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lundi, 10 octobre 2011

L'HOMME SANS QUALITES, tome II

De ROBERT MUSIL, on connaît essentiellement L’Homme sans qualités, livre monumental (et inachevé). De ROBERT MUSIL, j’avais lu il y a longtemps Trois femmes, puis Les Désarrois de l’élève Törless, ou l’inverse. De Trois femmes, je ne me rappelle rien, sauf une impression très forte, de trois caractères féminins, de trois individus au sens plein du terme. Grigia, Tonka, la Portugaise. J’avais noté, entre autres : « Un ton pour moi inconnu. Le concret comme une métaphysique ».

 

 

Les Désarrois de l’élève Törless est un roman initiatique. Un adolescent commence à prendre des distances avec des parents qui ne le comprennent pas quand il leur demande conseil. Placé par ses parents  dans un pensionnat, il découvre la communauté des garçons, avec ses ambiguïtés et ses cruautés. Tout perclus de doutes et d’affolement de la boussole, il expérimente les désirs et les plaisirs, non sans culpabilité. Il est à la recherche d’une cohérence intérieure, d’une sincérité absolue.

 

 

Il voudrait voir converger les raisonnements logiques et moraux et l’expérience personnelle. Il finira par renvoyer dos à dos la religion et la science, qui ne cherchent qu’à enfermer le vivant dans des dogmes. C’est le roman d’une aventure intérieure, rythmée par des actions qui tournent toutes autour du sexe et de la violence (Bozena, l’abjection de Basini, le grenier, le lit, B. livré à la classe…).

 

 

L’Homme sans qualités est évidemment LE « grand œuvre » de ROBERT MUSIL, auquel il aura peu ou prou travaillé toute sa vie. Je n’aurai garde d’avoir la prétention de commenter intelligemment ce monument, encore moins de le critiquer, sous peine de passer pour un moins que rien, tout juste de faire partager des impressions de lecture.

 

 

Dans le premier tome, que j’ai essayé d’évoquer ici même les 6 et 7 septembre, l’auteur décrit un monde moralement exténué à la recherche de son propre sens, l’Autriche de juste avant 1914, la Cacanie (K & K, kaiserlich und königlich). Mais l’Autriche peut être vue comme le symbole de l’Europe finissante, avant l’autodestruction  (l’écriture, et peut-être la conception du livre ne vient qu’après 1918).

 

 

FRANÇOIS-JOSEPH est tout près d’achever son règne. Un certain nombre de personnages y évoluent : Ulrich, le personnage central,  Bonadea, la maîtresse, Diotime, la cousine ambitieuse, le comte Leinsdorf, maître d’œuvre de l’Action parallèle, Paul Arnheim, le capitaine d’industrie, Clarisse et Walter, Tuzzi, Fischel, Rachel, Gerda, et d’autres. J’oubliais l’assassin Moosbruger. Le tome 1 comporte deux parties : « Une manière d’introduction » et « Toujours la même histoire ». Le titre de la troisième (voir plus loin) nous fait entrer dans le vif du sujet.

 

 

Voilà un petit rappel, bien nécessaire, parce que, quand on ouvre le tome 2 (1000 pages environ), ce n’est pas du tout le même livre. Apparemment, en effet, il n’a pas grand-chose à voir avec le premier. Le décor change, des personnages nouveaux surgissent, et surtout, le récit change de nature. PHILIPPE JACCOTTET, le poète suisse et remarquable traducteur de cette somme, évoque dans une postface les difficultés insurmontables rencontrées pour établir un texte définitif de la dernière partie du roman, restée inachevée.

 

 

Pour parler franchement, et sans vouloir remettre en question le statut de ROBERT MUSIL, j’ai lu le tome 2 de L’Homme sans qualités, et je reste profondément déconcerté. Quand vous passez au deuxième tome de Guerre et paix de LEON TOLSTOÏ, il n’arrive rien de tel, et l’auteur reste attaché, imperturbable, à sa trajectoire. A la limite, le découpage en deux tomes est simplement dû à la dimension de gros pavé que le livre aurait eue sans cela. Pour L’Homme sans qualités, c’est comme si ROBERT MUSIL avait changé de projet en cours de route (ce que laisse d’ailleurs entendre JACCOTTET dans sa postface).

 

 

Ça expliquerait l’espèce d’incertitude existentielle où il a été quant à l’ordre et à la rédaction des chapitres. En 1932, MUSIL publie bizarrement les trente-huit premiers chapitres, dont le dernier s’achève en pleine action. Il meurt en 1942. Entre les deux, il n’aura de cesse de remanier et de modifier, sans parvenir à un aboutissement définitif.

 

 

PHILIPPE JACCOTTET écrit d’ailleurs : « On peut donc concevoir, en suivant M. Kaiser, que Robert Musil, s’il avait vécu quelques années de plus, loin d’achever son roman, se serait enfoncé de plus en plus dans l’impossibilité de l’achever, (…) ». J’ai assez tendance à le croire. Il me semble que l’auteur abandonne la peinture du tableau somme toute déprimant d’une société sur le point de finir, pour celui des relations intimes extrêmement fortes et exigeantes qui se tissent entre le frère et la sœur, Ulrich et Agathe.

 

 

Agathe, on ne la connaît pas du tout à la fin du tome 1. Elle fait en effet partie des personnages qui apparaissent dans le deuxième. Il y a donc,  au premier chef, Agathe, sœur qu’Ulrich n’a jamais côtoyée, et qu’il découvre soudain, au point que sa vie va en être bouleversée. Ils décident qu’ils seront aux yeux du monde des « jumeaux siamois » (Ulrich est son aîné de sept ans). On découvrira aussi le curieux professeur Lindner (lindern = soulager), moraliste rigoriste qui conseille vivement à Agathe de retourner vivre auprès de son mari Hagauer (au fait oui : elle l’a quitté pour vivre avec son frère) ; Meingast (= mon invité), l’hôte étrange (et au pouvoir étrange) de Clarisse et Walter ; Feuermaul (= gueule de feu), le poète exalté de la fraternité et de la paix. On voit que l’antiphrase fait partie du paysage.

 

 

Ce tome 2 porte le titre « Vers le règne millénaire ou les criminels ». Le père d’Ulrich étant mort, il faut s’occuper des formalités de la succession. Dans la maison paternelle, il tombe sur sa sœur Agathe, qu’il ne connaît pas du tout. Ce sont les douze premiers chapitres. Les notations particulières qui traduisent très visiblement le regard d’Ulrich sur sa sœur laissent assez entendre qu’il est saisi par le charme physique de cette femme qu’il découvre.

 

 

Très vite, il observe Agathe en détail : « (…) mais sa peau avait une sécheresse parfumée, la seule chose qu’il aimât dans son propre corps. La poitrine de la jeune femme ne se perdait pas en rondeurs, elle était mince et vigoureuse, et ses membres semblaient avoir cette forme longue et fuselée qui unit la puissance naturelle à la beauté ». A d’autres moments, il appréciera les reflets du soleil couchant dans les cheveux, la position d’une jambe sur un canapé, … On n’est pas plus sensible.

 

 

Ils vont donc commencer par s’observer, se jauger et tenter de s’apprivoiser réciproquement. Et cela va se faire tout au long de conversations, auxquelles tous deux vont apporter des soins d’orfèvre, doublés d’une extrême attention jointe à une extrême concentration, au point que, plus tard, ils seront capables de se les remémorer dans le moindre détail.

 

 

Là est le parti-pris absolu ou presque de l’auteur dans ce tome 2 : la conversation. Un choix très osé, et finalement très risqué, car les chances sont grandes de rebuter le lecteur. La conversation va bien sûr être le socle de la relation entre Ulrich et Agathe, mais aussi d’Ulrich et Agathe avec tous les autres personnages.

 

 

Par exemple, lorsque le frère et la sœur se mettent à décortiquer la notion de sentiment, ils le font en parlant ensemble, mais également à travers les papiers où Ulrich à noté de longues réflexions sur le sujet, et qu’Agathe lit à son insu, alors même que celui-ci poursuit un échange long et soutenu avec le général Stumm von Bordwehr, qui ne se décide pas à donner l’ordre à son cocher de fouetter les chevaux. 

 

 

Agathe a par ailleurs de longues conversations (là aussi, à l’insu d’Ulrich) avec Lindner (le « propre-à-tout », comme MUSIL le désigne), dont certaines seulement sont « retranscrites » à destination du lecteur. Ce personnage est la véritable et définitive caricature du maniaque. Il faut lire l’extraordinaire chapitre 40. « A vrai dire, Lindner transformait absolument tout ce qu’il touchait en commandement moral. Qu’il fût avec ou sans vêtements, chaque heure de sa journée jusqu’à l’irruption d’un sommeil sans rêves était remplie par une occupation importante à quoi elle était réservée une fois pour toutes. » Agathe va quelque peu bousculer cette belle ordonnance.

 

 

Découle de ce programme impérieux, quoi qu’il en soit, un découpage tout à fait précis des vingt-quatre heures d’une journée en tranches plus ou moins épaisses, mais toujours coulées dans un bronze rigoureusement infrangible. « D’autres laps de temps, enfin, étaient prévus, les uns une fois pour toutes, les autres selon un roulement dans le cadre hebdomadaire, pour l’habillage et le déshabillage, la gymnastique, la correspondance, le ménage, les officialités et les divertissements utiles. » On le voit, c’est quelqu’un de très folichon, hélas pour lui affligé d’un fils, Peter, auquel il s’efforce (un peu en vain) d’inculquer de si nobles principes. ROBERT MUSIL a dû bien s’amuser à écrire ce chapitre.

 

 

La scène viennoise, qui occupe une bonne part du tome 1, passe ici au second plan, et apparaît encore, mais par intermittence. Il faut savoir qu’Ulrich s’est mis en congé de secrétariat de l’Action parallèle, au grand dam du comte Leinsdorf, depuis la mort de son père, mais surtout depuis le débarquement brutal d’Agathe dans sa vie. Diotime a abandonné une part de ses « ambitions politiques », a vu avec une certaine aigreur, le capitaine d’industrie Paul Arnheim prendre quelque distance avec elle depuis leur dilemme amoureux, et se tourne désormais ver l’étude de la sexualité humaine en se plongeant dans toutes sortes d’ouvrages « scientifiques », que ses visiteurs peuvent voir joncher son lit (clin d’œil supplémentaire).

 

 

Agathe (αγαθός = bon) et Ulrich vont se demander très longuement ce que signifie aimer, et essayer de définir, d’expliquer les origines et le modalités de ce qu’on appelle le « sentiment ». Est-il possible d’atteindre à l’idéal ? Quel rapport avec le corps ? Comment concilier les deux ? Ils en discutent, par exemple, dans plusieurs chapitres parfois magnifiques, dans le jardin de la maison d’Ulrich, protégés du monde extérieur par une grille dont il est question, étendus dans l’herbe.

 

 

Je ne cache pas, personnellement, mon impression de lire, peu ou prou,  des dissertations savantes, où la mystique n’est pas absente, en même temps que la réalité du monde (couleurs, végétaux, chaleur, …) est saisie et rendue de façon très charnelle (le chapitre 76 est intitulé « la réalité et l’extase ») ; mon impression, parfois, de me retrouver en cours de philo (« Alors, tu vas me la dire, la différence entre sensation et sentiment ? »). Tout ça a quelque chose d’intimidant, ne serait-ce que par la longueur. Je ne cache pas qu’à certains moments, j’attends que ça finisse. Il reste malgré tout que l’ensemble se situe à haute altitude d’inspiration, et que certains passages sont d’une beauté éblouissante.

 

 

Il faut toujours garder en mémoire que L’Homme sans qualités est un livre qui devait, dans l’esprit de son auteur, amener, dans sa conclusion, à août 1914, c’est-à-dire à cet invraisembable suicide de la civilisation européenne sous la pression de la logique infernale des Etats-nations. Ce qui se passe entre le frère et la sœur, je veux dire l’accomplissement final de l’inceste, est-il lié de quelque manière à cette mécanique historique ? Je me pose la question, car cet accomplissement même entraîne « désespoir et rupture », comme le signale le traducteur. Est-ce un processus analogue à cette rupture d’équilibre qui fait basculer le continent européen ?

 

 

Dernière remarque : la mise au point du tome 2 a effectivement dû poser aux éditeurs un problème insoluble, si j’en crois, d’une part, l’état de certains chapitres, qui existent à peu près à l’état de simples projets, d’autre part, la mise en ordre « définitive » des chapitres. Pour un bon nombre, les enchaînements sont assez évidents, mais où placer quelques-uns, parmi lesquels « le retour de Gerda » et d’autres. On a le cœur serré de voir la chute de Clarisse (« Clarisse en Prométhée effondré »).

 

 

Enfin, on est bien obligé de prendre tels quels ces morceaux, de même qu’on est définitivement frustré, en même temps que bouleversé par la deux cent trente-cinquième mesure de la dernière partie de l’Art de la fugue, du grand JEAN-SEBASTIEN BACH, qui, par son inachèvement même, demeure une ouverture sur le vide et l’infini.