samedi, 06 mai 2017
LE CÔTÉ OBSCUR DE VIALATTE
Alexandre Vialatte, c’est entendu, est homme de littérature. Ses Chroniques de La Montagne donnent le vertige à force de liberté verbale, où l’on a parfois l’impression que les trouvailles se suivent comment en coulant, dans une succession provoquant sans cesse la surprise du lecteur, qui se pose forcément la question : « Mais comment fait-il ? Où va-t-il chercher tout ça ? ». Mais il n’y a pas de réponse : cela ne s’explique pas. C'est juste Vialatte.
Certaines de ses chroniques, pour cette raison, ressemblent fort à un bric-à-brac ou au grenier d’une maison ancienne. Ou bien à une promenade nonchalante et sans but. Ou encore à une conversation aimable et sinueuse, à la fin de laquelle les interlocuteurs essaient en vain de remonter le fil inextricable des associations d'idées qui l'ont amenée à ce point d'arrivée.
Mais ce qui pourrait ressembler à une carapace bien lisse est parfois percé de préoccupations tout autres. C’est ainsi qu’apparaît le premier texte publié en avril 1962 dans le numéro 1 de la revue Le Spectacle du monde, sous le titre "Une chanson de Colmar". Les « accords d’Evian » viennent d’être signés avec le FLN. On verra que cette chronique n’est pas sans lien avec une certaine actualité, tant algérienne (le même "gang" - dixit Vialatte - règne toujours à Alger) que française (sans commentaire). Ecrire dans Le Spectacle du monde, à l'époque, est tout sauf neutre, puisque le magazine est fondé par Raymond Bourgine, un franc partisan de l'Algérie française.
Il commence en compagnie d’un prophète « infiniment barbu et particulièrement osseux » qui lui révèle que l’homme descend du thon ; poursuit sur le vin d’Alsace, ce « vin pâle, fluide comme un éther et plutôt argenté que doré, qui convient parfaitement à un homme bien élevé ; une rosée glaciale, et légèrement parfumée, qui exhale parfois une odeur de rose sèche et qui laisse dans la bouche le goût de la vigne en fleur. On croirait qu’on boit le clair de lune » ; enchaîne sur le carnaval, où des messieurs sérieux se dévergondent sous des masques ; continue par un éloge de Colmar et surtout de Pierre Mac Orlan qui, pour ses quatre-vingts ans, a reçu une pipe et un oiseau de la part de ses amis, dont Vialatte est fier de faire partie.
Puis il en vient aux sujets plus graves : « La route du vin coule à mes pieds. De si haut et de si loin, la France n’apparaît plus que comme une espèce de souvenir d’enfance, une histoire qu’on a lue dans les livres de prix. Elle est pleine de frégates, de serments, de lampes à huile, brimborions qui marnent au vent, un vieux vent qui a traîné sur les cimetières du Linge, du Mort-Homme et du Vieil Armand, et qui est lourd de rumeurs, de songes, de voix confuses. J’ai bien peur qu’elles ne soient factieuses avec leur accent alsacien. Car elles parlent plus français que nous. Elles disent que la France de naguère n’abandonnait jamais ses hommes, que les souteneurs eux-mêmes ne lâchent pas leurs amis, qu’ils ne livrent pas leurs complices et qu’on n’emporte pas ses cimetières à la semelle de ses souliers.
Le général Rapp [la plus grande place de Colmar porte son nom et sa statue] a dit : « Mon serment est sacré ».
L’histoire de France est séditieuse.
L’histoire de France ira en prison. Dans une de ces prisons que nous avons élevées pour les gens qu’acquitte la justice, sans lesquelles une nation moderne en serait encore à l’habeas corpus. Et on l’appellera l’ "ex-histoire" pour montrer qu’elle n’a rien de commun avec l’histoire qui tourne au vent.
Voici venir les temps prédits par Mac Orlan où les ministres, dans les foires, mangeront une vache en sucre rose grandeur nature pour enthousiasmer l’électeur. Les rois écrivent dans les journaux. A la suite de leur valet de chambre. Un peu moins bien. Les reines épousent leur photographe. Les ministres font des paris, photographiés par les périodiques, avec le roi des bouchers au détail, et les perdent sans perdre la face. Le bœuf qu’on a connu pensif, et après tout, majestueux, court comme le zèbre et joue à pigeon vole.
Les Etats ont officiellement un ministère de la vantardise chargé de les préconiser. Les ministres d’un certain âge se déguisent en bergers tyroliens pour essayer de faire accepter, dans un endroit où on ne puisse pas les voir, quinze départements français à un gang qui fait la fine bouche. Il y a quinze ans on pendait les SS, pour intention de crime de guerre ; maintenant le crime de droit commun fonde le droit d’un racket à disposer de la France malgré les cris des égorgés (il y a des cadavres qui hurlent), "enfants éventrés dans leur lit, hommes émasculés vivants, femmes empalées sur un manche à balai devant leurs époux ligotés" [cela se passe en Oranie]. Les grandes consciences professionnelles ne soufflent mot.
Pour clarifier la situation, on a trouvé l’idée de confier aux tortionnaires le gouvernement des victimes. Les victimes ne veulent pas mourir. Elles tuent. On crie à l’assassin. La ligue contre le racisme se met du côté de l’antisémite. On attend la statue de l’aspirant Maillot [militant communiste, déserteur, tué par l’armée française en 1956 : Vialatte n'aime pas ceux qui n'aiment pas la France de la même façon que lui].
Le chef du gouvernement combat une rébellion qu’il avait déclarée sacrée. Le chef de l’Etat demande pour qui on le prendrait s’il faisait ce qu’il se hâte de faire.
Personne ne nous explique ces choses. Il n’y a plus une parole qui compte, un mot qui veuille dire quelque chose. Les pays qui se voulaient français ont disparu en septième page des grands journaux en caractères microscopiques, entre une armoire et une réclame de pharmacie. Il n’y a plus de règle du jeu. La presse acclame et joue de la flûte, comme la fanfare de Buchenwald. Quand il n’y a plus de règle du jeu, il n’y a plus de plaisir à jouer le jeu, ni même à tricher ceux qui le jouent, ni même à tricher ceux qui trichent. "Il en résulte un grand ennui, le pire des maux", disait Oscar Wilde.
La France est devenue ennuyeuse.
Qu’on me donne une pipe et un oiseau ».
On est très loin ici du Vialatte léger. On l'a connu plus gai. On le voit ici désenchanté, amer et plein d’une rage impuissante, quoique pratiquant l’ellipse de façon déroutante. Quoi qu’il en soit, il a choisi son camp. Pour ma part, je ne songe pas sans émotion aux cimetières du Linge, du Mort-Homme et du Vieil-Armand. Et ces cimetières, ce n'est pas à la semelle de mes souliers que je les ai emportés.
Vivement un peu de littérature.
Voilà ce que je dis, moi.
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jeudi, 13 novembre 2014
QUE RESTE-T-IL DE 14-18 ?
MONSIEUR SAX
Je connais bien le Hartmannswillerkopf, son cimetière militaire niché sous le sommet de l'éperon rocheux, où sont rassemblées les dépouilles des morts de 14-18. Je le connais d'abord comme tous les touristes qui s'engagent sur la "Route des Crêtes" (D431) à partir d'Uffholtz, à gauche dans le village quand on va de Cernay à Guebwiller.
On peut aussi, mais c'est moins couru, la prendre à Wattwiller (oui, le village de l'eau minérale, non loin de Wuenheim, un village sans trop de charme et de caractère). Les deux bourgs sont situés juste en dessous. Disons que c'est la voie royale, le chemin officiel, celui qu'empruntent les autorités quand il s'agit de rendre hommage à l'occasion du centenaire du début de la guerre.
Je note en passant qu'il est ahurissant de célébrer le début d'une guerre. A-t-on idée ? Une Révolution de 89, ça se comprend, à cause de l'aspect fondateur de la chose, mais une guerre, franchement, surtout celle-là ? Célébrer cette gigantesque mort inaugurale, qui a enfanté le vingtième siècle et dont l'Europe ne s'est jamais remise ? Est-ce bien raisonnable ?
On a beau me dire que désormais tout est réglé avec l'Allemagne, même si j'aime l'Allemagne, pour m'y être souvent rendu et y avoir longuement séjourné, je ne peux m'empêcher de trouver bizarre qu'on célèbre le début d'une guerre à la date anniversaire du jour où elle s'est achevée. Enfin non, pour être honnête, c'était un peu avant, les salamalecs franco-allemands organisés pour dire que tout baigne désormais et à jamais entre nous. Espérons.
Non, le Hartmannswillerkopf, je le connais surtout pour en avoir exploré les pentes il y a un certain temps, sous la houlette d'un orfèvre en la matière. Il s'appelait Monsieur Sax. Il était instituteur, directeur de l'école primaire de Hartmannswiller, c'est vous dire. Il m'avait montré le dossier épais comme une thèse de Doctorat d'Etat (ancienne manière) qu'il avait constitué, au fil des longues années qu'il a passées dans ce lieu, sur les hostilités qui ont nourri de chair et de sang les sols de ce versant des Vosges, quand il était encore allemand. Il en savait tout. Il en avait fait sa chose.
Hartmannswiller et la silhouette sombre du Hartmannswillerkopf.
Ses promenades du dimanche, il les faisait invariablement sur les pentes du Hartmannswillerkopf (bêtement renommé en français "Vieil Armand"). Il y était comme chez lui. Attention, à l'époque, les Offices de Tourisme n'étaient pas encore passés par là pour viabiliser les lieux et les rendre fréquentables, ou pour dessiner, aménager et baliser des sentiers. C'était avant que la civilisation eût réoccupé les lieux. Dans les sous-bois, il fallait faire attention. Est-ce que c'était des ronces ou des barbelés rouillés ? Ce trou, là, est-ce que c'est un trou d'obus ou l'entrée d'une fortification souterraine ? Monsieur Sax avait dû y passer du temps, mais il avait fini par s'y connaître, et pas qu'un peu.
Car il faut vous dire : après m'avoir montré le dossier, Monsieur Sax m'avait montré le terrain. Pendant un bonne petite journée, il m'avait fait crapahuter sur des pentes dont il connaissait la moindre aspérité, la moindre fondrière par son prénom. Monsieur Sax tutoyait le Hartmannswillerkopf comme s'il en était l'auteur. Je vous jure, à l'éloquence, à l'enthousiasme qui le gagnaient quand il en parlait, on aurait pu croire que c'était lui qui l'avait fait.
Pour être franc, j'ai un peu oublié le détail des réjouissances. Ce dont je me souviens, c'est qu'il était en mesure de vous préciser qu'en tel lieu, vous étiez sous le feu des mitrailleuses allemandes, et de vous expliquer le pourquoi du comment de l'immobilisation du front sur une aussi longue durée. La topographie des lieux (le Freundstein, la chapelle Sicurani, le Silberloch, le monument du 152ème RI (le 15-2, autrement dit les « diables rouges ») ça vous dit quelque chose ?), les tentatives de part et d'autre de faire bouger les lignes, les problèmes de ravitaillement des unités sous le feu de l'ennemi, les forces en présence, jusqu'au numéro des régiments, il était rigoureusement incollable. Allant jusqu'à vous détailler l'historique, par exemple, de la chapelle construite en 1916 par les hommes du 7ème BCA et dédiée à la mémoire du capitaine Sicurani et de ses hommes.
Je me souviens surtout du terrain sur lequel nous avons évolué. Vu de loin, rien à craindre : une haute colline rébarbative, escarpée, couverte de bois (voir photo plus haut). Vu de près, un terrain horriblement accidenté, comme j'en ai rarement parcouru, caillouteux, crevé d'excavations de divers aspects et dimensions, tressé en certains endroits d'un écheveau de ronces et de fils de fer barbelés, certes rongés de rouille jusqu'au trognon, mais à l'aspect assez acéré pour vous ôter l'envie de vous y frotter, rien qu'en les apercevant.
Monsieur Sax était alors un homme d'un certain âge, mais il restait singulièrement ingambe : il avait l'air de se promener dans son jardin pour vous nommer son plus petit rosier, celui dont il était le plus fier, avant de vous montrer avec la même bonhomie satisfaite son carré de poireaux. C'étaient les lieux d'une effroyable tuerie de quatre ans. Monsieur Sax était d'un autre âge : c'était un homme à béret.
Il m'avait montré aussi, je ne sais plus où sur le territoire de la commune de Wattwiller, le "Cimetière des Uhlans". Je me rappelle, j'avais eu l'impression d'entrer dans une église dont les piliers porteurs auraient été les puissants et sombres sapins qui avaient poussé sur le carnage.
Et je n'avais pas mon appareil photo !
Merci, Monsieur Sax, où que vous soyez aujourd'hui : je vous dois quelques moments intenses.
Voilà ce que je dis, moi.
Demain, le Linge.
09:00 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hartmannswiller, hartmannswillerkopf, uffholtz, cernay, alsace, route des crêtes, wattwiller, wuenheim, guerre 14-18, grande guerre, guerre des tranchées, vieil armand, chapelle sicurani, col du silberloch, freundstein, monument du 152 ri, monument du 15-2