lundi, 23 mars 2020
LE SAUVAGE ET LA CHAIR HUMAINE
Pendant le confinement, je conseille l'évasion par la lecture.
Aujourd'hui, un autre extrait passionnant de Histoire d'un voyage faict en la terre du Bresil, cet ancêtre du manuel d'ethnographie en général et de Lévi-Strauss en particulier (qui parle du « bréviaire de l'ethnologue » et du « chef d'œuvre de la littérature ethnographique »), publié par Jean de Léry en 1578 (Le Livre de Poche, coll. Bibliothèque classique).
Jean de Léry rapporte ici des traditions ... disons "culinaires" (et sociales) légèrement différentes des nôtres. L'orthographe est "modernisée", mais j'ai laissé la syntaxe telle quelle. Si on voyait ça au cinéma, on aurait du mal à supporter. Âmes sensibles s'abstenir.
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CHAPITRE XV
Comment les Ameriquains traittent leurs prisonniers prins en guerre, et les ceremonies qu'ils observent tant à les tuer qu'à les manger.
« Il reste maintenant de savoir comme les prisonniers pris en guerre sont traités au pays de leurs ennemis. Incontinent donc qu’ils y sont arrivés, ils sont non seulement nourris des meilleures viandes qu’on peut trouver, mais aussi on baille des femmes aux hommes (et non des maris aux femmes), même celui qui aura un prisonnier ne faisant point de difficulté de lui bailler sa fille ou sa sœur en mariage, celle qu’il retiendra, en le bien traitant, lui administrera toutes ses nécessités. Et au surplus, combien que sans aucun terme préfix, mais selon qu’ils connaîtront les hommes bons chasseurs, ou bons pêcheurs, et les femmes propres à faire les jardins, ou à aller quérir des huîtres, ils les gardent plus ou moins de temps, tant y a néanmoins qu’après les avoir engraissés, comme pourceaux en l’auge, ils sont finalement assommés et mangés avec les cérémonies suivantes.
Premièrement après que tous les villages d’alentour de celui où sera le prisonnier auront été avertis du jour de l’exécution, hommes, femmes et enfants y étant arrivés de toutes parts, ce sera à danser, boire et caoüiner toute la matinée. Même celui qui n’ignore pas que telle assemblée se faisant à son occasion, il doit être dans peu d’heures assommé, emplumassé qu’il sera, tant s’en faut qu’il en soit contristé, qu’au contraire, sautant et buvant il sera des plus joyeux. Or cependant après qu’avec les autres il aura ainsi riblé et chanté six ou sept heures durant : deux ou trois des plus estimés de la troupe l’empoignant, et par le milieu du corps le liant avec des cordes de coton, ou autres faites de l’écorce d’un arbre qu’ils appellent Yvire, laquelle est semblable à celle du Til de par deçà [par deçà = en Europe], sans qu’il fasse aucune résistance, combien qu’on lui laisse les deux bras à délivre, il sera ainsi quelque peu de temps promené en trophée parmi le village. Mais pensez-vous que encore pour cela (ainsi que feraient les criminels par-deçà) il en baisse la tête ? Rien moins : car au contraire, avec une audace et assurance incroyable, se vantant de ses prouesses passées, il dira à ceux qui le tiennent lié : j’ai moi-même, vaillant que je suis, premièrement ainsi lié et garrotté vos parents : puis s’exaltant toujours de plus en plus, avec la contenance de même, se tournant d’un côté et d’autre, il dira à l’un : j’ai mangé de ton père, à l’autre : j’ai assommé et boucané [= rôti au feu] tes frères : bref ajoutera-t-il : j’ai en général tant mangé d’hommes et de femmes, voire des enfants de vous autres Toüoupinambaoults, lesquels j’ai pris en guerre, que je n’en saurais dire le nombre : et au reste, ne doutez pas que pour venger ma mort, les Margajas de la nation dont je suis, n’en mangent encore ci-après autant qu’ils en pourront attraper. » (p.354-356)
(...) Or sitôt que le prisonnier aura été ainsi assommé, s'il avait une femme (comme j'ai dit qu'on en donne à quelques-uns), elle se mettant auprès du corps fera quelque petit deuil : je dis nommément petit deuil, car suivant vraiment ce que fait le Crocodile : à savoir qu'ayant tué un homme il pleure auprès avant que de le manger, aussi après que cette femme aura fait ses tels quels regrets et jeté quelques feintes larmes sur son mari mort, si elle peut ce sera la première qui en mangera. Cela fait les autres femmes, et principalement les vieilles (lesquelles plus convoiteuses de manger de la chair humaine que les jeunes sollicitent incessamment tous ceux qui ont des prisonniers de les faire vitement dépêcher [= exécuter]) se présentant avec de l'eau chaude chaude qu'elles ont toute prête, frottent et échaudent de telle façon le corps mort ayant levé la première peau, elles le font aussi blanc que les cuisiniers par deçà sauraient faire un cochon de lait prêt à rôtir.
Après cela, celui duquel il était prisonnier avec d'autres,tels, et autant qu'il lui plaira, prenant ce pauvre corps le fendront et mettront si soudainement en pièces, qu'il n'y a boucher en ce pays ici qui puisse plus tôt démembrer un mouton. Mais outre cela (ô cruauté plus que prodigieuse) tout ainsi que les veneurs par deçà après qu'ils ont pris un cerf en baillent la curée aux chiens courants, aussi ces barbares afin de tant plus inciter et acharner leurs enfants, les prenant l'un après l'autre ils leur frottent le corps, bras, cuisses et jambes du sang de leurs ennemis. Au reste depuis que les Chrétiens ont fréquenté ce pays-là, les sauvages découpent et taillent tant le corps de leurs prisonniers, que des animaux et autres viandes, avec les couteaux et ferrements qu'on leur baille. Mais auparavant, comme j'ai entendu des vieillards, ils n'avaient d'autre moyen de ce faire, sinon qu'avec des pierres tranchantes qu'ils accommodaient à cet usage.
Or toutes les pièces du corps, et même les tripes après être bien nettoyées sont incontinent mises sur les Boucans, auprès desquels, pendant que le tout cuit ainsi à leur mode, les vieilles femmes (lesquelles, comme j'ai dit, appètent merveilleusement de manger de la chair humaine) étant toutes assemblées pour recueillir la graisse qui dégoutte le long des bâtons de ces grandes et hautes grilles de bois, exhortant les hommes de faire en sorte qu'elles aient toujours de telle viande : et en léchant leurs doigts disent, Yguatou, c'est-à-dire, il est bon. Voilà donc ainsi que j'ai vu, comme les sauvages Américains font cuire la chair de leurs prisonniers pris en guerre : à savoir Boucaner, qui est une façon de rôtir à nous inconnue. » (p.361-364)
Le "boucan".
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, ethnographie, france, jean de léry, indiens tupis, histoire d'un voyage en terre de brésil
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