dimanche, 16 décembre 2018
STATISTIQUE ET GILET JAUNE
On entend des choses merveilleuses sur les ondes. Tiens, l'autre jour (je n'ai pas noté quand), il y avait deux "spécialistes", des "experts", bref, des chercheurs en je ne sais quoi, autour d'un micro, pour débattre d'une grave question : le pouvoir d'achat a-t-il augmenté ou baissé ? Peu importe le contenu du débat, je retiens seulement qu'ils étaient d'accord pour dire une chose : selon l'INSEE, le niveau de vie a légèrement augmenté, même en tenant compte de l'inflation. Ah, l'INSEE a parlé, circulez y a rien à dire, prosternons-nous.
Là où j'ai commencé à rire et à me payer la fiole des deux discoureurs, c'est quand ils ont établi, d'un commun accord, une distinction tranchée entre les chiffres fournis par l'oracle INSEE et la "perception" que les gens ordinaires ont de la réalité dans laquelle ils baignent 24 h. sur 24. C'est clair : les gens ordinaires sont des ignorants, ils n'ont aucune idée de ce qu'ils vivent concrètement, ils sont incapables de mesurer leur pouvoir d'achat, ils ne savent même pas ce qu'ils mettent dans leur "panier de la ménagère". Les gens ordinaires vivent à côté de leurs pompes. Ce qu'ils perçoivent est faux, c'est du "ressenti", c'est, disent les savants-de-chiffres, "subjectif". C'est la statistique qui a raison. Eh bien non !
Je pensais à la Grèce au plus vif de la crise et aux propos tenus à l'époque par Brice Couturier sur France Culture, où il se félicitait de l'évolution des chiffres de l'économie grecque, qui laissait espérer que ce pays sortirait bientôt de l'épouvantable marasme dans lequel l'irresponsabilité économique des citoyens et de leurs responsables politiques l'avait plongé. Il lisait les chiffres sur son papier, il ne voyait pas la multiplication des suicides, il ne voyait pas le malheur quotidien de la population, il ne voyait pas l'amputation criminelle des retraites : les Grecs sont en train de crever la gueule ouverte, mais la Grèce va bientôt pouvoir de nouveau emprunter de l'argent sur les marchés. Ne pas confondre les Grecs et la Grèce. Alléluia !
L'écart entre les chiffres et le "ressenti" est une terrible chose, quand on est du côté du "ressenti". Je suis du côté du "ressenti". Moi, je SAIS que mon pouvoir d'achat a baissé : je rogne ici et là, je m'interdis ceci, je renonce à cela, je me restreins aujourd'hui dans des domaines qui ne me posaient pas problème hier. Le savant-de-chiffres aura beau me gueuler dans les oreilles que mon "ressenti" n'est pas vrai, je sais que j'ai raison, je sais qu'il me ment, même si je suis dans l'incapacité de le lui prouver. Il peut m'abreuver d'arguments : je sais qu'il ne sait rien de MA réalité. Je sais que ma réalité n'a rien à voir avec la sienne. La vérité statistique se situe par principe hors de l'expérience de chacun.
Je ne sais pas ce que l'INSEE met dans le "panier de la ménagère", mais j'aimerais bien savoir, car je me demande vraiment comment il s'y prend, dans sa cuisine, pour trouver une hausse là où je vois tous les jours une baisse. Et j'aimerais bien savoir avec précision quelle méthode il utilise pour aboutir à son résultat positif, quelles équations, quelles péréquations, quelles corrections de trajectoire, quelles opérations chimiques.
Le problème, entre lui et moi, c'est que je n'ai pas l'expérience concrète de la moyenne qui lui sert de boussole. Ma singularité n'a rien à voir avec sa "moyenne". Dans ses chiffres, je figure quelque part sous forme d'"écart" ou de "variable". Raison pour laquelle j'ai forcément tort à l'arrivée. La grille de lecture dont se sert le statisticien est un "lit de Procuste", vous savez, ce bandit de l'antiquité qui coupait ou étirait les jambes de ses victimes pour adapter leurs mesures à celles de son lit. Le statisticien m'allonge ou me raccourcit à son gré. Et ce n'est pas agréable. Il n'est, tout simplement, pas acceptable, quand les gens ordinaires exposent leurs problèmes de fin de mois, qu'ils s'entendent rétorquer qu'ils ont tort parce que la statistique. Je ne rappellerai que pour mémoire le mot de Churchill : « Je ne crois qu'aux statistiques que j'ai moi-même trafiquées ».
Le "ressenti" est la vérité de "la France d'en bas", la statistique est la vérité de "la France d'en haut". C'est cela qui les rend irréconciliables par principe. C'est comme ça que s'impose le mensonge qui fait mal à la démocratie.
C'est aussi cela que signifie le gilet jaune : quoi qu'en disent les savants-de-chiffres, les statistiques sont l'illustration parfaite du mensonge d'en haut. Le statisticien n'est rien d'autre qu'un bonimenteur. J'exagère, mais je le fais exprès.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans DANS LES JOURNAUX | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : statistiques, insee, chiffres du chômage, pouvoir d'achat, niveau de vie, churchill, lit de procuste, crise grecque, institut national de la statistique et des études économiques, gilets jaunes, france d'en heut, france d'en bas, france culture, brice couturier
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