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dimanche, 29 mai 2011

TELEVISION : HITLER EN A RÊVE

EPISODE 1

Si l’on m’objecte que l’exemple est terriblement rebattu, je répondrai qu’il est excellent, et que c’est sans doute parce qu’il est excellent qu’il est, précisément, rebattu. Il s’agit du fameux « télécran » inventé en 1948 par George Orwell pour le monde fabuleux sur lequel règne Big Brother (lui aussi, tout le monde le connaît) : évidemment 1984. C’est l’écran quasi-magique qui fonctionne dans les deux sens : il retransmet les discours du chef bien-aimé, et il espionne les faits et gestes de la personne qui habite les lieux. Pour un roman d’anticipation, on peut dire que c’est réussi : exception faite de la séparation des deux fonctions (propagande et espionnage), d’une part dans la télévision, d’autre part dans la caméra de surveillance, tout le reste ou pas loin s’est réalisé, y compris la « novlangue » et la Police de la Pensée. Espionnage (donc sécurité) et propagande. 

La seule vraie faiblesse du livre d’Orwell, c’est qu’il réserve le monde de 1984, exclusivement, aux régimes totalitaires, alors que les espaces où il s’est aujourd’hui épanoui et accompli s’intitulent pompeusement démocraties, comme j’essaie de le montrer. C’est dans les démocraties que s’est développée une industrie du divertissement qui passe pour une bonne part par la télévision. Et les démocraties ne sont pas épargnées par l’obsession de la sécurité : elles ont vu se multiplier les « mesures de sécurité », les « normes de sécurité ». C’est flagrant depuis le 11 septembre 2001, mais cela date de bien avant. L’industrie de la sécurité est une affaire qui marche (pas de grands magasins sans vigiles). 

Moyennant quoi, l’individu n’a jamais été aussi libre de faire ce qu’il veut (ça c’est pour « démocratie »), mais je fais remarquer que, comme il veut les mêmes choses que tout le monde, il fait comme tout le monde : les gens se conduisent à peu près comme on attend qu’ils le fassent (mais attention, il ne faudrait surtout pas réduire ignoblement la liberté à la simple liberté de choix : même s’il y a d’innombrables marques, sortes et goûts de yaourts, ça reste des yaourts). La seule et vraie différence, c’est que ce résultat est obtenu sans violence physique, car ils adhèrent spontanément à ce monde, disant que, de toute façon, « ils n’ont rien à se reprocher », et que quand on est irréprochable, il n’y a pas de raison d’être choqué par les caméras de surveillance (le terrifiant « Souriez, vous êtes filmé. »). Pour ce qui est du divertissement ou des mœurs, à la question : « Pourquoi faites-vous ça ? », ils ont cette terrifiante réponse : « C’est mon choix ! ». Je ne suis pas le. C'est un système qui fonctionne d’une façon implacablement logique : sans la télévision et le divertissement, pas d’adhésion ; sans adhésion, pas de caméras de surveillance. Tout se tient. 

Enfin, quand je dis « spontanément », je fais semblant. C’est là que la télévision, entre autres, dévoile une de ses fonctions principales. On sait qu’Adolf Hitler, en accédant au pouvoir en 1933, a créé aussitôt un Ministère de la Propagande, confié d’emblée à Joseph Goebbels. On sait que par là, il voulait développer la force de l’action de frapper les esprits, d’y pénétrer pour y introduire des idées, des images, des « valeurs » qui n’y étaient pas précédemment. Il voulait donner à cette action toute la dimension et toute la démesure dont il rêvait. Il fallait aussi que les esprits en question gardent l’impression que les idées qu’ils exprimaient ne germaient pas ailleurs qu’en eux-mêmes, et ne s’aperçoivent pas de l’intrusion. Exactement comme dans le film Maine-Océan, la scène nocturne où, pendant que le propriétaire de la maison dort profondément, quelques copains, qui ont un compte à régler,  s’introduisent dans sa cuisine et vident consciencieusement son frigo et ses bouteilles en étouffant leur fou-rire. 

J’ai déjà parlé d’Edward Bernays (le 16 mai), neveu de Freud, inventeur des « public relations », qui a su mettre à profit les concepts élaborés par son oncle, pour en tirer des préceptes « utiles ». Propaganda est paru en 1928 (éditions Zone, 12 euros). Comme le titre, le sous-titre est un aveu : « Comment manipuler l’opinion en démocratie ». Je ne résiste pas au plaisir de citer les deux premières phrases du bouquin : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays » (c’est moi qui souligne). A déguster lentement, non ? Et ce n’est pas un nazi qui parle, mais un Américain, un conseiller des présidents. Je cite la 4ème de couverture : « Un document édifiant où l’on apprend que la propagande politique au 20ème siècle n’est pas née dans les régimes totalitaires, mais au cœur même de la démocratie libérale américaine ». Ce n’est pas moi qui le dis : vous m’auriez taxé de parti pris. 

Goebbels n’a eu qu’à piller, et il ne s’en est pas privé, les théories de Bernays pour développer les activités de son ministère de la Propagande. Mais ces théories ont aussi inspiré les gouvernants des régimes démocratiques. Car partout, sur la planète, leur grand problème a été au 20ème siècle de répondre à la question : « Comment obtenir des masses qu’elles obéissent ? ». Deux types de régimes servent à ça : les autoritaires et les démocratiques. Terreur, police, délation d’un côté. Liberté, bonheur, consommation de l’autre. Dans l’un, le bâton. Dans l’autre la carotte. Mais ne croyez pas que la question qui se pose, par exemple, dans la Tunisie de Ben Ali ne se pose pas dans nos belles démocraties. Il s’agit toujours d’obtenir la soumission, mais en prenant, cette fois, la mouche avec du miel. Il faut bien que les trouvailles de tonton Freud servent à quelque chose ! La théorie psychanalytique pour éviter la Terreur, en quelque sorte ! Qu'en aurait pensé Robespierre en 1793 ? 

Tout a été dit sur le thème « nazisme et propagande ». Toujours, évidemment, pour condamner sans appel l’entreprise de formatage des masses voulue par Hitler. Mais ils tiennent coûte que coûte à en faire un repoussoir. Pour ériger nos belles démocraties en contre-modèle. Le nazisme, ses horreurs, sa propagande fonctionnent en épouvantail absolu : les commentateurs, en général, mettent l’accent sur le fossé, l’abîme qui sépare notre système du sien. C’est sûr, il n’y a rien de commun entre les deux. Mais en est-on si sûr que ça ? 

Car, en matière de manipulation des foules, les nazi (et sans doute aussi Staline, il faudrait voir, parce que l’histoire du « petit père des peuples », comme propagande, ce n’est pas mal non plus) ont bel et bien piqué les idées d’un Américain. Les idées de Bernays servent de base large et solide, aux Etats-Unis, à tout ce qu’on appelle la propagande (ou publicité), la « communication », la manipulation des foules.  Quand on nous bassine avec l’idée que l’Europe copie les Etats-Unis avec dix ans de retard, il faudrait rétablir le lien, le « missing link » (le chaînon manquant), qui n’est autre que Goebbels et le nazisme, qu’on présente le plus souvent comme une exception historique, ce soi-disant fossé qui dresse un mur infranchissable (petit hommage en passant au maire de Champignac, et à Franquin, bien sûr) entre lui et nous : il y a bel et bien continuité. La seule rupture, énorme évidemment, ce sont la Shoah, les chambres à gaz, le système concentrationnaire, la terreur, etc. (l’U.R.S.S. de Staline n’est pas loin derrière pour ce qui est des « performances », si l’on peut parler ainsi, elle est même peut-être devant) : en gros, toutes les procédures d’élimination pure, simple, brutale. Pour ce qui est de la liberté de l’esprit (je ne parle pas de la liberté d’expression), cela demande un examen approfondi. 

Les Etats-Unis étant une démocratie, il n’était pas question pour eux de recourir à la terreur pour faire marcher toute la population au même pas. Mais ils étaient face à un problème : par quel moyen arriver au même résultat ? Il fallait quand même faire marcher le pays, le faire prospérer, croître et embellir. Comment diriger 122.780.000 de personnes (on est en 1930), sans violence, mais en étant aussi  efficace ? La grande habileté de l’Amérique a été d’utilise à outrance la connaissance du psychisme humain (Freud et ses continuateurs, Bernays et Lippmann) pour obtenir l'adhésion des masses. 

Je renverrai toujours, à ce sujet, à l’essai de Beauvois et Joule sur la « soumission librement consentie » : Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens (quand les choses sont présentées habilement, l’individu, en régime de liberté, a tendance à se soumettre). Les auteurs, cependant, ne poussent pas au bout leur raisonnement dans ce qu’il a de critique : ils prennent le parti de l’optimisme libéral. Pour obtenir des masses qu’elles adhèrent, et même qu’elles désirent leur propre embrigadement, il suffit de perfectionner d’une part la connaissance de la psychologie des foules, d’autre part quelques techniques de communication bien venues.

A SUIVRE ...