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mardi, 11 octobre 2011

COMMENT J'AI APPRIS A AIMER LIRE

Eloge de la « littérature populaire » (suite).

 

 

Parenthèse sur Le Journal des voyages.

 

 

L’un des responsables de mon goût spontané pour la littérature populaire, cette littérature de seconde zone, et pour tout dire « vulgaire », je le dénonce ici vigoureusement : c’est Le Journal des voyages. Il était complet (une quinzaine d’énormes volumes rouges à vignette vert sombre plus quatre volumes étroits et moins jolis) sur les rayons de la bibliothèque grand-parentale, et avec quelle volupté mauvaise je me plongeais dans cette revue de la fin du 19ème siècle. Il y avait évidemment les illustrations (deux pages de textes, deux pages illustrées : on n’illustrait qu’une face du papier). Des illustrations extraordinaires à mes yeux.

 

 

Pensez donc : un homme a introduit sa tête entre deux tampons de wagons sous l’œil du contrôleur horrifié et levant les bras au ciel, dans un train parcourant les plaines de l’ouest américain ; dans la cabine d’un bateau, deux hommes se font face, autour d’une table, l’un vient d’enfoncer un long poignard dans la table, en y clouant la main de l’autre ; un « sauvage » est attaché à un poteau, et son congénère lui plante un couteau dans l’œil sans que celui-ci cesse de faire un sourire épouvantable. Si mes parents avaient su … Mais quand nous ouvrions ces énormes bouquins, mes sœurs et moi, nous étions tellement tranquilles qu’il ne leur serait jamais venu à l’idée de nous interrompre. C’est grand et ça ne sait pas, que voulez-vous ? C’était avant la télé.

 

 

Donc il y avait les illustrations, bien faites pour fasciner les gamins, mais aussi pour épouvanter le tranquille bourgeois parisien de l’époque : une montgolfière en train de s’abîmer dans un océan en furie, un navire tout en noir ballotté dans les 40ème rugissants, un bateau à voile pris dans les glaces arctiques avec des hommes en détresse dérapant sur le pont glissant, de curieuses cérémonies devant de curieuses constructions dans je ne sais quelles îles du Pacifique.

 

 

Tenez, je vous lis le sommaire des illustrations d’un volume de 1877 : les compagnons de Stanley ; fumeurs d’opium ; les incendies au Japon ; soldats turcs en prière ; une tombe qui ne s’ouvrira pas. C’est tout à fait engageant. La revue raffolait (en fait, c’étaient les lecteurs, bien sûr) d’ « histoires de pirates, flibustiers et autres écumeurs des mers », de tout ce qui concernait les « gauchos » et la Patagonie, des « barbiers chinois en Californie », d’un « équipage dévoré par des requins ». Le pacifique bourgeois parisien se dit qu’il a bien raison de rester chez lui. Pas comme Fenouillard qui entraîne dans les pires tribulations sa petite famille, de Saint-Rémy-sur Deule (Somme-Inférieure), soit lui-même Agénor, son épouse, ainsi que Cunégonde et Artémise, leurs deux pestes.

 

 

Donc, je disais qu’il y avait les illustrations, mais il y avait les textes, aussi et principalement, qui servaient de prétextes aux graveurs chargés chaque semaine d’impressionner le lecteur. Je me rappelle, par exemple, un récit dont l’action se passe quelque part (dans le Pacifique, peut-être, peut-être en Afrique, en tout cas il fait très chaud). L’un des personnages voit tout d’un coup quelque chose qui bouge SOUS LA PEAU de son compagnon, au niveau du front, quelque chose de long qui se déplace.

 

 

L’un des « indigènes » présents se munit d’un fin bâton bien cylindrique et d’un couteau, et lui fait comprendre qu’il faut intervenir. Il incise la peau, saisit l’une des extrémités de la chose, et commence à tourner son petit bâton et à enrouler la chose autour. Effectivement, ça s’enroule, et ça ressemble à un ver.

 

 

« C’est un ver », dira placidement le médecin de l’expédition, le soir au campement. Plus précisément, cette infâme saloperie est une « filaire de Médine », ou « dragonneau ». Une des joyeusetés que vous rencontrerez s’il vous prend la fantaisie d’aller vous balader dans des coins pour lesquels vous n’êtes pas fait. « Vous ne pourrez pas dire  qu’on ne vous a pas prévenu. – Oui monsieur, bien monsieur. »

 

 

Et monsieur Martin acquiesce, pose le Journal des voyages, rechausse les pantoufles dont il s’était débarrassé pour se chauffer les pieds devant la cheminée, se lève de son fauteuil à l’appel de madame, et va déguster le délicieux ragoût de mouton qui flatte depuis un moment son odorat. Pardon, je reviens à mon sujet. C’était juste pour restituer l’ambiance.

 

 

Alors, les textes, on a compris : ce ne sont que cavalcades impétueuses, expéditions à haut risque aux antipodes, si possible dans quelque peuplade barbare (à l’époque elles n’étaient pas encore toutes exterminées, encore moins habituées à décapsuler une bouteille de coca-cola, ce progrès radical de la civilisation), aventures dans des forêts impénétrables ou dans des contrées désolées voire désertiques. C’était l’âge d’or de la consommation frénétique de récits d’aventures, des aventures  accomplies au péril de sa vie, mais sans jamais la perdre, parce qu’il fallait pouvoir raconter. Pas fou à ce point-là.

 

 

Il y avait aussi la description des mœurs bizarres en vigueur sur la planète, toutes plus bizarres et exotiques les unes que les autres. On passait de je ne sais quel temple hindou aux scarifications de telle tribu d’Afrique, des marchandages sans fin quelque part en Arabie aux cruelles cérémonies d’initiation des garçons dans telle tribu indienne du Canada. Je ne suis pas sûr cependant que le regard était obligatoirement condescendant, voire colonialiste. Il reste que cette feuille (il n’y a pas d’autre mot) vendait du « sauvage » comme s’il en pleuvait.

 

 

Fin de la parenthèse sur Le Journal des voyages.

 

 

A suivre bientôt, en compagnie d'Arsène Lupin.

 

 

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