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mercredi, 04 mai 2016

LES GANGSTERS AUX PARADIS

ZUCMAN GABRIEL RICHESSE CACHEE.jpgDans un premier temps, tout ce qui grenouille autour de la finance mondiale (cabinets d’audits, avocats d’affaires, experts comptables, fraudeurs du fisc, en général considérés comme des gens très propres sur eux, parce qu’on ne demande jamais à voir l’intérieur) doit considérer Gabriel Zucman comme un communiste enragé, comme un véritable danger pour le « climat » de leurs affaires, petites et grosses. 

Et puis tous ces gens gravitant autour de l’argent réfléchissent un moment. Ce moment écoulé, ils sont convaincus que Gabriel Zucman est le type même du gars parfaitement inoffensif, et que leurs affaires ne sont pas près de pâtir de la publication de son livre, La Richesse cachée des nations (Seuil, 2013). C’est simple : ils se rendent compte que toutes les solutions que propose l’auteur pour mettre fin à la dictature que la finance impose à la marche du monde n’ont strictement aucune chance d’être un jour appliquées. 

Juste le temps, on ne sait jamais, de prendre quelques précautions pour mettre le magot à l'abri des curieux et, on ne sait jamais, de « réactiver les réseaux » de leur influence, comme les journalistes français ont l'habitude de dire pour parler des intentions des hommes politiques soucieux de donner un coup d'accélérateur à leur carrière. Je goûte fort le cliché journalistique, je veux dire le lieu commun de la profession, dont je laisse à d'autres le soin de faire l'exégèse.

Pour tout dire, je goûte fort la façon débonnaire, ingénue et candide dont les journalistes français se font les échos et même les porte-voix des « éléments de langage » mis au point par les cabinets de communicants des hommes politiques. Une telle niaiserie bénévolente plaide en faveur de leur naïveté intrinsèque, en même temps qu'elle met en évidence la paresse intellectuelle et la pusillanimité qui règnent en maîtresses dans la profession.

Leur panique n’aura donc duré qu’un instant, qui a suffi pour qu’ils aperçoivent le gouffre qui les attendait si les grands Etats du monde s’entendaient pour mettre en œuvre les mesures proposées par l’auteur pour assainir le système financier qui enserre dans ses griffes le monde actuel, mesures d’une simplicité aveuglante et d’une radicalité insoutenable. 

Que dit Gabriel Zucman dans ce tout petit livre percutant (114 p.) ? Il part de constats et d’analyses précis du phénomène d'évasion et de fraude fiscale, qui lui permettent d’évaluer les sommes qui échappent à l’impôt, c’est-à-dire qui constituent, à dire les choses comme il convient, un flagrant délit de vol de la richesse des Etats par les « ultrariches », ceux que Thomas Piketty nomme le « centile », voire le « millime » supérieur. Il arrive à 5.800 milliards d’euros. Le plus fort, c’est que c’est crédible, parce qu’argumenté. 

Car comme son maître de thèse, Thomas Piketty en personne si j’ai bien compris, il peaufine à la petite scie les contours et les traits de sa méthodologie : ce que je dis n’est pas l’exacte vérité mais, en l’état actuel de la documentation disponible, c’en est la moins mauvaise approximation. Gabriel Zucman attend paisiblement le contradicteur. Il se conforme au précepte rayonnant de Jean-Sébastien Bach : celui qui travaillera autant que moi atteindra un résultat comparable. 

Qu’est-ce qui permet aux fraudeurs de frauder le fisc ? Le secret bancaire. A cet égard, le cas de la Suisse est exemplaire. Le plus surprenant, c’est que l’auteur (on est en 2013, ça a peut-être évolué depuis) soutient que les concessions des banques suisses aux exigences de l’administration fiscale américaine sont de la poudre aux yeux : les Suisses auraient en effet multiplié les filiales délocalisées, qui diluaient à l’infini leur responsabilité dans les fraudes éventuelles des contribuables américains : « Une grande partie des banques domiciliées à Singapour ou aux îles Caïmans ne sont autres que des filiales d’établissements suisses » (p.33). 

Tout commence donc en Suisse. Mais, dès qu’il a entendu dans l’air du temps souffler un vent mauvais (« contrôle », « régulation », « fiscalité », etc.), l’argent s’est fait pousser des ailes pour aller s’abriter sous des cieux plus cléments et moins regardants : Hong Kong, Iles Vierges britanniques, Panamá, Iles Caïmans, etc. 

Gabriel Zucman décrit aussi avec précision les mécanismes sophistiqués qui permettent aux plus fortunés de la planète de soustraire leurs revenus aux mauvais appétits des Etats légitimes. D’abord la délocalisation de ses fonds, par l’ouverture de comptes « offshore » (expatriés). 

Puis l’interposition entre les fonds et leur propriétaire de plusieurs couches de « sociétés-écrans » situées en divers « endroits sûrs » du monde, et dont la stratification permet de rendre invisible le possesseur en dernier ressort : « … bien que formellement domiciliées aux îles Vierges, les sociétés-écrans sont dans la plupart des cas créées depuis Genève ». Je passe sur les détails, pour arriver au plat de résistance : le Luxembourg. 

S’il y a quelque chose à retenir de ce livre, en dehors des solutions proposées, c’est en effet le « cas luxembourgeois ». Gabriel Zucman n’y va pas par quatre chemins : « Colonie économique de l’industrie financière internationale, le Luxembourg est au cœur de l’évasion fiscale européenne et paralyse la lutte contre ce fléau depuis des décennies » (p.92). 

Ce pays de 500.000 habitants a fait quelque chose d’absolument inouï : « Si le Luxembourg a réussi à devenir l’une des premières places financières mondiales, c’est en commercialisant sa propre souveraineté. A partir des années 1970, l’Etat s’est lancé dans une entreprise inédite : la vente aux multinationales du monde entier du droit de décider elles-mêmes de leurs propres taux d’imposition, contraintes réglementaires et obligations légales ».

Le pire, c'est que la richesse produite par l'industrie ne profite absolument pas au citoyen luxembourgeois, puisque, une fois déflaqué le montants des rapatriements financiers des multinationales installées là, il faut diminuer le PIB de 30% pour trouver ce qui va vraiment au pays.

Traduction : l’Etat luxembourgeois a accepté de disparaître en tant qu’Etat, pour se muer en commerçant. Il n’y a plus de nation luxembourgeoise. Il faudrait l’exclure de l’UE, nous dit l’auteur. J’attends les réactions des grands partenaires européens. Pour voir. A mon avis, Jean-Claude Junker peut dormir tranquille jusqu’à la fin des temps. Même chose en ce qui concerne l'échange automatique des données bancaires : le principe est magnifique, encore faut-il que tout le monde accepte de le mettre en pratique, si l'on veut qu'il devienne efficace.

L'efficacité. La faiblesse du livre, elle est là. Certes, Gabriel Zucman nous dit que rien n’y est utopique des propositions qu’il fait, mais il se garde d’examiner la question de savoir si celles-ci ont des chances de faire l’objet d’un consensus général. Première solution pour mettre fin à l’évasion fiscale : mettre en place un « cadastre financier mondial », calqué sur ce qui se fait en matière de propriété foncière : « … un registre mondial des titres financier indiquant sur une base nominative qui possède chaque action et chaque obligation ». Certes, certes. On peut rêver. J'imagine bien la ribambelle des prête-nom révéler l'identité des messieurs pour lesquels ils ont laissé utiliser leur nom. 

Deuxième solution : créer un « impôt mondial sur le capital », un « impôt global progressif sur les fortunes ». Mais bien sûr, monsieur, tout le monde va se précipiter à la table mondiale pour signer. Là encore, on peut rêver. Troisième solution : un impôt mondial sur les sociétés. Je n’entre pas dans les détails, qu’on sache seulement que chacune de ces propositions est soigneusement étayée et argumentée par l’auteur. 

Voilà. Un livre d’une solidité à toute épreuve pour ce qui est du constat, de l’analyse et des propositions. Le seul petit problème, c’est qu’on a l’impression qu’il a été rédigé sous la protection d’une bulle : il suffit de regarder où en sont les rapports de force et les processus en cours pour se dire que non, il n’a aucune chance d’en voir un jour le contenu transposé dans la réalité. 

Et je doute fort que les "Panama papers" changent quoi que ce soit à la situation. Ni les "Nuits debout". Ni l'action opiniâtre de Paul Jorion.

C'est regrettable, mais.

Voilà ce que je dis, moi.