de staël, alberto giacometti, marc rothko, picasso, victor hugo
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