jeudi, 01 août 2019
VIALATTE ET LES VACANCES
L'évadé rattrapé et l'évadé perpétuel.¹
Je n’hésite pas à la [la recette] répéter. Il faut passer des vacances de pluie dans des endroits humides et noirs, au bord d’un canal latéral (les canaux latéraux ont leur vertu magique), par exemple dans quelque cave d’un faubourg de banlieue minière, en inventant des jeux simples et monotones qui puissent se jouer avec la houille ou l’anthracite, et sur le soir (je parle pour les dames) tricoter, comme font les Bretonnes, sous un parapluie, sur le seuil, quelque pull-over de laine noire pour les orphelins d’un homme-tronc. Rien n’empêche non plus, entre-temps, de regarder, par le soupirail, tomber l’averse ou passer à pas lents le cheval du corbillard dont l’écurie est proche, entre l’écluse où se suicident les comptables, et le terrain vague où l’usine voisine empile ses autos écrasées.
Et pourquoi ne peut-on donner une recette plus belle et plus simple ? D’abord parce qu’elle est peu coûteuse ; on trouve généralement dans les banlieues minières des caves à très bas prix ; ou alors des celliers ; voire des cages à lapins de peu de valeur commerciale ; mais ensuite et surtout parce qu’elle répond au vœu le plus profond de la nature humaine. De quoi l’homme rêve-t-il ? D’évasion. Le bureau lui pèse et l’usine le tourmente, le H.L.M. le rend neurasthénique, le va-et-vient dans le métro lui donne le mal de mer. Il veut changer, il désire autre chose, il aspire à des horizons ; des cocotiers, des plages, que sais-je, des archipels polynésiens. Des femmes sauvages qui nagent avec des colliers de fleurs. Il ne les a pas depuis un mois, parfois quinze jours, qu’il doit rentrer. Il retrouve son usine, son bureau, ses dossiers, son porte-parapluie bleu ciel, sa plante verte, ses charentaises, il est complètement écœuré. Les vacances furent un rêve, le travail lui est une prison. C’est un évadé rattrapé. Au lieu que le sage qui a pris sagement des vacances de pluie dans les conditions que je conseille, sort de sa cave avec une frénésie de travail, il ne pense qu’à retrouver le décor de sa vie, il rêve de la réalité comme d’une espèce de conte de fées, l’usine lui semble un paradis, il prend le concierge pour saint Pierre et le chef de bureau pour le bon Dieu. Ce n’est pas, comme l’autre, un évadé de quelques semaines, c’est un évadé perpétuel. Il vit dans la vie comme dans un songe.
¹Note : le titre du texte n'est pas d'Alexandre Vialatte.
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Je ne sais pas vous, mais moi, je suis renversé par "tricoter, comme font les Bretonnes, sous un parapluie, sur le seuil, quelque pull-over de laine noire pour les orphelins d'un homme-tronc".
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature française, littérature, alexandre vialatteles champignons du détroit de behring, vacances
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