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vendredi, 23 février 2018

UN PETIT TOUR SUR LES PENTES

VI/VI

De la Croix-Rousse, pour descendre à Lyon (c'est comme ça qu'on dit), une recette parmi bien d'autres. 

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Descendre l'escalier de la rue Célu (Jeanne-Marie, 1780-1846, pas celle de Rimbaud – Les Mains de Jeanne-Marie –, mais la fabricante d'étoffes de soie : une de ces cibles honnies que visaient sans doute les canuts en 1831 et en 1834).

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Rue Célu, jeter un œil en passant sur un peu de verdure jalousement protégée.

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Hésiter entre la rue Bodin (1788-1876, conseiller municipal, président du tribunal de commerce, administrateur des hospices, qui fut propriétaire du sol de la rue : comme les cimetières, les rues de nos cités sont pleines de noms de toutes sortes de gens indispensables) et la rue Mottet-de-Gérando (1771-1828, conseiller municipal et député, et trajet de la ligne 6).

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S'arrêter un instant sur le balcon de la place Bellevue et jouir du coup d’œil.

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Rue Bodin, lever les yeux sur le haut de la rue Grognard (1748-1823, négociant et bienfaiteur du Musée, on ne le sait pas assez),

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puis sur le bas : la rue de Magneval (1751-1821, conseiller municipal et député, comme tout le monde) et, plus loin, la rue des Fantasques (nom d'origine inconnue, mais on trouve dans l'Almanach de 1745 cette intéressante mention : "On nomme ce chemin ainsi parce que c'est un endroit fort écarté, servant de promenoir à des gens d'un caractère particulier, qui veulent éviter la compagnie") et le Rhône.

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Au bout de la rue Bodin, saluer les arbres de la place Colbert (ce monsieur n'a pas besoin d'être présenté).

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Emprunter résolument la montée Saint-Sébastien (ce saint jeune homme, un peu masochiste si l'on en juge par les multiples photos des siècles passés, n'a nul besoin d'être présenté).

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Tourner un instant la tête à droite (la cour des Voraces, cet emblème touristique incontournable, n'est pas loin).

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Quitter la montée Saint-Sébastien pour prendre le virage vers la rue des Fantasques.

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Se souvenir que ce long rectangle bitumé, en contrebas, fut une cour de récréation, à une époque où billes, agates et bigarreaux changeaient de poche avec fureur.

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Ne pas s'attarder dans la rue Adamoli (1707-1769, conseiller du roi, maître des ports et passages de Lyon, il donna sa bibliothèque à l'Académie de Lyon).

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Prendre l'escalier sans dénomination d'où l'on domine ce qui fut le préau des garçons de l'école de la place Michel-Servet (1511-1553, qui finit brûlé vif parce que sa façon de croire en Dieu défrisait les autorités de l'époque), préau d'où l'on apercevait, à travers un croisillon de bois losangé, ce qui fut la cour des filles, dans l'arrondi de laquelle (ici visible) les maîtresses faisaient tourner les punies (ça ne s'appelait sans doute pas la "tournante" : « Adélaïde, à la récréation, vous tournerez ! – Oui maicresse »).

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Mesurer le changement d'altitude.

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Se contenter de passer devant ce qui fut l'école des filles.

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Constater qu'on est arrivé en bas.

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Ne pas s'attarder place Croix-Paquet (du nom du monsieur qui obtint en 1628 la permission – confirmée deux ans plus tard en Conseil d'Etat – de "restablir une croix en la place" qui avoisinait sa maison).

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Apercevoir la place Tolozan à travers la Grande rue des Feuillants (du nom d'un monastère disparu).

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Se souvenir de la rue Royale, autrefois la rue des soyeux, où l'on pouvait même observer, à travers une vitrine, le travail de deux linotypistes assis devant leur clavier « elaoin sdrétu » (drôle de formule dont le grand Franquin avait fait, pour le "Petit Noël", une merveilleuse "machine à faire plaisir"), et le fonctionnement particulier de ces machines et de leur "volant" latéral, dont la forme intriguait au plus haut point les enfants qui passaient devant. 

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Se souvenir de la Petite rue des Feuillants où était sise, en plus de quelques entrées traboulantes, la boutique où l'on louait les skis pour le week-end.

Traverser le plus vite possible et sans trop regarder la pauvre "place Tolozan" (1726-1811, dernier prévôt des marchands, qui fit construire le bel immeuble du n°19) et gagner le nouveau pont Morand (dans lequel passe la ligne A du métro).

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Une fois sur la rive gauche, apprécier la vue sur les pentes est de la Croix-Rousse avant de poursuivre sa route.

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Note : j'achève ici une série de six "bambanes" sur les pentes de la Croix-Rousse. A vrai dire, il en reste quelques-unes au programme. Mais ça suffit, je crois, pour se faire une idée assez précise de la physionomie de ce qu'on appelle "Les Pentes" (par opposition au "Plateau") de la "Colline qui travaille" (par opposition à la "Colline qui prie"). 

dimanche, 31 janvier 2016

FRANZ LISZT A LYON

On ne le sait pas forcément, et en tout cas pas suffisamment : le Hongrois Liszt Ferenc (prononcer Ferents), plus connu sous son prénom germanisé (Frantz), fut un admirateur des révoltes des canuts de Lyon de 1831 et 1834. Au point qu’il composa, en 1837, une pièce pour piano intitulée « Lyon ». Dédiée à l’abbé Lamennais, elle figure dans le premier cahier de la partition « Album d’un voyageur » (1837) (cliquer pour 7'41"). Pourquoi Lamennais ? Sans doute parce que, apôtre d’un catholicisme social, courant auquel Liszt était alors sensible, Lamennais était en butte aux tracasseries de sa hiérarchie. 

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La maison Carquillat est présente au musée des Tissus de Lyon, au moins, pour le portrait qu'elle a tissé, autour de 1830, du grand Franz Liszt. J'avoue que j'ai du mal à déchiffrer le rébus qui figure en légende du portrait proprement dit.

 

Les canuts lyonnais combattaient alors (le monde civilisé connaît sans doute la fière et démodée devise « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! ») pour leur dignité et une juste rémunération de leur travail. Ce combat toucha l’âme romantique du compositeur et pianiste virtuose. Son « Lyon », forcément "superbe et généreux", constitue, selon des voix autorisées, une préfiguration de la scène finale de La Walkyrie (un certain Wagner, je crois), à cause de la puissance orchestrale déployée par le piano. 

Attention, le « Lyon » de Liszt, on ne peut pas dire que c’est ce qu’il a fait de mieux : l’ambiance est martiale, pompeuse, d’une grande noblesse. Pas grand-chose à voir avec la réalité du monde des canuts de la colline de la Croix-Rousse : pour ça, allez plutôt voir du côté de La Colline aux canuts, la pièce de théâtre que Roland Thévenet leur a consacrée. Il faut le savoir : le canut est catholique, souvent bon buveur, il travaille beaucoup (la Croix-Rousse, c'est la "colline qui travaille") et il bat sa femme avec conscience. Aujourd’hui, on a tendance à idéaliser. 

On a oublié que la Croix-Rousse, pente et plateau, c'était ni plus ni moins qu'une sorte d'usine : selon Nizier du Puitspelu, Lyon, en 1890, comptait environ douze mille métiers. Il précise : « Lorsque j'étais borriau [apprenti], voilà cinquante-deux ans en çà, il y avait à Lyon soixante mille métiers à main, entends-tu, soixante mille battants frappant la trame ». Et il ajoute en note, avec une pointe de nostalgie : « Enfin quoi ! suffit que de mon temps, il y avait beaucoup de métiers, c'est sûr, et que l'on ignorait encore les métiers mécaniques qui peu à peu envahissent tout ». Le "progrès" a réglé la question. Revenons à Liszt.

Il se trouve que, quelques années plus tard (en 1844), on annonça la venue de Liszt à Lyon, pour une série de concerts. Alors là, attention les yeux : l’événement, s’il fut pacifique, n’en fut pas moins un véritable soulèvement populaire, si on se réfère à l’enthousiasme unanime qui s’empara des autorités et de la population de la ville. On n’a aucune idée de la dimension de la chose. Pour s’en faire une, il faut se replonger dans la lecture d’une revue parisienne qui en publia le récit. 

C’est en termes carrément apoplectiques, en effet, que Le Ménestrel du 14 juillet 1844 rend compte du déroulement des cérémonies. Le rédacteur de l’article ne pleure pas l’hyperbole : « La seconde ville de France vient de faire au premier pianiste de Hongrie une réception digne d’un prince russe. Que dis-je, jamais un prince russe dans ses moments les plus solennels, n’a obtenu pareille ovation. Pour se faire une idée de l’accueil de Liszt à Lyon, il faut reporter ses souvenirs vers Alexandre le Grand et son entrée à Babylone. Encore n’est-il pas démontré que la joie des Babyloniens puisse soutenir la comparaison avec la jubilation des Lyonnais ». Tel que. J’avais prévenu. Je ne savais pas qu’une lichette de Babylonien sommeillait discrètement dans tout Lyonnais qui se respecte (« Avant avant Lion le melhor » est la devise). Je n’en fais pas le fier pour autant. 

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Il faut dire que Lyon n’a pas fait les choses à moitié : « A peine les autorités lyonnaises eurent-elles appris que Franz Liszt s’avançait vers la ville qu’une députation de notables et de cinq mille canuts furent envoyés à sa rencontre. Des arcs de triomphe étaient construits de distance en distance. Une triple rangée de jeunes filles vêtues de blanc et couronnées de roses formait la haie sur toute la route. On échangea de magnifiques harangues, après quoi Franz Liszt fit son entrée dans la ville à travers un monceau de guirlandes et un tonnerre de hurrah ! ». Cinq mille canuts, une triple rangée de jeunes filles : et certains accusent encore les Lyonnais de froideur ! 

Mais ce n’est pas fini : « Dès le matin du jour fixé pour son premier concert, les cloches de Lyon sonnèrent à toute volée. Les fabriques chômèrent. Les boutiques restèrent fermées. La population détela ses chevaux et traîna sa voiture jusqu’à l’hôtellerie. Là, Franz Liszt parut sur un balcon et, brandissant son grand sabre, il s’écria en hongrois : Lyonnais, je suis content de vous ! Le préfet de la ville lui envoya immédiatement une garde d’honneur ». N’en jetez plus, la cour est pleine. 

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Le masque mortuaire.

L’auteur de l’article du Ménestrel décrit encore sur le mode lyrique l’affluence monstrueuse suscitée partout alentour par le concert, que le célèbre musicien fut obligé de répéter dans les jours suivants, pour donner à tous les amateurs l'occasion de l'entendre. Il évoque cela sur le ton de la vénération, les concerts et leur effet magnétique sur un public conquis d’avance. Retenons de tout cela, simplement, qu’un très grand homme s’est incliné, en passant par Lyon, devant les tombes symboliques de la résistance à l’oppression et de la fierté du labeur ouvrier. 

Des tombes désormais effacées de la mémoire des hommes. Des tombes pour touristes. 

Voilà ce que je dis, moi. 

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Note : j’avais rédigé un article sur le même sujet, que l'association L’Esprit canut avait publié en 2012 (n°19), dans le numéro de printemps de son Bulletin (c'est en p.5). Le billet ci-dessus en est une mouture notablement modifiée.