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vendredi, 27 avril 2018

C'EST GRAVE, DOCTEUR ?

24 février 2015

 

Suite de l’entretien entre Ruth Stégassy et André Cicolella sur France Culture, pour l’émission Terre à terre du 7 février 2009.

 

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De son côté, l’industrie fait tout ce qui est en son pouvoir pour dénigrer les études scientifiques ainsi que leurs auteurs. Exemple du bisphénol A, qui entre maintenant dans la composition de 90 % des biberons. Les gens savent-ils que, quand on chauffe le lait, le bisphénol A passe dans le lait ? Or, c’est un perturbateur endocrinien, qui entraîne à la longue des cancers du sein et des atteintes neurologiques.

 

Il existe là-dessus 115 études, dont 94 s’avèrent positives. En face, 100 % des études menées par l’industrie sont négatives, bien entendu ! Ce n’est pas pour autant que l’agence européenne change sa norme. On est typiquement dans le lobbying. Une dizaine d’équipes scientifiques ont publié des études sérieuses et convergentes ? L’agence européenne décrète qu’elles sont toute nulles. Ce n’est pas sérieux.

 

Nous avons donc lancé ce « Réseau Environnement Santé » en association avec les ONG regroupées dans « Alliance pour la planète », des associations de professionnels de santé ainsi que des associations de victimes. Je vous donne un bel exemple : les fabricants imprègnent de parabènes les lingettes qui servent à nettoyer les fesses des bébés. Or, là encore, on sait que ce sont des perturbateurs endocriniens. Autre exemple : le MCS (syndrome d’hypersensibilité) est purement et simplement nié. On traite ceux qui le dénoncent de dérangés, alors qu’il s’agit d’un phénomène dûment observé.

 

La définition de la santé, proposée par l’OMS en 1945, était : « état de bien-être ». C’était déjà une définition intéressante. Mais aujourd’hui, il faudrait ajouter « et la qualité de la relation de l’homme avec son écosystème ». Car l’explosion des maladies chroniques est une conséquence de la crise écologique dans le domaine de la santé. Prenons l’exemple de l’impact des pesticides sur la santé.

 

L’UIPP (les professionnels des pesticides) a osé publier un communiqué de presse en réaction au film de Jean-Paul Jourde, affirmant qu’il n’y a aucune preuve de cet impact. C’est dire une énormité. En effet, 85 % des études sont positives ; 39 études sur 41 établissent leur responsabilité dans la maladie de Parkinson (synthèse d’une équipe canadienne sur cancer et neurologie). Et quand vous posez la question à un clinicien, il vous dit : « Bien sûr, c’est bien connu ».

 

Donner à l’hôpital comme règle de fonctionnement la « rémunération à l’activité » est une absurdité. Un exemple : la carte des cancers. Les autorités admettent bien qu’il y a 50 % de cancers en plus en région Nord-Pas-de-Calais qu’en Midi-Pyrénées, mais l’analyse qu’elles en font ensuite relève tout simplement du Café du Commerce. En gros : « Les gens du Nord boivent et fument ».

 

Cela fait penser au médecin de Molière : « Le poumon, vous dis-je ». Pourquoi serait-on plus vertueux en Midi-Pyrénées ? Or, on s’aperçoit en creusant un peu que le cancer, dans les deux régions, concerne avant tout les ouvriers. Les cadres, eux, qu’ils soient dans le Nord ou en Midi-Pyrénées, sont beaucoup moins concernés.

 

Il faudrait donc croiser les données du cancer et de l’environnement, tenir des registres, établir des cartes. Par exemple, il n’existe pas, en France, de registre des jumeaux. Or, un tel registre est une mine d’informations, parce que les vrais jumeaux ont rigoureusement le même patrimoine génétique. De tels registres existent en Suède et Finlande, et au Danemark (l’étude a été publiée par Liechtenstein).

 

Cet auteur a pu établir à partir de ces registres que 2/3 des cancers sont d’origine environnementale, l’environnement étant défini de manière très globale et englobant la pollution, le mode de vie et les pratiques médicamenteuses. Les Suédois, à partir de ces registres de jumeaux, concluent que 50 % des cas de maladies d’Alzheimer sont dus à l’environnement.

 

Il n’existe pas non plus de registres des animaux domestiques. Une étude a été faite dans l’Etat de New York à partir d’un tel registre, et a conclu à un excès de lymphomes chez le chien, rigoureusement parallèle aux traitements des pelouses (insecticides et herbicides). Or, le chien est un bon substitut de l’enfant : il marche à quatre pattes, il se lèche beaucoup. On pourrait très bien s’adresser aux vétérinaires. Un registre des migrants permettrait d’établir formellement que ceux-ci adoptent les maladies locales.

 

Par exemple, les immigrées japonaises à Hawaï ont un taux de cancer du sein multiplié par 4 par rapport aux Japonaises restées au pays. En Asie par rapport au reste du monde, on est dans un rapport de 1 à 6 ou de 1 à 7. Les Américains, heureusement, ont une Agence Nationale (Institut National des Sciences de la Santé Environnementale), qui publie une revue constituant une véritable mine d’informations et de données.

 

J’ai inventé le terme d’ « expologie », autrement dit la « science des expositions ». Par exemple, en 2007, une étude a montré la relation entre le taux d’autisme et une exposition de 15 jours d’exposition des femmes enceintes à des champs traités par certains pesticides organochlorés. Selon Galien, « la dose fait le poison ». Il faut ajouter aujourd’hui : « L’exposition fait aussi le poison ». Sans parler de l’impact des faibles doses, dont le Professeur Tubiana ne veut pas entendre parler.

 

Au sujet des produits des industries chimiques et pharmaceutiques, la leçon à retenir, je crois, c'est qu'on peut considérer au moins comme des dissimulateurs tous les « experts » et autres « spécialistes » qui passent sous silence la trinité primordiale des facteurs à prendre en compte quand on se soucie des effets de ces produits sur le vivant, j'ai nommé :

 

1 - L'effet des très faibles doses.

 

2 - L'effet du cumul des substances et de leurs interactions.

 

3 - L'effet du moment et de la durée de l'exposition à ces substances.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Note du 27 avril 2018 : la présente émission de Ruth Stégassy a bientôt dix ans. En dix ans, l'état de santé des humains s'est tellement amélioré que le taux de prévalence des maladies chroniques n'a pas cessé de progresser. Quant à l'état de santé des multinationales de la chimie, merci, il pète la forme. Et l'on voudrait nous faire croire que des gens comme André Cicolella, toxicologue, des émissions comme Terre-à-terre, produite autrefois par Ruth Stégassy pour France Culture, ou des "institutions" comme le Réseau Environnement Santé sont indispensables et efficaces sur la marche des choses. Et l'on voudrait nous faire croire qu'il faudrait professer un optimisme imperturbable. Cherchez l'erreur.

 

Les industriels de la chimie se fichent éperdument de l'environnement, de l'écologie et de la santé humaine. Ils se fichent éperdument de l'avenir. Ils nous vendent leurs inventions, leurs productions, leurs innovations en magnifiant le prétexte des avantages qu'elles nous procurent. De quelle instance d'une impartialité irréprochable viendra l'examen objectif du rapport entre les bénéfices immédiats et les dommages irréversibles ?

 

Je viens d'entendre, sur France Culture, qu'on attend la décision des instances européennes l'interdiction ou non des néonicotinoïdes tueurs d'abeilles. On parie ? 

 

Résultat du pari : je suis heureux d'avoir perdu. Ma parole, pour une fois, on se mettrait volontiers à croire dans la validité des institutions européennes, si souvent vomitives.

vendredi, 20 avril 2018

LA PROMESSE DES CHIMISTES : L'AUTISME

4 décembre 2014

 

Non, vous vous en doutez, je n'ai jamais voté pour les guignols peinturlurés en vert qui se font passer pour des écologistes. Ce sont des politiciens comme les autres. Je veux dire : aussi dérisoires (je ne suis pas tout seul. L'Américain Donald Morrison le dit aussi, parlant de la France : « ... et l'ineptie de sa classe politique a désormais éclaté au grand jour », dans sa tribune "Le suicide américain" parue dans Le Monde daté 4 décembre 2014). C'est d'autant plus librement que j'écris ces quelques lignes : il y a longtemps que je ne suis plus « écolo ». En effet, la situation est, je le crains, encore plus grave que ça.

 

[Note d'avril 2018 : Cécile Duflot abandonne la politique, voyez-vous. Elle le fait par pur altruisme : elle va consacrer sa vie à une ONG (Oxfam ?). Mais elle ne sera pas dans les soutes à bourrer la chaudière : elle sera juste présidente. De quoi ? J'ai oublié. Mais je me contente de ce constat : Cécile Duflot présidente. Quant à Jean-Vincent Placé (fut-il ministre ?), c'est plus anecdotique, plus dérisoire encore, mais aussi plus drôle : il s'est fait poisser tout récemment en état d'ivresse et, comme n'importe quel poivrot, il passe la nuit en cellule de dégrisement. Pendant ce temps, monsieur Hulot en vacances (tout le monde connaît Les Vacances de M. Hulot, j'espère) à Nantes, se félicite sans rire de la modération avec laquelle les gendarmes mobiles s'y sont pris pour "rendre à l'état de droit" le territoire de Notre-Dame-des-Landes. Je serais écologiste, je dirais, comme je ne sais plus qui : « Seigneur, protégez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m'en charge ».]

 

******************

 

Eh oui, bonne nouvelle pour tous les civilisés du monde, je veux dire tous ceux qui ont la chance de vivre dans des pays économiquement développés et d’y bénéficier des apports proprement miraculeux des progrès de la technique en général et de la chimie en particulier : leur intelligence est promise à un avenir des plus radieux.

 

Ce n’est pas moi qui le dis, c’est une dame Barbara Demeneix, une Française. Cette biologiste a beaucoup travaillé sur le développement des êtres vivants, s’efforçant de répondre à la question : « Comment un têtard devient-il une grenouille ? ». Ça n’a l’air de rien, dit comme ça, mais c’est horriblement compliqué, surtout quand on étend ses recherches du côté de l'humain. Je veux bien le croire. Madame Demeneix, pour y voir un peu clair, a compilé une énorme littérature scientifique.

 

Elle est tombée sur certaines études et de sa chaise (appelons ça un zeugma). Ces études autour de l’autisme montrent une véritable explosion de la maladie depuis quarante ans. Le Monde (mercredi 3 décembre 2014) reproduit le graphique qui met le phénomène en évidence. Un spécialiste, au cours de l’article, admet que l’amélioration du diagnostic n’est sûrement pas étrangère à l’augmentation, mais que la dimension extravagante de la chose la rend irréductible à ce seul facteur. C’est sûr, il se passe quelque chose de grave.

 

Nos isolants électriques, nos lubrifiants, notre électronique et nos mousses de canapés ignifugées, notre agriculture, tout ça est bourré jusqu’à la gueule d’un tas de substances charmantes : PCB, dioxines, métaux lourds, bisphénol A, BPDE (si si, il paraît que ça existe), d'organophosphorés, de perfluorés, d'organochlorés et autres pesticides ou solvants. Si l’article ne parle pas des néonicotinoïdes en usage dans nos champs de colza, c’est peut-être qu’ils n’interviennent (pour l’instant, en attendant d'en savoir plus) que dans l’extermination des abeilles.

 

Toutes ces délicieuses molécules (dont beaucoup dites « de synthèse ») « interfèrent sur le système thyroïdien ». Ces « perturbateurs endocriniens » agissent donc sur le système hormonal tout entier, donc sur le développement de l’être humain. Et l’être humain a la coupable étourderie de se développer dès le moment de sa conception. Mais surtout de prendre dans ce but tout ce qui passe à sa portée pour s'en nourrir gloutonnement. A ses risques et périls.

 

Ça se manifeste comment ? Philippe Grandjean, médecin environnemental : « Par exemple, nous avons étudié les enfants de femmes qui travaillent au Danemark dans des serres. Elles sont au contact de mélanges de pesticides. Dès que leur grossesse a été connue, elles ont toutes été mises à l’écart des pesticides jusqu’à la naissance de leur bébé. Ceux-ci n’ont donc été exposés que pendant très peu de temps, au tout début de leur vie fœtale. Et pourtant, en les comparant à des enfants qui n’ont pas du tout été exposés à ces produits, nous constatons que leurs capacités cognitives sont diminuées ». Puisque c’est sans danger, on vous dit.

 

Quelques économistes (sans doute un peu allumés) ont calculé ce que ça risquait de coûter à l’économie américaine : 19.000 dollars par individu et par point de QI en moins. Une facture annuelle de cinquante milliards de dollars. Et les sociologues s’y mettent aussi : « Aux Etats-Unis, le taux d’homicides a brutalement chuté vingt ans après le retrait de l’essence plombée » ! Il paraît que cette corrélation n’est pas si farfelue qu'elle en a l'air. Admettons.

 

Je n’ai fait que picorer quelques éléments de cet effarant dossier signé Stéphane Foucart, paru en double page dans le supplément scientifique du journal Le Monde. Mais je crois que ça suffit pour se faire une petite idée de ce qui attend l’humanité, si les autorités « compétentes » continuent à se laisser aveuglément « convaincre » par les saladiers d’argumentaires pourris fournis par les lobbies de l'industrie chimique.

 

Les industriels exigent que la preuve scientifique soit faite de la nocivité de chaque molécule sur telle affection pour reconnaître. Ils sont tranquilles : ils savent que c’est presque impossible, vu la difficulté d'élaborer des protocoles expérimentaux qui soient "administrativement" crédibles. Ils font semblant de tomber des nues quand on les soupçonne de fabriquer des poisons, mais ils sont assez prudents pour s'en tenir à distance pour leur propre compte et pour couvrir leurs emballages de « précautions d'emploi » : on ne sait jamais. En attendant, les « politiques » pourraient, pour prendre leurs décisions concernant la santé publique, consulter les biologistes et médecins spécialisés. Par exemple ceux qui participent au Réseau-Santé-Environnement. Qui produisent de temps en temps des rapports intéressants. Cela s’appelle des « études épidémiologiques ».

 

Pour une fois que les statistiques ne servent pas à raconter des bobards ! Ce sont en effet des études épidémiologiques qui ont mis en évidence l'effet désastreux de certains environnements, en comparant par exemple la santé de jumeaux durablement séparés par une longue distance (prouvant que la maladie touchant l'un des deux n'est pas génétique, mais due à l'environnement et aux conditions de vie), ou encore la fréquence des cancers du sein chez les Japonaises restées au pays (mode de vie traditionnel) et celles ayant émigré à Honolulu (mode de vie américain).

 

Les « politiques » pourraient aussi avoir la curiosité de mettre le nez dans le bouquin de Fabrice Nicolino, Un Empoisonnement universel (LLL, Les Liens qui Libèrent, 2013). Le sous-titre est explicite : « Comment les produits chimiques ont envahi la planète ». La trouille que ça leur donnerait les rendrait peut-être, pour une fois, courageux et responsables ? Il est permis de rêver, non ?

 

Jusqu’à maintenant, on savait que « Faire des enfants, c’est les condamner à mort » (graffiti qui fut longtemps visible sur un grand mur lisse du quartier Saint-Just). Désormais, on sait que ça les condamne aussi à la débilité. Une idée pour les chômeurs qui espèrent une reconversion professionnelle : les institutions pour déficients intellectuels sont promises à un avenir radieux et prospère. C'est le moment, il y a une occasion à saisir.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Note du 20 avril 2018 : il n'y a pas que l'autisme, loin de là ! Personne aujourd'hui ne conteste que les maladies chroniques (allergies, cancers, ...) ont explosé au vingtième siècle. Personne non plus n'ignore ni ne conteste l'extraordinaire essor des industries chimiques au vingtième siècle. Mais curieusement, il est difficile, il semble même impossible de faire le lien entre les deux phénomènes, au mépris du plus élémentaire bon sens, qui nous hurle aux oreilles cette vérité : les maladies chroniques sont la conséquence des industries chimiques. Les chimistes se réfugient derrière une exigence apparemment rationnelle : tant qu'il n'est pas démontré scientifiquement que telle molécule est la cause de telle maladie (ils omettent de poser la question de l'effet-cocktail produit par l'accumulation de molécules diverses), on n'a pas le droit de mettre en cause leur responsabilité. Les décideurs politiques, pris entre, d'une part, la protection de la santé des populations et, d'autre part, la protection de l'emploi par la recherche de la prospérité économique, en sont réduits à danser la Grande Tergiverse (à trois temps), dont la figure principale est bien connue : un pas en avant, un pas en arrière, un pas de côté, et on recommence. J'en conclus que les observateurs (médecins, épidémiologistes, écologistes, ...) n'ont pas fini d'observer, de regarder grimper la courbe statistique des affections chroniques, de soigner des malades toujours plus nombreux, de dresser des constats à faire dresser les cheveux sur la tête, et de s'interroger gravement sur les raisons qui nous ont amenés là.

mercredi, 25 avril 2012

DU MONTAIGNE ? COMBIEN DE TRANCHES ?

Oui, j'en étais à la difficulté culturelle que représente aujourd'hui la syntaxe d'un auteur vieux de bientôt cinq siècles : MONTAIGNE. Une syntaxe riche, complexe et fleurie qui nous rend sa lecture difficile d'accès, à nous dont les phrases sont devenues tellement sèches, plates et pauvres. Notre époque semble donc éprouver de la haine pour la complexité.

 

Bon, autant vous prévenir, MONTAIGNE viendra, mais pas tout de suite. En attendant, voici au moins sa photo, prise autour de 1577.

 

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Plus le réel échappe à notre emprise, je veux dire à notre emprise à nous autres, individus, plus notre langue s’appauvrit, plus nos phrases s’étiolent et cèdent à la marcescence qui accompagne la fleur dans sa procession du matin jusqu’au soir (vous savez, « la rose qui ce matin avait déclose sa robe de pourpre au soleil a point perdu cette vesprée les plis de sa robe pourprée et son teint au vôtre pareil », même que ça commence par « Mignonne allons voir si »). Sauf que notre langue, ce n’est pas une fleur.  

 

 

Et puis, si un individu ne peut plus grand-chose sur le monde qui l’entoure, il faut dire aussi que nous nous sommes laissés gagner par l’impression, peut-être la certitude que nous sommes de moins en moins des individus. Trop d’individus tue l’individu, en quelque sorte. J'ajoute que trop d'objets et trop de marchandises, ça vide aussi l'individu de sa substance. Comment voulez-vous, dans ces conditions, entrer dans MONTAIGNE, lui qui représente l’essence même, que dis-je : l’âge d’or de l’individu ? 

 

 

Ce décharnement, qui donne leur épouvantable aspect étique de grandes filles anorexiques, voire cachectiques, aux phrases qui sortent de nos bouches, de nos plumes ou de nos pouces (eh oui !), certains l’attribuent à tous ces menus objets, devenus des prothèses de nos corps, que l’on dit porteurs de la crème des progrès techniques : le texto, le SMS, le tweet feraient selon eux subir une terrible cure d’amaigrissement à la syntaxe disponible dans les cerveaux actuels, dans l’état où les a laissés Monsieur PATRICK LE LAY, de TF1. C’est possible. 

 

 

Je me demande quant à moi si la raison de cet appauvrissement n’est pas à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus inquiétante, pour ne pas dire tragique. Si on ne fait plus de la syntaxe à la petite scie d’artiste, de la phrase complexe au burin subtil de graveur, c’est peut-être qu’on n’a plus grand-chose à y mettre, dans la syntaxe. Pour articuler des idées au sein d’une phrase un tant soit peu complexe, encore faut-il en avoir, des idées.  

 

 

Quand la matière du contenu du pot a séché, fût-elle fécale, elle devient dure et cassante, et tout à fait impropre à s’incurver dans les méandres sinueux d’un flux verbal (il fut un temps où l’on disait « raisonnement ») tant soit peu élaboré (je ne dis même pas « raffiné », notez bien). Quelque chose qui ressemble à du vivant qui sait vivre, quoi. 

 

 

Ce qui découle de tout ça, c’est que notre passé nous devient étranger. Nous perdons la mémoire. Et je ne parle pas de l’orthographe (adjectifs de couleur, mots composés, consonnes doubles, etc.) ou de l’accord du participe passé. Je parle de la syntaxe. La syntaxe, qu'on se le dise, met de l’ordre dans la pensée, parce qu’elle met de l’ordre dans les phrases.  

 

 

Nous sommes en mesure, à l’ère du numérique, d’archiver et de dater à la seconde près le moindre pet de notre pensée, ou de traquer une fourmi dans sa fourmilière, nous sommes matériellement capables de mémoriser tout ce qui arrive, et nous perdons notre langue, qui est tout simplement l’âme, la mémoire et le socle de notre civilisation.  

 

 

De même que le christianisme fut, selon MARCEL GAUCHET (Le Désenchantement du monde, 1985), « la religion de sortie de la religion », dira-t-on que notre civilisation est celle de la sortie de la civilisation ? 

 

 

N’y a-t-il pas quelque chose de symbolique dans le succès mondial grandissant remporté depuis vingt ans par la maladie d’Alzheimer, qui « vide » la personne de sa personne ? Car cette maladie de civilisation n'est pas une maladie de la mémoire, c'est une maladie de la personne. C'est autrement plus grave. Plus central. Plus terrible.

 

 

Les « maladies de civilisation » ne sont pas très nombreuses : il y eut le « tabès dorsalis » à partir du 16ème siècle. Tout le monde a reconnu le « mal français », ou « napolitain », dû à l’infection par le « tréponème pâle », autrement dit la syphilis, ou « grosse vérole » (par opposition à la « petite », celle qui touche Madame de Merteuil à la fin des Liaisons dangereuses, autrement dit la variole).  

 

 

Le 19ème siècle fut celui de la tuberculose (voir SUSAN SONTAG, La Maladie comme métaphore (1978)). Le 20ème a vu émerger, croître et embellir le cancer. Sur la fin, il a produit le sida. N’oublions pas le nombre des cas d’autisme, qui a été multiplié par 17 en cinquante ans. Il n’y a donc aucune raison pour dénier à la maladie d’Alzheimer le droit de se développer massivement.

 

 

 

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IL A L'AIR CONTENT, LE DOCTEUR

ALOIS ALZHEIMER,

D'AVOIR INVENTE UNE SACREE MALADIE 

 

L’affaire est en marche : la France compte à peu près 900.000 malades (dont certain, illustre, occupe gracieusement un appartement de la famille HARIRI, 3 quai Voltaire, à Paris). Une telle adhésion au processus d'enrichissement pathologique ne saurait être considérée autrement que comme un encouragement pour l’avenir. La maladie d’Alzheimer est bien partie pour réaliser la promesse du chant, bien connu sous le titre de L’Internationale : « Du passé faisons table rase ». Comme on dit en Espagne : « Alegria ! Alegria ! ».

 

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

A suivre.