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dimanche, 18 mars 2012

PÊLE-MÊLE D'UN CARNET DE LECTURE (10)

Signé Picpus, de GORGES SIMENON

 

Un bon petit Maigret. L’histoire d’un homme qui est mort, mais que tout le monde croit encore en vie : le médecin Le Cloaguer a jadis sauvé la vie de la fille d’un Argentin richissime, qui lui alloue, à lui en personne et tant qu’il est vivant, une rente annuelle de 200.000 francs. Il meurt bêtement. Sa veuve le fait emmurer dans une villa du midi et le remplace, pour continuer à toucher la rente, par un clochard qui lui ressemble, qu’elle tyrannise et terrorise. Mais un certain M. Blaise découvre le pot aux roses, et fait chanter la dame, avec l’aide d’un malfrat de la Côte, Justin. Maigret, comment fait-il, va tout deviner. Quel homme ! What a man ! C’est vite lu. 

 

La Grande fugue, d’ANDRÉ FRÉDÉRIQUE

 

Ce roman est partiellement autobiographique : c’est le dernier de l’auteur, qui s’est suicidé en 1957, avant son achèvement. L’action, selon son propos liminaire, se conforme à l’exigence d’unité de temps : une journée. Sur la page de titre, après lecture (6 juillet 2008), j’avais écrit : « Que livre étrange, inclassable, désespéré ! ». Le héros se prépare à se marier. C’est l’occasion pour lui de revenir tant soit peu sur sa vie et de flinguer quelques personnages de son entourage dans des portraits tirés à bout portant. Le milieu est la bourgeoisie moyenne, avec tous les travers psychologiques et culturels. La dernière scène montre le héros habillé « en maître d’hôtel » et qui se sent anéanti de ridicule : « C’était fini, pour toute cette canaille il serait éternellement le type qui s’est marié en maître d’hôtel ». 

 

Quelques nouvelles de STEFAN ZWEIG

 

Amok

 

Histoire d’un médecin expatrié en Malaisie, qui refuse de faire avorter une femme qui, après opération clandestine ratée, agonise et meurt. Lui est fasciné par le caractère indomptable de cette femme, irréductible. Il fait le serment que le secret sera gardé, obtient un faux certificat, retourne en Europe avec le cercueil et, dans le port de Naples, se jette sur le cercueil transbordé et disparaît avec lui dans l’eau. 

 

La femme et le paysage

 

Atmosphère torride, extrême. Aventure fantasmatique entre le héros et une jeune fille. Il ne se passe rien, mais cela avec une intensité extraordinaire. On attend un orage, qui tarde à venir. La tension monte. Moment d’amour nocturne. La fille complètement hypnotisée. Puis au moment de l’irréparable, le charme se brise, et elle s’endort paisible. 

 

Lettre d’une inconnue

 

Une femme qui va mourir écrit à un Don Juan qu’elle a éperdument et fidèlement aimé. Parmi toutes ses conquêtes, il a beaucoup de mal à se souvenir de cette petite jeune fille qu’il a allègrement, et à plusieurs reprises, au gré de la volonté de celle-ci, prise et délaissée. Seule la rose blanche qu’elle lui envoie chaque année témoigne de la réalité de la chose. 

 

La ruelle au clair de lune

 

Un mari délaissé poursuit sa femme qui s’est dévergondée. Elle le méprise. La fin est ambiguë : s’agit-il d’une pièce d’or ou d’une lame de couteau ? 

 

Vingt-quatre heures de la vie d’une femme

 

Une femme âgée raconte comment elle s’est laissé aller à une passion. A retenir, au tout premier plan des chefs d’œuvre littéraires : la scène des mains au casino, proprement géniale. 

 

La Reine Margot, d’ALEXANDRE DUMAS

 

Il vaut mieux ne pas commenter ALEXANDRE DUMAS, mais bon, que voulez-vous, il faut ce qu’il faut, plus qu’hier et bien moins que demain. Remarquable roman « populaire », avec le portrait magistral d’un personnage puissant : Catherine de Médicis, tissant ses complots, ordonnant ses empoisonnements. Malgré le titre, c'est la reine mère qui plane sur l'ensemble du roman.

 

 

Conduite du récit intéressante, qui laisse une bonne place à l’implicite (peut-être par commodité romancière). Personnage assez bien défini aussi du futur Henri IV, dont Dumas arrive assez bien à rendre un aspect plausible de calculateur. Tout le roman baigne dans une atmosphère entre l’éclat extérieur, et ce qui se dit, se trame et se passe dans les couloirs, derrière les portes et les murs. Et cette reine, vingt dieux de vingt dieux, qui a un double de toutes les clés du château !

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 21 février 2012

PÊLE-MÊLE D'UN CARNET DE LECTURE (5)

L'Epidémie, ANDREAS FRANGIAS (1927 - 1971)

 

Magnifique livre parlant sur un ton posé d’années terribles passées dans une « île de concentration » pour détenus politiques en Grèce pas si ancienne que ça. Ton volontairement neutre, apaisé, où l’on peut projeter plusieurs sortes de valeurs. Le livre décrit l’horreur du système, et par son détachement apparent, fait ressortir la dérision, l’absurde, non pas sous une forme déclarée, déclamative, mais la suggère dans l’esprit du lecteur.

 

 

Il n’y a guère de haine apparente, seulement de temps à autre, des bulles d’émotion éclatent à la surface des phrases, surtout dans les échanges entre les hommes, un regard furtif, une phrase discrète, une étreinte fraternelle. Ce n’est pas pour autant un livre serein, ni un livre de souvenirs. On est dans l’organisation d’un monde, comme ci et comme ça. D’où vient-on ? Où va-t-on ? Ce sont les questions de tous, ici et là-bas, comment s’adapter le mieux possible à l’environnement, au chef, aux dangers, aux voisins. Comment faire pour s’élever socialement ?

 

 

Questions des plus banales et universelles. Simplement, les problèmes posés sont absurdes (le pont, les mouches, la chaux, la hiérarchie), les relations sont écorchées, prises dans les tenailles de la perversion. Il faut impérativement maintenir en vie l’homme dans l’horreur, pour le briser, pour le tuer intérieurement.

 

 

Tristesse et beauté, KAWABATA YASUNARI

 

 

 

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Deux lesbiennes, qui sont aussi deux peintres, dont une célèbre : Otoko, voient surgir Oki, ancien amant, amour fini, jadis, en tragédie. La plus jeune, pour venger celle qu’elle aime, décide de porter le malheur dans la famille d’Oki, en provoquant la mort du fils. Intériorité fascinante, interpénétration de l’extérieur très ritualisé du Japon, et d’un monde intérieur toujours fluctuant. Des surprises, des fils inextricables, un mystère, qui ne tient pas qu’à la japonitude du roman.

 

 

Le Bal du comte d'Orgel, RAYMOND RADIGUET

 

Jusqu’à la moitié, le récit paraît empreint de naïveté, tant la transposition de l’Œdipe semble flagrante. Un jeu qui se met en place lentement, posément, classiquement, dans des descriptions des personnages. Paul Robin, François de Séryeuse, puis les Orgel, enfin Madame de Séryeuse. Retour sur Mahaut d’Orgel, l’objet de l’amour de François, puis retour sur la mère de celui-ci.

 

 

 

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MORT A 20 ANS 

 

Tout se déroule comme un panoramique, sur un arrière-fond d’éléments fixes, comme un manège bien rodé. Puis tout le livre se cabre dans la fin, ou pique du nez dans un mouvement accéléré, qui semble devoir bouleverser le monde entier, tant la tempête intérieure des êtres est grande. L’ordre vacille. Présence de Naroumof. La morale, la rectitude du devoir vacillent. Des tourbillons intérieurs en présence les uns des autres semblent promettre, dans leur choc inévitable, une douleur durable pour bien des gens.

 

 

On s’achemine donc tranquillement, puis cavalièrement, vers ce qu’il est convenu d’appeler une catastrophe. Au moment où tout doit basculer, lors de l’aveu de Mahaut d’Orgel à son mari, la réaction de celui-ci, en quelques mots, réinstalle l’ordre, réinaugure la tranquillité comme si elle n’avait jamais rien risqué, comme si l’amour mutuel, enfin avoué, de deux êtres, un amour interdit par le lien conjugal de l’un, n’avait aucune chance de faire dévier une trajectoire qui ne dépend pas des individus en action.

 

 

Ceux-ci, pourrait-on dire, sont « renvoyés à leurs sentiments » : le bal se tiendra. Dans cette bataille entre extériorité et intériorité, c’est la première qui gagne. Elle seule gouverne, au fond, et ce n’est pas l’intériorité des sentiments qui doit pouvoir la modifier par ses modestes incidences, finalement négligeables. Sûrement pas un roman naïf, donc, mais un grand roman, bien clos sur lui-même, un grand roman de la dérision.

 

 

Le Roi Bohusch, RAINER MARIA RILKE

 

Ce n’est qu’une nouvelle, mais c’est du RILKE. Bohusch fut un enfant et reste un adulte contrefait, complexé par rapport à tous les autres, méprisé. Tout le contraire de son père, M. Bohusch, à l’attitude et à la sture altières et majestueuses. Voilà-t-il pas que le jeune Bohusch fait un seul et unique rêve. Je donne juste cette citation, le rêve du Roi Bohusch le contrefait. 

 

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C'EST LA BEAUTÉ INTERIEURE QUI COMPTE

 

 

« Un instant s’écoula avant que le bossu comprît clairement pourquoi, à cet instant, il pensait justement à son père. Il le voyait : dans son immense paletot de fourrure à tresses, dont le col semblait se confondre avec sa grande barbe, M. Bohusch marchait d’un pas large et assuré dans le haut vestibule crépi de lumière du vieux palais de la rue de l’Eperon. Le pommeau d’or de sa crosse touchait presque les franges dorées du rebord de son chapeau sous lequel ses yeux veillaient, graves et attentifs.

 

 

» Et l’enfant maladif se postait souvent derrière la porte de la loge du portier, et par une fente regardait son père dont la stature était plus haute que celle des tous les autres hommes et du vieux prince lui-même, devant lequel le père se découvrait respectueusement sans cependant s’incliner très bas. D’un baiser ou d’un sourire de cet homme, Bohusch, si loin qu’il cherchât, ne pouvait se souvenir, mais sa stature et sa voix faisaient partie des impressions les plus nettes de son enfance.

 

 

» Et c’est pourquoi il se rappelait toujours son père, chaque fois qu’il enviait au défunt l’un de ces deux avantages et qu’il se disait : "L’un et l’autre restent en somme maintenant inutilisés ; il n’a besoin ni de sa voix ni de sa grande taille. Pourquoi a-t-il emporté tout cela ?" Et lorsque le bossu y pensait, il se sentait chaque fois emporté, entraîné. Ses pensées n’étaient plus en lui, elles couraient devant lui, et il devait les poursuivre pour les reprendre. Pouvait-on ainsi les laisser courir ? Hors d’haleine, il les rejoignait chaque fois au même endroit.

 

 

» C’était une belle nuit d’automne avec des nuages rapides. La lumière incertaine était juste assez patiente pour permettre à Bohusch de reconnaître une plaque de marbre sur laquelle, entre les branches foisonnantes, il pouvait lire : Bitezlaw Bohusch, portier ducal. Et chaque fois que le petit lisait cela, il commençait à creuser avec des ongles avides dans l’herbe et la terre, jusqu’à ce qu’il se sentît de plus en plus fatigué, et que l’haleine de la terre humide devînt de plus en plus lourde et plus nébuleuse, et que ses ongles commençassent à crisser sur le bois lisse du grand cercueil jaune.

 

 

 » Et alors il se voyait à genoux sur le cercueil, dans la fosse sombre, rester indécis durant quelques secondes. Jusqu’à ce que, enfin, il trouvât une solution : on devait pouvoir briser cette planche en cognant de la tête, de même que l’on pouvait briser une vitre. Ne l’avait-on pas toujours raillé à cause de la dureté de son crâne ? Il allait donc du moins être bon à cela. Crac ! La planche cède comme une vitre, et Bohusch étend sa main brûlante, retire de cette obscurité moite la poitrine de son père, en revêt comme d’une cuirasse ses épaules timides, étend encore la main, cherche et cherche de ses doigts convulsés, s’aide de l’autre main, et ne parvient pas à comprendre pourquoi ses deux mains sanglantes ne trouvent pas la voix de son père. »

 

 

On ne se remet jamais d'être seul dans l'existence. Quelques livres, par bonheur, aident à supporter cette solitude.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.