lundi, 26 mai 2014
KUNDERA, VIEILLARD JUVENILE
LA FÊTE DE L’INSIGNIFIANCE
J’ai fait une exception à ma règle (voir hier) pour Milan Kundera, dont Gallimard vient de publier La Fête de l’insignifiance. Même que j’ai entendu la libraire de « Vivement dimanche » (rue du Chariot d’or) dire qu’elle l’avait trouvé décevant. Eh bien moi, sans crier au chef d’œuvre, je trouve ce bouquin rigolo. Et rigolo parce que désinvolte et acrobatique. Le livre apparemment léger d’un romancier qui n’a plus rien à prouver, puisqu’il a vu son œuvre (enfin presque toute) publiée dans la consacrante collection de la Pléiade, si ce n’est pas une preuve …
Un monsieur de quatre-vingt-cinq ans qui trouve le moyen de s’amuser et d’en faire profiter les lecteurs. Un livre qui ne tient pas debout, à la fin duquel Staline, déguisé en chasseur, débarque dans le Jardin du Luxembourg pour tirer à coups de fusil sur Kalinine en train, comme d’habitude, de se soulager la vessie contre la statue d’une grande dame de France. Tout ça sous le regard interloqué des personnages bien actuels du roman, Ramon, Alain, Charles et D’Ardelo.
Pour parler franc, il y a fort longtemps que je n’avais pas lu Milan Kundera. Je suis donc bien incapable d’affirmer, comme le claironne la quatrième de couverture, que « Kundera réalise enfin pleinement son vieux rêve esthétique dans ce roman qu’on peut ainsi voir comme un résumé surprenant de toute son œuvre ». Un résumé en cent quarante pages. Il aurait fallu que je révise avant.
Je parlerais volontiers d’un livre foutraque et « déménagé » (à Lyon, on dit « détrancané »), qui se moque de faire cohabiter les morts et les vivants. Je trouve ça éminemment réjouissant. Un coup, c’est Staline terrorisant le petit (et prostatique) Kalinine et tout le soviet suprême (en particulier Krouchtchev), qui n’ont d’autre solution pour crier leur fureur d’être dominés et impuissants que de se réfugier dans les chiottes, où le dictateur, sans qu’ils le sachent, se débrouille pour les entendre.
Le délire sur le personnage de Kalinine vaut son pesant de détour et de déconne, car Staline ira jusqu’à débaptiser Königsberg pour que la ville prenne le nom de Kaliningrad (la fameuse enclave entre Pologne et pays baltes). Or, ironie de l’histoire, c’est la ville où Immanuel Kant (l’inventeur du « Ding an sich », auquel Staline oppose le Schopenhauer de la « volonté » et de la « représentation ») a passé toute sa vie, invariable et réglée comme du papier à musique.
Staline, ce terroriste sanguinaire à la tête d’une URSS terrifiante, eh bien il s’amuse, lançant ses paradoxes et ses questions, auxquelles nul ne se permettrait d’oser répondre. Les pantomimes auxquelles il se livre ont quelque chose de léger, presque printanier, comme un effluve d’enfance retrouvée. C’est d’autant plus insoutenable.
Un autre coup, c’est la mère morte d’Alain qui lui parle comme si elle était là et bien là. Cette mère qui a voulu mourir pour l’empêcher de naître. La scène du suicide qui finit en meurtre gratuit, je la trouve ironique, certes, mais saisissante. Elle saute du pont pour mourir, et un petit con veut la priver de la mort qu’elle a choisie ? Elle se débrouille alors pour le noyer, avant de retourner vers le mari honni, dont la haine a laissé en elle le germe d’un être dont elle ne voulait à aucun prix : Alain.
Ici je ne suis pas d’accord avec l’auteur : il dit quelque part que naître est un acte. C’est idiot : nul être humain n’a jamais demandé à naître, et c’est mentir que de faire croire qu’on l’a voulu. Le moment qui suit la mort a induit et suscité toutes les craintes, toutes les superstitions et, disons-le, toutes les religions. Il est étrange que le moment qui précède notre entrée sur la scène du monde n’ait jamais donné lieu à des développements mythologiques aussi considérables, à part les élucubrations psychanalytiques sur le « désir d’enfant » et « l’enfant fantasmé ». Mais Kundera sait tout cela.
Pour ce qui est des personnages dont les maigres tribulations festonnent le roman de leurs guirlandes falotes et ballottantes au gré d’une soirée mondaine ou d’une cuite entre amis, inutile de s’y attarder. Ce sont quatre hommes dont la vie est plutôt derrière eux, mais reste encombrée de vieux fatras d’histoires qui leur collent à la mémoire.
Le personnage de Quaquelique est plus nouveau et plus intéressant. La vraie figure de l’insignifiance, c’est lui. Personne ne le voit, personne ne le remarque, et pourtant, quand Ramon cherche Julie dans les salons, au motif que, quand elle l’a quitté, juste avant, « les mouvements de son derrière le saluaient et l’invitaient », il ne la trouve plus.
Bon dieu mais c’est bien sûr : elle est partie avec l’insignifiant Quaquelique, comme la suite le confirme. Eh oui, c’est celui qui n’a l’air de rien qui a emporté le morceau. Mais comment fait-il pour damer le pion au dragueur impénitent qui, comme un paon faisant la roue, éblouissait la dame de ses bouquets d'éloquence étincelants ? Moralité, n'essayez pas d'être brillants, messieurs.
Les nombreuses facettes offertes par cet ouvrage apparemment insignifiant voudraient qu’on s’y attarde pour en préciser les éclats. Je m’en garderai. Je citerai juste pour finir un passage (p. 85) où monsieur Milan Kundera montre à tout le monde, sans avoir l’air d’y toucher, comment on fait, et ce que ça veut dire, « savoir écrire ».
« Connaissant les bonnes manières, les messieurs levèrent leurs verres, les réchauffèrent pendant un long moment dans leurs paumes, gardèrent ensuite une gorgée dans la bouche, se montrèrent l’un à l’autre leurs visages qui exprimèrent d’abord une grande concentration, puis une admiration étonnée, et finirent par proclamer à haute voix leur enchantement. Tout cela dura à peine une minute, jusqu’à ce que cette fête du goût soit brutalement interrompue par leur conversation, et Ramon, qui les observait, eut l’impression d’assister à des funérailles où trois fossoyeurs inhumaient le goût sublime du vin en jetant sur son cercueil la terre et la poussière de leur parlote. » Pas besoin de commentaire, je pense.
Faut-il dire que Kundera est un grand pessimiste ? Mais pour quoi faire ? J’ai plus envie de voir dans ce livre le regard désenchanté d’un vieux monsieur. Je ne sais pas pourquoi, je pense au Manoel de Oliveira dernière manière, au dernier Alain Resnais, ces gens que l’âge semble libérer de toute contingence et de toute convenance, et qui offrent, en dîner d’adieu, des œuvres atypiques, qui peuvent donc être déroutantes. J'ai lu quelque part que Adieu au langage, film présenté à Cannes par Jean-Luc Godard (qui a quatre-vingt quatre ans), a quelque chose de testamentaire.
Et s'il fallait à tout prix dénicher une moralité à cette fable, j'irais direct à la page 96 : « Nous avons compris depuis longtemps qu'il n'était plus possible de renverser ce monde, ni de le remodeler, ni d'arrêter sa malheureuse course en avant. Il n'y avait qu'une seule résistance possible : ne pas le prendre au sérieux ». Quasiment une déclaration de philosophie générale.
Milan Kundera, dans La Fête de l’insignifiance, s’amuse comme un petit fou. J’ai, en repensant à ma lecture, une impression funambulesque, comme un narrateur de corde, comme un danseur sans vertige au-dessus des abysses que l'époque a d'ores et déjà creusés sous nos pieds.
Un petit livre souverain. Je pense que Philippe Muray aurait adoré la belle tenue morale de ce petit livre souverain.
Voilà ce que je dis, moi.
Et voilà que je me rends compte que je n'ai pas parlé des « excusards » ! Vache de mouche ! Il va peut-être falloir que j'y revienne, parce que ça aussi, c'est une trouvaille rigolote (quoiqu'un peu caricaturale).
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Remarque sur le résultat des européennes : je me dis que la France, avec un tiers de députés Front National à Bruxelles, n'est pas partie pour voir son influence s'accroître. Je voudrais aussi savoir comment il se fait que les Français de l'étranger (3,6% du corps électoral) élisent 15 députés européens (20%) ? Bizarre autant qu'étrange. Rectif. : Pardon, je retire ce dernier point, j'ai juste répété une connerie de journaliste. Après consultation du site du Ministère, les « Français-hors-de-France », si j'ai bien lu, sont rattachés à la région Île-de-France.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, littérature française, milan kundera, la fête de l'insignifiance, gallimard, collection la pléiade, staline, kalinine, kaliningrad, krouchtchev, königsberg, emmanuel kant, urss, librairie vivement dimanche
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