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mardi, 27 octobre 2020

PHILIPPE SANDS : LA FILIÈRE

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Je viens de lire La Filière de Philippe Sands (Albin Michel, 2020). J’imagine qu’au cours de l’écriture de son formidable Retour à Lemberg, l'auteur avait accumulé une telle somme de documentation qu’il s’est dit qu’il serait regrettable de ne pas faire un sort à tout ce qu’il n’avait pas utilisé dans ce génial ouvrage. Cela ne l’a pas empêché d’aller encore pêcher une foule d’informations nouvelles à toutes sortes de sources.

Retour à Lemberg (voir ici, 19 et 20 juillet 2018) tissait admirablement la grande Histoire (comment deux juifs de Lemberg devenus d'éminents juristes, Lemkin et Lauterpacht, allaient inventer les concepts de « génocide » et de « crime contre l’humanité » avant le procès de Nuremberg) et l’histoire personnelle de la propre famille de l’auteur, entre les silences du grand-père, les non-dits des parents et la masse des membres disparus dans l’extermination des juifs de Galicie.

Dans La Filière, Philippe Sands s’attache au seul destin du haut dignitaire nazi (et fidèle exécutant) qui s’est rendu responsable de la disparition de la population juive de cette région désormais rattachée à l’Ukraine. A combien se monte le nombre des victimes du zèle d’Otto Wächter ?

A cet égard, je note un curieux flottement de la part de l’auteur : on lit ainsi à la page 120 : « Le district de Galicie comptait alors plus d’un million d’individus, répartis à peu près également entre Polonais, Ukrainiens et Juifs » ; alors que la page 131 nous dit ceci : « un des rares survivants du territoire contrôlé par Otto où plus d’un million d’êtres humains ont péri ». Est-ce à dire qu’Otto Wächter ne gouvernait qu’une partie de la Galicie ? Ou qu’il a fait exécuter la totalité de la population ? Inutile de dire que la deuxième hypothèse est fantaisiste.

Quoi qu’il en soit, il est sûr qu’il avait, pour le compte du Führer, la main sur un vaste territoire et qu’il s’est soucié d’exécuter consciencieusement les ordres reçus de Berlin aussi longtemps qu’il a été en fonction. Heinrich Himmler est d’ailleurs venu à plusieurs reprises inspecter – à sa plus grande satisfaction, faut-il le dire – le « travail » d’Otto Wächter, qui a pris plusieurs fois du galon pour l’excellence des résultats obtenus. 

Philippe Sands retrace dans La Filière la trajectoire suivie par le couple Wächter. Car il faut dire que Charlotte, l’infatigable et inquiète compagne, ne correspond pas exactement à l’image de l’épouse effacée : ambitieuse et souvent jalouse (à tort, mais aussi à raison, semble-t-il), elle admire Otto, elle aime en lui l’homme et le chef, et elle l’aimera jusqu’à la fin.

Elle est morte en 1985, alors qu’Otto meurt à Rome en 1949. De quoi est-il mort ? Là est toute la question à laquelle tente de répondre le livre de Philippe Sands dans ses dernières parties. Je ne vais pas entrer dans le détail de la traque à laquelle se livre l’auteur pour débusquer la vérité au sujet de cette mort en 1949 dans la salle Baglivi de l’hôpital Santo Spirito. Disons seulement qu’il amène au jour le rôle joué par un cercle finalement assez restreint de gens (l'évêque Hudal – « le monsieur religieux » –, Karl Hass, Thomas Lucid, etc.) qui grenouillent dans le monde de l’espionnage au tout début de la guerre froide.

Ce qui m’a beaucoup surpris en lisant le récit de la fuite d’Otto Wächter par Philippe Sands, c’est le sentiment sinon de sympathie, au moins d’empathie qui m'a pris à l’égard de cet homme traqué qui savait qu’on le recherchait pour les innombrables crimes qui se sont commis sous ses ordres. Entre sa fuite du fait de l’arrivée des Russes à Lemberg et sa propre mort, il n’a cessé d’errer à la recherche d’abris et de soutiens sûrs. Il a fini par en trouver. Mais entre-temps, il a vécu trois ans au-dessus de 2.000 mètres, en compagnie du jeune Burckhardt Rathmann ("Buko"), dans les montagnes séparant l’Autriche et l’Italie.

Je n’ai pas cherché à analyser les causes de cette sorte de sympathie qui se dégage du récit, mais selon toute probabilité, elle est due à la façon même dont l’auteur conduit celui-ci : effet tout à fait paradoxal. Je veux bien que l’avocat (profession de Philippe Sands) cultive une absolue neutralité dans le traitement des informations qu’il recueille, mais cela reste troublant.

La même parfaite neutralité guide toutes ses relations avec Horst Wächter, le fils du bourreau de Galicie, qui se refuse à admettre la culpabilité de son père, et qui va jusqu’à voir, lors d’un voyage commun entrepris à Lemberg avec l’auteur, un acquittement de tous les chefs d’accusation dans les témoignages d’Ukrainiens qui ne cessent de tresser autour du père des couronnes de louanges.

Reste enfin le personnage de Charlotte, l’épouse du criminel qui, tenant assidûment son journal, n’y a jamais fait figurer quelque allusion que ce soit aux crimes de son époux. Elle était une nazie convaincue. Et pourtant c’est elle qui a conservé méticuleusement les archives (excepté un certain nombre qu’elle a brûlées à la demande d’Otto), y compris l’abondante correspondance conjugale, et qui les a transmises à son fils Horst dont il s’est fait lui-même le fidèle dépositaire. 

C’est dans ces archives que Philippe Sands a trouvé l’essentiel de la matière de son livre. Autant que de la conservation de documents compromettants par l'épouse du criminel, on peut d’ailleurs s’étonner de l’attitude du fils qui, tout en tenant mordicus à l’idée que son père était un « homme bon », a laissé libéralement l’avocat inventorier, analyser et utiliser ces archives copieuses contenant assez généralement les éléments de preuve de la culpabilité.

Otto, contrairement à ce que son fils Horst persiste à croire, persuadé qu'il a été assassiné (sa mère Charlotte a vu le cadavre d'Otto : il était tout noir), est probablement mort d’une leptospirose, elle-même probablement contractée lors d’un de ses bains dans le Tibre (il adorait nager), véritable égout (j’exagère) à ciel ouvert, dans une Rome où pullulaient les rats.

Au total, La Filière est un livre à la forme parfaitement maîtrisée et conduit avec une méthode et une clarté irréprochables. J’ajouterai cependant, en pensant à l’admirable Retour à Lemberg, que, l’objectif se limitant à tenter de reconstituer la trajectoire d’un homme et d’élucider les conditions exactes de sa mort dans un hôpital romain, l’envergure disons morale et humaine de l’ouvrage s’en trouve rétrécie.

Le précédent débouchait d’une part sur la trajectoire reconstituée des membres de la famille de l’auteur, mais d’autre part sur l’élaboration de deux concepts juridiques (génocide et crime contre l'humanité) qui touchent à l’universel et qui marquent aujourd’hui encore l’humanité et les relations entre nations.

Retour à Lemberg était un chef d'œuvre. La Filière est un bon livre. 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 15 octobre 2020

« PARENTHÈSE ENCHANTÉE »

ODE A UN MOMENT DE RÉGRESSION MASSIVE ET DÉLICIEUSE

« Est-ce parce que les températures sont en baisse, à cause des jours qui raccourcissent, est-ce parce que la pluie, si discrète pendant des mois, nous envoie son crachin à la figure ? Je me disais hier que je reprendrais bien une dose, mais rien qu’une petite dose, de confinement. Non pas que j’aie la moindre nostalgie de ces journées passées en pantoufles et en pyjama devant mon écran d’ordinateur, moment de relâchement vestimentaire, tout juste interrompu par la sortie quotidienne pour aller faire les courses et par la cérémonie de l’apéro délinéarisé entre amis. Pas de chagrin non plus en songeant au bon petit plat, au bon petit dessert, au bon petit goûter, que le confinement, en abolissant la corvée des transports, me laissait le temps de faire. Non, ce qui me manque le plus, à moi qui ai eu la chance de traverser cette période dans des conditions très confortables, c’est l’optimisme qui caractérisait nos enfermements, en pensant à ce à quoi ressemblerait le monde d’après. Je ne sais pas ce que le Covid a fait à la science en général, mais le confinement pour l’écologie, laquelle est aussi une science, fut comme une parenthèse enchantée. Ce furent d’abord les oiseaux qui sifflèrent le début de la recréation. On ne les entendait plus, voilà qu’ils revenaient, bientôt suivis par les canards, les biches, les sangliers, les loups : toute une panoplie d’animaux sauvages qu’on pouvait apercevoir en guettant à sa fenêtre. Les arbres et les fleurs se laissaient aller à pousser comme bon leur semble. La betterave n’avait pas encore la jaunisse. Il n’était pas question de réautoriser les néonicotinoïdes. Désormais, tout ce qui atterrirait dans nos gamelles serait forcément sain, sans pesticides. Sain et local : le virus venait de réveiller notre patriotisme alimentaire. Notre souveraineté passerait désormais par nos assiettes. Dans le monde d’après, rien ne serait plus comme avant. L’individualisme céderait le pas au collectif, l’égoïsme à l’empathie, le consumérisme à la sobriété. Bien que tenus à distance les uns des autres, il n’était pas question de séparatisme. Nous ne manquions pas d’idées pour répondre à l’absurdité de ce monde d’hyperconsommation. Une fois dehors, nous saurions y résister. Combien furent-ils au total, par tribunes interposées, à saluer cet électrochoc salutaire, à considérer que le virus nous ouvrait les yeux sur notre déconnexion d’avec le vivant ? La pandémie nous rendait vulnérables, nous n’en étions que plus lucides. Le moment était d’autant plus exaltant que tout concordait pour faire de l’écologie la clé de compréhension de ce qui était en train d’arriver. Les voitures restées au garage, les avions cloués au sol n’apportaient-ils pas la preuve de leur impact sur les émissions de gaz à effet de serre, et donc sur le réchauffement climatique ? La vitesse de circulation du Covid n’était-elle pas un argument à charge pour faire le procès de la mondialisation économique ? Le pangolin et la chauve-souris étaient des messagers venus nous avertir : voyez ce qui va vous arriver si vous continuez à malmener la nature. La Terre se rebellait, Gaia tenait sa vengeance. Plus rien ne serait comme avant dans le monde d’après. Alors est-ce à dire que le déconfinement a invalidé la lecture des événements ? Certes, il y eut quelques corrélations un peu hâtives, pas toujours validées par la science, mais l’écologie, qui semblait le seul horizon possible, est redevenue une sorte d’épouvantail. Alors, est-ce parce que les températures sont en baisse, mais je reprendrais bien une petite dose de confinement. »

Hervé Gardette, France Culture, chronique « Transition » du 7 octobre 2020 à 8 heures 45 (le titre est de moi).

dimanche, 04 octobre 2020

L'ETAT DE LA FRANCE

Pour avoir une petite idée de ce qui attend les gens les plus vulnérables de la société française, branchez-vous sur les propos d'Henriette Steinberg (présidente du Secours Populaire), tenus le samedi 3 octobre après les infos de 9 heures, dans une émission souvent agaçante et dont je ne raffole guère : Les Matins du samedi, conduite par Caroline Broué. 

Quelques extraits.

***

Alors que la crise sanitaire a fait basculer nombre de Français dans la précarité, plusieurs associations de lutte contre la pauvreté ont rencontré vendredi le Premier ministre, qui a promis un "Acte II" du plan pauvreté. Entretien avec Henriette Steinberg, Secrétaire générale du Secours populaire.

« C’est l’une des conséquences indirectes de la crise sanitaire et du confinement qui a duré deux mois au printemps : le nombre de pauvres dans notre pays a bondi, comme en témoigne le dernier baromètre du Secours populaire qui a été dévoilé mercredi. Les associations de lutte contre la pauvreté ont été reçues à Matignon hier pour « un rendez-vous de la dernière chance », ont-elles été entendues ?

Cela fait des mois que nous voyons arriver des populations que nous n'avions jamais vu arriver au Secours Populaire. Nous n'allons pas les chercher : il s'agit de travailleurs qui ont perdu leur emploi. Chacun de nous peut le voir. Dans nos villes lorsque nous marchons, nous voyons des rideaux métalliques qui ne se lèvent plus.

Nous avons été écoutés par Matignon. Pour ce qui concerne le Secours populaire, nous avons proposé une solution : celle de créer des marchés populaires solidaires, dont les contenus seraient proposés par les agriculteurs de la région et qui permettrait aux populations de se fournir à des tarifs qu'ils peuvent payer. En partant de la proximité, on crée du lien, de l'emploi, du développement durable et cela permettrait aux familles de pouvoir manger. 

On sort, parfois de la pauvreté. Mais cela prend du temps. L'un des moyens consiste à donner de l'argent et des produits. Mais cela consiste aussi à ce que chacun prenne en main, non seulement son destin, mais aussi celui de son voisin. L'idée selon laquelle on résout le problème en prenant une fraction de la population sans regarder les autres est catastrophique. Au Secours populaire, nous regardons l'ensemble de la population. Et si nous le faisons, les pouvoirs publics peuvent aussi le faire. » (texte copié-collé sur le site de l'émission – excepté quelques corrections orthographiques)

***

On savait déjà que la France, un des pays les plus riches du monde, paraît-il, comptait, avant la crise du Covid-19, plus de 9 millions de pauvres. Madame Henriette Steinberg, personne énergique et combative, explique dans cette émission, avec une netteté tranchante, que les bénévoles qui animent le Secours Populaire ont été éberlués de voir arriver, depuis le confinement et plus encore ensuite, des sortes de gens qu'ils n'avaient jamais vus frapper à leur porte. Ça veut dire que la marée de la pauvreté prend des proportions inédites. On le voit dans les régions avec l'explosion des bénéficiaires du RSA.

La voilà, la vraie France, la France des gilets jaunes, la France qui souffre, hors de vue du gouvernement en général et d'Emmanuel Macron en particulier.

Car pendant ce temps, le fringant président de la même France, dont l'arrogance ne connaît décidément plus de limites, pérore sur le "séparatisme islamiste" (avec quels effets dans le réel ?) ou fait la leçon aux dirigeants libanais, au dictateur biélorusse, et même à Vladimir Poutine – qui doivent bien se marrer.

https://www.franceculture.fr/emissions/linvitee-actu/henr...