mercredi, 22 mars 2017
SURNOM : "LE BEAU MOUSQUETAIRE"
Si le signet voulait s'éterniser,
il demanderait d'avoir une ombre.
Mais le temps seul a le droit d'exaucer.
L'ombre est la trace,
un fantôme d'existence.
Photographie Frédéric Chambe.
On trouve dans les Mémoires du duc de Saint-Simon maintes anecdotes. Beaucoup permettent au lecteur d’aujourd’hui de voir en couleur cette époque qui, du fait de l'écoulement du temps, lui apparaîtrait en noir et blanc, de façon presque abstraite. La mésaventure qui atteignit indirectement M. de Saint-Aignan est assez distrayante pour retenir notre attention. C’est M. de Ségur, alors dans sa jeunesse, qui est à l’origine de l’affaire. L’auteur le présente ainsi (on est à la veille d’une guerre en Italie) :
« Le roi fit donc partir les officiers généraux. Tallard, qui en fut un, avait fait de l’argent des petites charges que le roi lui avait données à vendre en revenant d’Angleterre, entre autres le gouvernement du pays de Foix, que la mort de Mirepoix avait fait vaquer, à Ségur, capitaine de gendarmerie, bon gentilhomme de ce pays-là, et fort galant homme, qui avait perdu une jambe à la bataille de la Marsaille [Marsaglia, 4 octobre 1693].
Il avait été beau en sa jeunesse, et parfaitement bien fait, comme on le voyait encore, doux, poli et galant. Il était mousquetaire noir, et cette compagnie avait toujours son quartier à Nemours pendant que la cour était à Fontainebleau. Ségur jouait très bien du luth ; il s’ennuyait à Nemours, il fit connaissance avec l’abbesse de la Joie, qui est tout contre, et la charma si bien par les oreilles et par les yeux qu’il lui fit un enfant. Au neuvième mois de la grossesse, madame fut bien en peine que devenir, et ses religieuses la croyaient fort malade. Pour son malheur, elle ne prit pas assez tôt ses mesures, ou se trompa à la justesse de son calcul. Elle partit, dit-elle, pour les eaux, et comme les départs sont toujours difficiles, ce ne put être que tard, et n’alla coucher qu’à Fontainebleau, dans un mauvais cabaret plein de monde, parce que la cour y était alors. Cette couchée lui fut perfide, le mal d’enfant la prit la nuit, elle accoucha. Tout ce qui était dans l’hôtellerie entendit ses cris, on accourut à son secours, beaucoup plus qu’elle n’aurait voulu, chirurgien, sage-femme ; en un mot, elle en but le calice en entier, et le matin ce fut la nouvelle.
Les gens du duc de Saint-Aignan la lui contèrent en l’habillant, et il en trouva l’aventure si plaisante, qu’il en fit une gorge chaude au lever du roi, qui était fort gaillard en ce temps-là, et qui rit beaucoup de madame l’abbesse et de son poupon, que, pour se mieux cacher, elle était venue pondre en pleine hôtellerie au milieu de la cour, et, ce qu’on ne savait pas, à quatre lieues de son abbaye, ce qui fut bientôt mis au net.
Monsieur de Saint-Aignan, revenu chez lui, y trouva la mine de ses gens fort allongée ; ils se faisaient signe les uns aux autres, personne ne disait mot ; à la fin il s’en aperçut, et leur demanda à qui ils en avaient ; l’embarras redoubla ; et enfin, M. de Saint-Aignan voulut savoir de quoi il s’agissait. Un valet de chambre se hasarda de lui dire que cette abbesse dont on lui avait fait un si bon conte était sa fille, et que, depuis qu’il était allé chez le roi, elle avait envoyé chez lui au secours pour la tirer de là où elle était. Qui fut bien penaud ? ce fut le duc qui venait d’apprendre cette histoire au roi et à toute la cour, et qui, après en avoir bien fait rire tout le monde, en allait devenir lui-même le divertissement. Il soutint l’affaire comme il put, fit emporter l’abbesse et son bagage, et, comme le scandale en était public, elle donna sa démission, et a vécu plus de quarante ans depuis, cachée dans un autre couvent. Aussi n’ai-je presque jamais vu Ségur chez M. de Beauvillier, qui pourtant lui faisait politesse comme à tout le monde ».
On trouve dans un ouvrage excessivement savant des informations sur "Mlle de St-Aignan", qui, étant "abbesse de la Joie près de Nemours", aurait selon une certaine Mme Desnoyers, écrit des lettres "à M. de Ségur, surnommé le Beau mousquetaire". Ce qui renforce le soupçon que Saint-Simon est bien informé. L'histoire en devient d'autant plus plausible. Et, comme disent les Italiens : si non è vero, ben trovato.
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