lundi, 08 avril 2013
EN PENSANT A QUELQU'UN QUI EST LA
Et puis, voilà, ce soir d’hiver, pendant que tu marches dans les rues, quelqu’un te tape, familièrement, sur l’épaule. Tu te retournes : ce n’est pas lui, c’est son absence, elle est venue, elle est là, en personne. Elle est venue pour toi, avec sa consistance. Presque vaporeuse.
Il n’est pas là, évidemment, mais tu le vois, fraternel. Il y a ce quelqu’un, là, qui respire et qui t'appelle. Et puis tu regardes mieux, là tout autour.
Et c’est là que tu les entends respirer, que tu les vois être là, parce que, comme on dit, « la vie continue». Là que tu sais qu’il continue à y en avoir, des autres.
Des autres qui respirent, qui rentrent chez eux, qui allument la lumière. Quand ils habitent au rez-de-chaussée, sans doute par pudeur, le verre a été dépoli : la transparence, d’accord, mais avec le filtre d’une certaine poésie. C'est précisément ce léger trouble de la vision qu'il faut fixer. Quelqu'un est là : on ne voit pas son visage, on voit, vaguement, ce qui l'entoure, quelques objets, quelques couleurs, beaucoup d'estompe.
Les gens, dedans, ne savent pas que tu regardes. Il vaut mieux qu'ils ne se doutent de rien. Va savoir, peut-être fermeraient-ils les volets, baisseraient-ils le store ?
Après tout, ces photos sont peut-être des indiscrétions : quand on vit à l'intérieur de soi, on ne se voit pas de l’extérieur. La lumière, ça brûle du dedans, ça sert aux gens du dehors à savoir, quand ils voient les yeux qui brillent, que, là au moins, il y a quelqu’un. Là qu'on vit, là qu'on habite.
La photo n’est pas très nette, c’est sûr, à cause du rideau, à cause du verre dépoli, parfois à cause du bougé, mais ce qui est sûr, aussi, c’est que tu te dis, malgré toi : « Il est là».
Si tu le dis, alors c'est vrai. Et puis bon, parce qu’il faut bien, à la fin, tu rentres chez toi. Va te mettre au chaud. Allumer la lumière. Et c’est bon de se dire, en arrivant, que oui : son absence est là, un paysage qui tient compagnie.
La photo est juste là pour dire ça : dans pas longtemps, elle sera là, la cicatrice. C’est un simple témoin. Et c’est vigilant.
Voilà ce que je dis, moi.
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vendredi, 15 mars 2013
MON DERNIER VISAGE APRES LA VIE ?
ON NE FERA PAS ATTENTION AUX CHAUSSURES DEPAREILLEES, MAIS ON OBSERVERA LE CAS INTERESSANT D'HYPERTRICHOSE PUBIENNE
(qui oserait imaginer ainsi Mélisande à son balcon, laissant, sur Pelléas, négligemment pendre ses cheveux ? On pourrait aussi lui suggérer de faire une tresse ? )
(à ne pas confondre non plus avec le "tablier de sapeur" servi dans les bouchons lyonnais, et encore moins avec la moustache de Brassens dans La Fessée :
"Un tablier de sapeur, ma moustache, pensez,
Cette comparaison méritait la fessée".)
***
Le sujet dont auquel je causais était celui de la ressemblance et de la vraisemblance des masques mortuaires, moulés sur le visage de personnes plus ou moins célèbres après leur décès.
On me dira que tout dépend de la façon dont le photographe a saisi l’image du masque, de l’éclairage dont il s’est servi, de l’état du masque qu’on lui a procuré, s’il en existe plusieurs, de la patine du temps, de la couleur, de la saleté éventuelle, des soins apportés à sa conservation, que sais-je encore.
Le cas de Jean-Jacques Rousseau est caricatural : pour ainsi dire et visiblement, ce n’est pas du même mort qu’il s’agit. Jean-Jacques est-il ce buste aux nez, lèvre supérieure et menton coupés (à g.), trouvé sur Internet ? Est-il cet autre buste, de parfaite conformation (à d.) ? J'ai tendance à opter pour ce dernier, qu'on trouve dans l'ouvrage de Maurice Bessy, Mort où est ton visage ? (Editions du Rocher).
On chipotera à propos de cette curieuse blessure au front, semblable à une vulgaire « tache de vin », comme on ne dit plus, car tout jeune parent sait ce qu'est un « angiome » (« agglomération de vaisseaux hyperplasiés ou ectasiés », tout le monde vous le dira). Certains sont même en mesure de distinguer l'angiome « stellaire » de l’ « aranéen » et du « caverneux », voire du « nodulaire », pour dire que c'est passé dans le langage courant.
Passons rapidement sur les divers états du « Victor Hugo », où seule la « décoration » fait la différence ; sur le « George Washington » : un seul masque a visiblement servi, mais éclairé autrement ; sur le « Léon Gambetta », qu’on a tout de même du mal à reconnaître. La place manque pour tout mettre : je ne voudrais pas que ça tire en longueur.
Tournons-nous, pour finir en beauté, sur la question que pose le masque mortuaire de Ludwig van Beethoven, l’absolu génie de la musique européenne de tous les temps. Comment se fait-il que son masque mortuaire le plus connu et le plus vendu le présente sous un aspect, certes sévère comme on le connaît par ailleurs, mais avec des joues encore bien pleines (ci-contre) ?
Maurice Bessy, qui présente l’exemplaire conservé à Princeton University, note pourtant : « Moulé quarante-huit heures après le décès de Beethoven, son masque reflète les souffrances endurées pendant son agonie ». Et quand on a suivi le récit de cette agonie, on sait que c'est le masque ci-dessous qui est le VRAI.
LÀ, JE VAIS VOUS DIRE, ON TOUCHE AU SURHUMAIN.
ÇA VOUS A TOUT DE SUITE UNE AUTRE GUEULE.
Que les dévots d’un mort célèbre aient tendance à magnifier les traits de leur idole est, certes, compréhensible et humain, mais néanmoins regrettable.
Regardez la lippe inférieure toute tordue du grand Johannes Brahms (ci-contre), la bouche édentée de Jonathan Swift ou de William Turner, la moustache de travers de Friedrich Nietzsche. Tout semble avoir été laissé tel quel. Ceux qui ont pris ces moulages ont eu bien raison de ne pas les "embellir".
Ces grimaces sont-elles pour autant des laideurs ?
Notez que je me contente de poser la question, bien qu'elle sente son jésuite et que la réponse ne fasse aucun doute : c'est non. C'est même le contraire, je veux dire : oui, c'est une "beauté". Une beauté singulière, certes, mais aussi singulière et belle que l'individu entier tel qu'il aboutit à sa dernière physionomie.
On se prend à regretter l’écart criant qui oppose, par exemple, les dernières photos prises du vivant d’Antonin Artaud (le torturé, à d., je regrette de n'avoir pas mieux à montrer) et le bel état que laisse supposer son masque mortuaire (à g.).
Même chose pour Paul Verlaine, qui était, vers la fin, dans un triste état, qu’on ne retrouve aucunement sur le moulage de sa tête.
J’ai, quant à moi, toujours éprouvé la tentation d’entrer dans la chambre mortuaire où gisait un familier, avec un appareil photo pour un dernier portrait de la personne. Ce n'est pas sentimental : faute de leur masque, que je suis inapte à prélever, je voudrais au moins garder leur effigie photographique.
Si j’étais passé à l’acte, sans doute au grand dam des autres personnes présentes, je me serais bien gardé de passer le cliché par « photoshop ». « Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change » (Tombeau d'Edgar Poe, de Stéphane Mallarmé) sonne comme un impératif.
Quelle force m’a à chaque fois retenu d’apporter ma machine et d’en faire usage ? Je ne saurais le dire exactement. Disons que je ne me suis pas senti le droit. Le droit de voler peut-être quelque chose au disparu, peut-être de violer sa mémoire. Pas le droit, voilà tout. Je ne regrette pas d’avoir éprouvé ce scrupule. Quoique ...
Quant à moi, mon dernier visage après la vie, vous voulez que je vous dise ? Je crois qu'il ne m'appartient pas. Il sera ce que d'autres en feront et garderont. L'avenir des morts est laissé aux bons soins des vivants. Qui, parmi les morts du passé qui ont été ainsi immortalisés, avait émis de son vivant le souhait de rester sous la forme d'un masque de plâtre ? Il aurait fallu une singulière vanité narcissique.
Goethe (à g.), qui ne faisait apparemment confiance à personne, a fait prendre un moulage de son visage à 58 ans, en 1807. Il devait mourir vingt-cinq ans après. On n'est jamais si bien servi que par soi-même...
Par contre, le pauvre philosophe Kant n'a pas pris cette précaution, et voilà ce qui lui est arrivé. Il n'appert pas cependant que la diffusion de son oeuvre en ait notablement souffert.
Mais qui croit se posséder assez pour prétendre disposer de soi (et de son bien) quand il aura franchi la limite au-delà de laquelle son ticket ne sera plus valable (merci pour la formule, monsieur Romain Gary) ? Je n'envie pas le travail de ceux qui sont payés pour embellir les morts à seule fin de complaire aux vivants.
Vous voulez que je vous dise ? De moi, ce qui a toujours échappé à tout le monde, cela seul m'appartient en propre, et cela mourra avec moi. Mon dernier visage après la vie en fera-t-il partie ? La réponse à cette question n'est pas de mon ressort.
Voilà ce que je dis, moi.
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jeudi, 14 mars 2013
MON DERNIER VISAGE APRES LA VIE ?
CHARLES TRIPP & ELIE BOWEN, LE MANCHOT ET L'HOMME-TRONC, DANS LEUR CELEBRE NUMERO
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MASQUE MORTUAIRE DE GIOVANNA GASSION, DITE EDITH PIAF, MOULÉ PAR EDWARD A. MINAZZOLI, QUI A AUSSI MOULÉ LA MAIN D'YVONNE CASADESUS
Peut-on encore se fier à ces artistes – le plus souvent des sculpteurs – quand ils sont appelés au lit de mort d’une célébrité pour prélever, sur son visage encore intact, comme son identité exclusive, le moulage de ses traits tels que la mort les a figés ?
Les morts, c’est l’affaire des vivants. Les « dernières volontés », qu’est-ce que c’est, à tout prendre ? Une concession généreuse de ceux qui restent à quelqu’un qui n’est plus en mesure de formuler quelque volonté que ce soit. Enfin, c’est aussi le dernier moyen qu’a le futur mort de déclencher la guerre ou la paix entre les héritiers présomptifs, mais ça c’est de la satisfaction imaginaire autorisée par la loi, puisque ça précède le grand saut, et que le juge est là pour la faire admettre.
Maintenant, le visage du mort, tel qu’il est rendu par le moulage prélevé par un spécialiste juste après le décès ? Normalement, il est incontestable, n’est-ce pas ? Et comme un plâtre est reproductible en nombre, on imagine bien qu’une copie ne saurait être qu’identique à la suivante et à la précédente, comme le voudrait le bon sens.
Eh bien il n’en est rien. Certes, la règle veut, pour commencer, que le masque ne soit exécuté que pour conserver les derniers traits d’une personne considérable. Mais regardez l’un des masques reproduits à un nombre absolument faramineux d’exemplaires, puisqu’il ornait les murs de tous les ateliers d’étudiants aux Beaux-arts parisiens du 19ème siècle : on l’appelle « L’Inconnue de la Seine », car on ne sait même pas le nom de la noyée. La paix souriante dans laquelle tout le visage baigne a quelque chose d'impressionnant. Comme la fille est jolie, son masque mortuaire n'a pas subi d' "améliorations". Une inconnue, c’est normal : pas d’héritiers, pas de connaissances, pas d’enjeux, rien à embellir.
Prenez maintenant Napoléon : son masque mortuaire le plus courant est d’une grande beauté, montrant un visage fin, presque émacié (ci-dessous). Mais on en trouve un autre, sous ce même nom de Napoléon, et alors là, pardon, mais ce n’est plus le même homme : la figure est grasse, presque bouffie (ci-contre), sans doute plus proche de la vérité du relégué de Sainte Hélène. Quel est le vrai masque, demande alors le ’pataphysicien ?
Comme le dit Alfred Jarry quelque part, parlant des personnages chez Henri de Régnier : « Que chaque héros traîne après soi son décor (...), cela prouve, sans plus, que l'auteur a retourné ses créatures et mis leur âme en dehors ». Et plus loin : « Et si les personnages se montrent à nous par leurs masques, n’oublions pas que personnage n’a pas d’autre sens que masque, et que c’est le "faux visage" qui est le vrai puisqu’il est le personnel » (La Plume, 1er avril 1903). On ne saurait mieux dire. Entre « faux visage » et « vrai masque », donc, mon cœur balance.
LES VERRUES DE FRANZ LISZT - La même aventure touche le grand Franz Liszt : sur l’un, il est affligé de deux verrues "historiques", sur l’autre, un chirurgien bienveillant et habile semble être passé par là avant le moment fatidique, puisqu’il en est soudain débarrassé. Pourtant, au sujet de ses verrues, sur plusieurs portraits photographiques, le musicien semble, sinon fier, du moins accoutumé. On notera cependant le curieux emplacement de la verrue supérieure, au sommet du nez sur la photo, alors qu'elle se situe en plein front sur le masque. On dira que Liszt avait la "verrue baladeuse". Pardon, maestro.
Et quel est le vrai Robespierre mort ? L’homme au visage pacifié, presque heureux ? Ou cet autre à la mine sombre ? Je me perds en conjectures. On sait que Robespierre s’est tiré une balle dans la mâchoire quand on est venu l’arrêter : il m’étonnerait fort qu’il eût encore les joues bien lisses quand on lui a décollé la tête du reste du corps le soir du 9 Thermidor.
Voilà ce que je dis, moi.
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