jeudi, 01 décembre 2011
HARO SUR LE CONSENSUS
Ça commence à me pomper l’air, cette histoire de philosophie, « public », « privé » et tout le bataclan, pas vous ? J’en ai assez de ce sujet sérieux. Je vais donc passer à un sujet grave. Oh, dans le fond, pas si grave que ça.
Une copine à quelqu’un qui m’est cher déjeunait l’autre jour à la maison, en même temps que d’autres. Elle vient d’enterrer un certain nombre d’amis et connaissances en un temps réduit. Même si je reconnais que ça fout un coup, cette copine à quelqu’un qui m’est cher ne m’est pas très chère, à moi personnellement. Pour des raisons qui me regardent, et qui donc la regardent aussi. Mais personne d’autre.
Pour vous dire, on était à table, on parlait du raifort à l’allemande. Je ne sais pas si vous connaissez ces petits bocaux, qu’on trouve ici ou là, « à l’intérieur ». « A l’intérieur », je précise que c’est partout en France, sauf en Alsace. C’est comme ça qu’on dit là-bas.
Je disais de ce condiment somme toute très européen, peut-être même très banal, qu’il était proprement immangeable. Sur le ton doucereux, vaguement insinuant et franchement moralisateur qui caractérise les faux-culs, la copine à quelqu’un qui m’est cher me déclara : « Peut-être que tu pourrais dire « je n’aime pas », plutôt que « c’est immangeable ». J’ai répondu : « Je préfère dire que c’est immangeable ».
Pourquoi je préfère ? Parce que, tout simplement, chacun est habilité à porter des jugements, alors que « j’aime, j’aime pas », ça vous renvoie à votre petit moi étriqué. C’est de la petite subjectivité, et ça, tout le monde s’en fout, et tout le monde a raison. « C’est immangeable », ça donne un peu de lustre, de solennité et de componction à ce qui, autrement, serait une pure et simple opinion. Et l’opinion, il y a des sondages pour ça (je ne sais plus qui d’autre répondait à VICTOR HUGO, qui réclamait de la tolérance : « La tolérance ? Il y a des maisons pour ça »).
C’est vrai, quoi. Je sais bien que c’est un jugement. Et même un jugement péremptoire. Mais franchement, si personne ne porte de jugement, péremptoire ou non, je pose la question : « Quand y aura-t-il débat ? ». Réponse : « Jamais ». C’est quoi, un débat ? Une confrontation, c’est-à-dire un combat. Courtois et verbal, mais un combat quand même. Débattre, c’est combattre. « Ce n’est qu’un combut, continuons le débat ! » Euh non, j’ai interverti deux voyelles. Pas seulement les voyelles. Je demande pardon aux mânes de mai 1968. Pardon.
Je sais bien aussi que, en bon latin, « de gustibus et coloribus non disputandum est » (des goûts et des couleurs, on ne discute pas). Le raifort, franchement, que certains aiment ça, je m’en tape, aussi longtemps qu’on ne m’emmerde pas avec. Mais pardon si j’insiste, quand tu as émis un jugement, la personne en face reste totalement libre d’émettre le sien. De répliquer. De fourbir et de fournir ses arguments.
Et tous les deux, c’est génial, on va entrer en danse, s’envoyer nos répliques et nos arguments à la figure. Et puis, c’est infiniment variable : soit on est d’accord, soit on n’est pas d’accord. Si on est d’accord, on passe à autre chose, non ? Tout le monde est d’accord ? Non ? Puisque c’est comme ça, je continue. Est-ce que j’aurai beaucoup d’arguments contre le raifort à l’allemande ? Je n’en sais rien à priori. Il m’arrive d’en douter, pour tout dire.
Parce que c’est quand on n’est pas d’accord, finalement, que la vie devient intéressante. Si je devais présenter les choses de façon grossière, je dirais qu’il y a deux sortes de gens : ceux qui veulent le consensus avant que le débat ait commencé, et ceux qui aiment le simple fait qu’il y ait un débat. Je ne supporte pas ceux qui cherchent, au-dessus de tout, le consensus.
Ceux qui n’aiment pas le débat, en face de ceux qui aiment ça. Ceux qui aiment le débat, de toute façon, tu le sais tout de suite. Ils le portent sur leur figure. Ceux qui ne l’aiment pas, ils le portent aussi sur leur figure, mais avec un sourire aimable. Ça fait la différence. Le sourire du faux-cul qui manipule les mots pour que la personne en face accepte de venir sur un terrain où elle aura le dessous.
Moi, il y a des débats qui ne me feront jamais dresser la paupière pendant la sieste. « Dieu existe-t-il ? » est de ceux-là. Mais il y en a qui me feraient lever la nuit. Cet aspect est aussi une donnée du problème. Et puis soyons franc : de même qu’il y a des semelles qui attirent le caca de chien, des joues qui attirent la claque et des culs la chaussure, il y a des têtes qui attirent l’objection.
Pour revenir au débat, j’ai comme l’impression que les gens ont peur de ça. Depuis qu’il y a la télévision, ils ont peur d’être en désaccord. Remarquez, je dis « la télévision », mais c’est peut-être autre chose. Les conseillers en communication, par exemple. « Attention, coco, dès que tu t’énerves, c’est toi qui as perdu. » Surtout maintenir en façade une équanimité inébranlable et de tous les instants.
En tout cas, quand ils sont en direct, les gens ont peur d’entrer en conflit verbal. Comme si le désaccord des idées supposait le conflit des personnes. Comme si les opinions faisaient partie intégrante de la personne, comme si elles étaient leur chair propre. Comme si l’opinion différente était la pointe d’un couteau qui en fendrait la surface et y pénétrerait à vif. Que c’est dommage ! Qu’est-ce que c’est bon, une bonne engueulade sur le sexe des anges ! Avec un pot de rouge sur la table ! Quoi de plus fraternel !
Voilà ce que je dis, moi !
20:40 Publié dans UNE EPOQUE FORMIDABLE | Lien permanent | Commentaires (0)