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vendredi, 14 juin 2013

LE TERRITOIRE DES NORMAUX

 

BAUERLISCHES BRAUTPAAR.jpg

COUPLE DE FIANCÉS PAYSANS, PAR AUGUST SANDER

(BAUERLISCHES BRAUTPAAR)

 

 ***

Les gens normaux (sans guillemets) constituent donc l'immense majorité de la population : statistiquement, ils sont ceux qui se servent dans la grande marmite commune des traditions, coutumes, règles majoritaires. Dans ce qui bout dans la marmite, il y en a cependant pour tous les goûts. C'est une marmite à la fois homogène et diversifiée, qui évite tout autant le menu unique dans des cantines aussi uniformisées que des casernes, que la segmentation de la carte de restaurant en une infinité de compartiments étanches. C'est une table commune, certes, mais où l'on peut s'installer librement. 

 

Il va quand même falloir mettre un point final à cette série sur les normaux et les anormaux, sinon, je vais bientôt être en mesure de soutenir une thèse en Sorbonne. Je me vois déjà, en grande toge solennelle, avec mon mortier [« C’est même pas un mortier, eh ! »] sur la tête, m’entendre instituer : « Dignus est intrare », au son des trompes majestueuses et escorté par une double haie de jeunes femmes peu vêtues, ondulant et se déhanchant, jusqu’à l’effigie statufiée et sacrée du Savoir pour m’y incliner en signe de stricte et dévote allégeance.

 

C’est curieux, comme les choses se passent : ça a démarré tout plan-plan, et puis ça a continué, comme si j’avais tiré un fil, et que ça n’en finit plus de venir. « Tant que je gagne, je joue ! », clamait le Belge de Coluche, devant le distributeur de boissons. Ma grand-mère raisonnait autrement : « Il faut finir, sinon ça va rester ». Nous ne nous doutons pas que le bon sens habite en général pas trop loin de chez nous. Le bons sens des gens normaux.

 

C’est vrai qu’à propos de « normal / anormal », le filon s’épuise, mais il reste des questions, et le point final de ma petite série ni ne clora la liste des questions, ni ne pacifiera les champs de bataille du débat. Par exemple, je me suis demandé si les anormaux étaient nuisibles. Si l’on pouvait trouver des bons anormaux à côté des mauvais. Si des anormaux pouvaient devenir célèbres, voire entrer dans l’Histoire. Si les anormaux étaient sur terre seulement pour faire chier les normaux. Que des questions urgentes et de portée vitale, comme on voit.

 

Alors sont-ils nuisibles ? Pas facile de répondre. Je ne sais plus bien où et quand j’ai lu ça, mais le gars, Bernard Vincent, défendait une thèse marrante à propos de la place des marginaux dans la société. En gros, il soutenait que ces « parias » lui étaient utiles en étant précisément des parias. C’est intéressant. Remplacez « marginaux » par « anormaux », et vous retombez dans la marmite où je touille une soupe analogue depuis trop de jours.

 

Je parlais hier de « poste frontière » avant la sortie du territoire de la norme. Avec les anormaux (je préfère ce terme à « hors-norme » qui lui est le plus souvent préféré, jugé plus « propre » (moins « stigmatisant » pour parler novlangue), alors qu’il signifie strictement la même chose), l’immense majorité de la population, qui vit en se référant à la « common decency » (Orwell), sait à peu près où elle en est : quand on est normal, l’anormal est celui à la place duquel on ne voudrait pas être (voir le titre judicieux de Romain Gary, Au-delà de cette Limite, votre ticket n’est plus valable).

 

Là se trouve la terre étrangère : en y abordant, on quitte le monde commun, le bien commun, la « common decency ». De ce monde commun, les anormaux dessinent, par leur seule existence et leur seule présence, le contour en négatif, chacun avec son style particulier : débile mental, alzheimer, phocomèle, homosexuel (ou trans), etc. Les anormaux (= ceux qui ne vivent pas selon la norme statistique) sont en quelque sorte des bornes : ils délimitent le territoire de l’immense majorité en montrant ce que ça donne quand on en sort.

 

Oui, je sais, je mets les homosexuels parmi les anormaux. Mais c'est pour rester fidèle à ma définition statistique de la norme : l'homosexualité caractérisée est-elle le fait d'une minorité ou pas ? Je réponds que, étant donné que oui, l'homosexualité concerne somme toute une partie infime de la population. Qui dit hors de l'écrasante majorité, dit en dehors de la norme. Les homosexuels, de ce point de vue, sont anormaux.

 

La campagne pour le mariage fera d'ailleurs figure de cas d'école pour les professeurs de techniques de propagande : comment donner à un groupuscule social un retentissement inversement proportionnel à son importance numérique ? On examinera comme un chef d'oeuvre en la matière la méthode employée pour en arriver au vote de la loi. L'énorme et écrasant matraquage médiatique auquel il a donné lieu servira de modèle, de parangon, de prototype, de daguerréotype, de stéréotype, et pour tout dire de totem, et tout propagandiste futur sera obligé de s'en inspirer.

 

Ensuite, que ça donne envie ou que ça fasse peur, rien de plus compréhensible. Certains ne peuvent pas faire autrement : l’écrivain François Augiéras (1925-1971, il n’est pas mort très vieux, Une Enfance au temps du Maréchal, Le Vieillard et l'enfant, L'Apprenti sorcier, Domme ou l'essai d'occupation, ...), par exemple, « ne renoncera jamais à une vie nomade et misérable, avant de s’éteindre dans un hospice » (M.P. Schmitt). Radicalement hétérogène, qu’il vive au Sahara, au Mont Athos ou dans les grottes de la cité de Domme, c’est certain, il ne peut pas s’amalgamer, c’est au-dessus de ses forces. En contrepartie, cela fait de lui « un écrivain hors du commun » (Olivier Houbert), « une personnalité hors du commun » (Philippe Berthier). 

AUGIERAS DOMME.jpg

LA VIEILLE CITÉ DE DOMME

Hors du commun, voilà, et au sens propre. Pas comme d’autres qui paradent et multiplient les tours de piste dans l’uniforme du réfractaire, et qui se proclament rebelles, insoumis, contestataires et anticonformistes. Et qui ne manquent pas de passer le chapeau, après leur numéro, parmi le public émerveillé par les outrances de ces bateleurs avides de réussite et de confort et dont l'âme est, au fond, profondément bourgeoise, mais des bourgeois qui voudraient faire croire qu’ils sont en rupture de ban. Et qui finissent parfois, s’ils savent s’y prendre, plus riches qu’un patron du CAC 40 (une BD de Martin Veyron s’intitule Caca rente).

 

Les gens normaux aiment frôler l’anormal (= tester ce qui se passe de l'autre côté de la frontière) : ça fait des impressions. Ils vont au « Chat noir » se faire insulter par Aristide Bruant, qui a fini sa vie comme un rupin de la haute, dans son château de Courtenay, après avoir chanté sa vie durant, et en argot, les marlous, les filles du trottoir, les petits macs, les « joyeux » des bat. d’Af. (bataillons d’Afrique), bref la lie de la société. Monsieur Séchan, plus connu sous son nom de scène (Renaud), a fait de même, le château en moins, peut-être, et en plus fade.

 

Même notre cher Georges Brassens est à la limite du crédible, quand il chante, par exemple, La Mauvaise herbe : « Les hommes sont faits, nous dit-on, Pour vivre ensemble comme des moutons. Moi je vis seul, et c’est pas demain que je suivrai leur droit chemin ». Dans le genre anormal, on fait  quand même mieux que Tonton Georges.

 

Les gens normaux aiment à l’occasion aller s’enfriponner (avec « canaille », le verbe n’est pas mal non plus, mais plus banal) dans des lieux plus ou moins glauques. On va effleurer la limite, vite éprouver le frisson qui mouille la culotte ou qui gonfle la braguette, avant de vite revenir au bercail de la vie normale, et allonger en quelques minutes la liste de nos futurs payeurs de retraites avant le dodo réparateur.

 

Je n’explique pas autrement le succès stupéfiant de spectacles mettant en scène le « dérangeant », le « perturbant » : comme si les gens n’en pouvaient plus d’être normaux. C’est peut-être ça : les gens n’en peuvent plus d’être normaux. Peut-être ce que le sociologue Alain Ehrenberg appelle, dans un bel ouvrage au beau titre, La Fatigue d’être soi ?

 

Alors ils vont se faire pisser dessus au « théâtre » dans les premiers rangs du Festival d’Avignon (Jan Fabre ?), et applaudissent à tout rompre les pisseurs, pour avoir l’impression de rester « normaux ». Ils vont se faire foutre de leur gueule à en redemander, aux expositions d’ « art plastique » au Grand Palais (Anish Kapoor, Daniel Buren) ou au château de Versailles (Jeff Koons, Takashi Murakami), pour avoir l’impression de rester « normaux ».

 

Ils vont écouter les concerts de « musique » contemporaine de Brice Pauset ou Ondrej Adamek, pour avoir l’impression de rester « normaux ». Ils vont à la Sorbonne entendre disserter du « genre » par Raphaël Enthoven, Mathieu Potte-Bonneville ou Eric Fassin pour avoir l’impression de rester « normaux ». C’est-à-dire pour se convaincre qu’ils sont en phase avec l’époque, car c’est ça, maintenant, être normal. Quoi ? Normaux, ces gens-là ? Je dis qu’il ne faut pas confondre normal et conformiste : voilà, ils se conforment à l’air du temps. Il est à craindre qu’ils en prennent en même temps la consistance. Evanescente.

 

Pour parler franchement, moi qui me crois statistiquement normal, et même à pas mal de points de vue – même si je ne dis pas tout –, cette époque, c’est quoi ? Non mais entre nous et les yeux dans les yeux, c’est quoi, cette époque où le jeu du « n’importe quoi » est mené par du « n’importe qui » ? J’attends qu’on me dise qui, dans ce jeu, est normal.

 

Peut-être que oui : les gens n’en peuvent plus d’être normaux.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Fin du feuilleton pour le moment. Mais il fallait que cela sortît.