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jeudi, 15 mai 2014

2/4 MAIGRET JOURNALISTE

Le personnage de Maigret, disais-je dans un billet précédent (hier, si je ne me trompe), est un prétexte. Certes, le métier de Georges Simenon est d’écrire des romans. Mais il est aussi journaliste. La preuve cette série de 12 articles intitulée Escales nordiques, publiée par Le Petit journal du 1er au 12 mars 1931. Les titres en sont très rigolos, je tiens à le souligner. Voir plus bas pour confirmation du fait.

 

Je n’irai pas jusqu’à prétendre que les Maigret sont de mauvais romans policiers, ce serait idiot, ridicule et insoutenable. Mais il faut bien dire que l’intrigue de plusieurs de ceux que j’ai lus est bâtie sur une chute qui a tout l’air d’être parachutée. Je pense par exemple à l'extravagant nid d’espions qu’on trouve dans une boîte de nuit de Liège, dans La Danseuse du Gai Moulin. Une histoire pépère, planplan et apparemment minuscule.

 

Le fait que le crime crapuleux s’ajoute à l’affaire d’espionnage montre que Simenon est un maître du tricotage narratif. Il n’en reste pas moins que cette histoire de plans « d’un nouveau fusil-mitrailleur fabriqué à la FN de Herstal » et de mise à l’épreuve d’un apprenti espion par ailleurs richissime qui a le tort et la faiblesse de s’ennuyer dans la vie, garde des airs assez peu crédibles. 

 

Je dirai que l’intrigue proprement policière (toujours bien tricotée) permet à l’auteur d’appâter son lecteur. C’est d’ailleurs ce qui émerge de temps à autre dans le récit à propos de la « méthode » que Maigret applique dans ses enquêtes. Cette méthode est précisément de ne pas en avoir. Enfin, pas vraiment. On ne peut pas dire en effet que les « deux phases » décrites dans La Guinguette à Deux Sous puissent en tenir lieu. Mettons plutôt une façon d’être qu’une façon de faire.

 

La première phase consiste pour Maigret à pénétrer dans l’ambiance spécifique dans laquelle baigne le milieu social ou géographique où va se dérouler l’affaire : « D’abord la prise de contact du policier avec une atmosphère nouvelle, avec des gens dont il n’avait jamais entendu parler la veille, avec un petit monde qu’un drame vient d’agiter ». Au cours de cette période, « la plus passionnante » pour le commissaire, « on renifle. On tâtonne ». Et quand le juge Poiret lui demande ce qu’il pense de l’affaire : « Je ne pense pas encore. Je tâtonne ». Ça, c’est dans Maigret et le tueur. Mais c’est quand même au chapitre deux, c'est-à-dire dans la partie initiale, où le commissaire patauge encore.

 

Revenons à La Guinguette … La deuxième phase peut ensuite débuter : « Brusquement on saisit un bout de fil et voilà la seconde période qui commence. L’enquête est en train. L’engrenage est en mouvement. Chaque pas, chaque démarche apporte une révélation nouvelle, et presque toujours le rythme s’accélère pour finir par une révélation brutale ». J’avais noté pour ma part cette impression de « tempo accelerando » (voir ici même au 29 avril) produite par la manière dont le commissaire conduit (semble conduire, car c'est évidemment le romancier qui tient les manettes) son enquête.

 

Georges Simenon semble construire ses Maigret comme fait un journaliste d’investigation quand il est en reportage. Et l’auteur fut un tel journaliste. Patrick Kéchichian le confirme en 2008 dans Le Monde (1er août) à propos du Simenon de 1935 débarquant à Tahiti : « Il allait y séjourner deux mois. Largement de quoi s’imprégner, dira-t-on, de cette autre réalité … ». Kéchichian commente ici une édition des textes journalistiques (Georges Simenon. Les Obsessions d’un voyageur, textes choisis et commentés par Benoît Denis). Je relève avant tout le verbe « s’imprégner ». Simenon le journaliste et Maigret le policier appliquent la même « méthode ».

 

Et dans le fond, les enquêtes de Maigret ne sont-elles pas, outre des intrigues policières bien ficelées (quoique plus ou moins convaincantes), des reportages dans les milieux les plus divers ? Celui des marins – d’eau douce ou au long cours – semble être une des prédilections de l’auteur : j’ai l’impression d’avoir fait un tir groupé, avec Au Rendez-vous-des-Terre-Neuvas, Le Chien jaune, Le Charretier de « La Providence », Le Port des brumes. Successivement Fécamp, Concarneau, les canaux, Ouistreham. C’est vrai que beaucoup de titres sont datés d’un « A bord de l’Ostrogoth » significatif : Simenon a navigué et la mer et les marins, il connaît.

 

Toujours est-il que l’imprégnation est à la base de la méthode de l’écrivain comme de celle du policier qu'il a imaginé.

 

Simenon reste journaliste en écrivant ses romans policiers. Et il fait un journaliste du commissaire devenu une grande figure de la littérature policière française. Les enquêtes de Maigret ressemblent un peu à des reportages.

 

Voilà ce que je dis, moi.

mercredi, 14 mai 2014

1/4 MAIGRET ETHNOLOGUE

Bon, voilà (dans l’ordre où je les ai faites) la liste de mes dernières lectures :

 

1 – Maigret et la Jeune Morte (1954)

2 – Pietr-le-Letton (1929)

3 – M. Gallet, décédé (1930)

4 – Le pendu de Saint-Pholien (1930)

5 – Le Charretier de la « Providence » (1930)

6 – Maigret à l’Ecole (1953)

7 – Maigret chez le Ministre (1954)

8 – Maigret et l’Homme tout seul (1971)

9 – Maigret et l’Indicateur (1971)

10 – Maigret et Monsieur Charles (1972)

11 – La Tête d’un homme (1930)

12 – Le Chien jaune (1931)

13 – La Nuit du Carrefour (1931)

14 – Au Rendez-vous-des-Terre-Neuvas (1931)

15 – La Danseuse du Gai-Moulin (1931)

16 – La Guinguette à Deux Sous (1931)

 

Tout par un coup (comme les Lyonnais ne disent plus), voilà donc que je me rends compte que j’en suis à mon seizième Maigret d’affilée. C’est en train de virer à la manie. Il va falloir que je prenne des mesures. Tout le monde se fiche d'une tel palmarès, et je dis que tout le monde a raison.

 

Car je ne dis pas ça pour me vanter, juste pour dire que je commence un petit peu à savoir ce que c’est, Maigret. Et je vais vous dire, au point où j’en suis, je crois que le sujet de ces bouquins n’est en aucun cas le commissaire affublé de ce nom. Le personnage est juste un prétexte. Un moyen, si vous voulez.

 

La liste ci-dessus fait apparaître (dans le désordre) les dix premiers « Maigret » et les trois derniers avec, entre les deux, trois de la période intermédiaire (années 1950). Simenon est du genre maniaque : il fait figurer à la fin de ses romans le lieu, le mois et l'année de leur composition. Par exemple, Pietr-le-Letton, premier de la longue série, porte la mention « Delfzijl (Hollande), à bord de l’Ostrogoth, septembre 1929 ». La manie d’un maniaque raffole de la précision minutieuse.

 

On se rend compte, en rapportant les dates aux titres, que le nom du commissaire est absent de tous les premiers épisodes. Il apparaît, si je ne me trompe, au 20ème, sobrement intitulé Maigret, que je n’ai pas lu. Sans doute quand le personnage massif du policier eut acquis assez de notoriété pour fonctionner comme une « marque » dans l’esprit des lecteurs familiarisés.

 

Le Pendu de Saint-Pholien ne m'a pas convaincu outre mesure. Pour la raison que l'intrigue, bien menée comme d'habitude, repose sur un vieux secret liant les comparses, mais un secret vaseux, comme un beau monument qui serait érigé sur du sable. Le lecteur déçu referme le livre en se disant : « Ah bon, ce n'était que ça ». C'est un peu le reproche que j'ai fait aux livres de Jean-Christophe Grangé (Les Rivières pourpres, Le Vol des cigognes, Le concile de pierre).

 

Et pas plus Le Charretier de la « Providence », qui se passe dans le milieu des mariniers d’eau douce, sur les canaux de Picardie et d’ailleurs, à cause d’une fin tirée par les cheveux : le médecin condamné aux travaux forcés et qui finit conducteur de chevaux de halage, ça fait un peu parachuté, même si la peinture de son agonie et de sa mort ne manque pas de pittoresque. Sans aller jusqu'à juger la fin invraisemblable, parce qu'on se dit que Simenon a parié sur la force des « profondeurs insoupçonnées ».

 

Maigret à l’Ecole est nettement plus attrayant, peut-être plus réussi, plus homogène, moins vasouillard dans la conduite du récit. Peut-être que l’intrigue est mieux conçue à la base : l’instit d’un petit village de Charente, l’instituteur Gastin est soupçonné par tout le monde, sur fausse dénonciation d’un gosse de l’école, d’avoir tué d’un coup de 22 long Léonie Birard, une vieille chouette, ancienne postière qui collectionnait les lettres adressées aux habitants du village et qui leur recrachait leurs turpitudes en public. L’ensemble a du nerf, de la chair et de l’os.

 

J’ai bien aimé Maigret chez le Ministre qui, comme le titre l’indique, fait entrer le commissaire dans le milieu nauséabond et corrompu du personnel politique français, que Simenon ne semble pas porter dans son cœur. La turpitude présente est liée à l’effondrement meurtrier d’un sanatorium pour enfants, dont un mystérieux « rapport Calame » dénonçait la future construction, que des « influences » avaient fait aboutir, malgré les avertissements, au mépris de la sécurité.

 

A l’autre bout de la chaîne, les trois derniers épisodes écrits par Simenon autour du personnage de Maigret sont de fort belle venue. Maigret et l’homme tout seul raconte comment et pourquoi un miséreux a été tué de trois balles dans la poitrine, une nuit, dans un immeuble promis à la démolition.

 

Un moment – quasiment ethnographique – de l’épisode se déroule dans une école de coiffure, dont le directeur utilise à des fins pédagogiques la tête et les cheveux des clochards du quartier (anciennes Halles de Paris, rue de la Grande-Truanderie, 1er arrondissement). Les élèves apprennent gestes et techniques du métier, et les clochards sont (un peu) rémunérés : le type même du contrat « gagnant-gagnant » (comme on dit maintenant). Bon, c’est vrai que si vous voulez bien manger pas cher ou faire réparer la voiture, il y a les « restaurants d’application » et les classes de mécanique auto des lycées professionnels. Mais pour les futurs coiffeurs, j’avoue que j’ignorais.

 

Le moindre intérêt des romans de Simenon n’est pas, en tout cas, de nous faire pénétrer dans des milieux bien caractérisés. Mieux : ils permettent au lecteur d'éprouver « de l’intérieur » l’ambiance de chacun de ces milieux sociaux, comme s’il y était immergé. Moi qui suis un adepte de ce qu’on appelle la « grande littérature » (Proust, Kafka, Musil et toute la clique), je me suis étonné d’abord de prendre plaisir à ce genre de lecture. Mais après tout, c’est peut-être tout simplement ce côté « ethnologie familière », cet aspect à la fois exotique et proche qu’on trouve dans les œuvres du bonhomme qui me plaît. Bon, on dira que quand on cherche des raisons, celles qu’on trouve nous apparaissent forcément bonnes …

 

Mais après réflexion, je trouve que cette raison n’est pas si mauvaise.

 

Voilà ce que je dis, moi.