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vendredi, 21 novembre 2014

NOTRE MERE LA GUERRE

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Notre Mère la guerre est donc un vrai roman sur la première guerre mondiale vue du côté français, avec une vraie intrigue, de vrais personnages, de vraies situations, de vraies péripéties. Ce qui est admirable dans ce livre, c’est la magie de l’équilibre que scénariste et dessinateur sont arrivés à établir entre le fil de la narration et le cadre historique dans lequel se situe l’action.

 

Ils ont aussi trouvé, pour le récit, le ton et la distance focale qu'il fallait, s'agissant de ce fleuve des enfers où s'est engloutie la vieille civilisation européenne, pour évoquer une guerre qui a rendu caduque et absurde toute notion de chevalerie ou d'héroïsme : il n'y a plus de héros face à l'obusier de 120, au canon de 155 ou au mortier de 340. Il n'y a plus de chevaliers face au barrage d'artillerie. Que peut la pétoire du poilu comparée à la mitrailleuse Maxim qui l'attend dans la tranchée d'en face ? Autant imaginer un cycliste en train d'attaquer de front un trente-huit tonnes. Et en 1939, il n'est pas vrai, paraît-il, que les Polonais aient envoyé leur cavalerie contre les chars allemands. Il n'y a pas non plus de héros, dans Notre Mère la guerre

 

Ce n’est pas un hasard si les trois premiers albums de la série se présentent comme des « complaintes » (le dernier étant un « requiem »). Ce qui me vient à l’esprit, à la lecture ? J'entends par exemple la lamentation des violes du Lachrymae or seven tears, de John Dowland. J'entends aussi l’extraordinaire et terrible musique du War requiem de Benjamin Britten. « Pauvre humanité ! », semblent avoir voulu dire les auteurs, Maël et Kris. C’est sûr, on n’est pas dans l’exaltation de l’héroïsme.

 

La force de l’histoire, c’est que le motif de l’intrigue est lié de façon indissoluble avec les événements qui se passent sur le front. Le hasard fait que Roland Vialatte, lieutenant de gendarmerie de son état, et Gaston Peyrac, forgeron, vivaient dans le civil, avant la guerre, dans le même village du grand sud-ouest (il y a vraiment un Soulac en Gironde). Le premier a été amené à enquêter sur quelques meurtres. Le second, c’est le moins qu’on puisse dire, ne porte pas dans son cœur les poulets, perdreaux et autres volailles représentantes de l’ordre. D’autant que le gendarme-flic a œuvré avec succès, semble-t-il, puisqu’on l’appelle sur le front pour résoudre une sale affaire.

 

Et sur le front, le lieutenant Vialatte tombe forcément sur le caporal Peyrac, qui commande une bande de jeunes voyous qu’on a tirés de prison pour les envoyer au casse-pipe, à condition qu’ils se portent volontaires. Le directeur de la prison sera même ému en entendant ces "volontaires" se mettre à chanter La Marseillaise. Pas des enfants de chœurs, donc. La sale affaire consiste en une succession de meurtres de femmes qui se produisent en première ligne. Elles ont été égorgées. Pas toutes en même temps.

 

Bon, je ne vais pas me mettre à résumer l’intrigue. Disons seulement que c’est un tissu de circonstances et d’états successifs qui se trouvent être la cause de ces meurtres, et quand on a compris, le reste découle, comme souvent. Je précise juste qu'ils sont liés au malencontreux hasard d'un soir de mauvais temps, et surtout que les fils sont assez embrouillés pour produire une situation complexe, qui permet aux narrateurs d’élaborer un bel écheveau pour nous promener des avant-postes de première ligne à la vie des civils de Paris et de province, dont le quotidien est lui-même malmené. Et qui nous reporte au temps d'avant la guerre, où ces déguisés en militaires étaient encore des paysans, artisans, bourgeois, aux prises avec les passions, habituelles et petites, de l'humanité concrète.

 

La force de la chose est que, à aucun moment dans le livre, l’enquête de Roland Vialatte (aidé ensuite du capitaine Janvier) ne fait perdre de vue aux auteurs, Maël et Kris, le théâtre de la guerre, qui demeure envers et contre tout, à chaque page, l’âme vibrante, tonnante et martyrisée du récit.

 

Je ne dirai rien d'un des nœuds de l'intrigue, lié à la vie privée d'un des poilus, qui me semble franchir la limite du vraisemblable, juste que ça n'enlève rien à la puissance d'évocation dégagée par l'ouvrage dans son ensemble. On a vu pire en matière d'improbable mis au service des fausses pistes dans un roman policier. Je ne dirai rien non plus de la fin, parce qu'il faudrait, pour qu'on comprenne, que je raconte tout. Et dans ce cas, on n'est pas encore au bout.

MAËL 7.jpg

Je n'ai pas parlé des dessins aquarellés de Maël. C'est un virtuose de l'expressivité. Il y a de la ligne claire, à la base, c'est certain, mais chaque vignette de chaque planche est comme lavée d'une encre qui parcourt toute l'échelle des bistres, du clair au presque noir. Cela donne une image tout à fait curieuse de la guerre : les personnages, le décor, la nature, le ciel même, tout est baigné dans une atmosphère terreuse, crépusculaire et sale du plus grand effet. Le monde que dépeint Maël semble avoir perdu jusqu’à l’idée de la lumière.

 

Franchement, c’est une prouesse.

 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 20 novembre 2014

NOTRE MÈRE LA GUERRE

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Décidément, si ça continue, il va falloir que je me fasse amputer. Ben oui, la guerre de 14-18 me colle tellement à la peau que je ne vois plus que le bloc opératoire pour m’en débarrasser. J’ai beau me dire qu’il faudrait que je m’en défasse, je continue à voir tout ce que l’Europe doit à la première guerre mondiale et à ce qui s’est produit ensuite : le 20ème siècle, siècle de la destruction, déesse sortie toute armée des tranchées, qui a poursuivi sa tâche technique avec méthode et persévérance, qui a même essaimé sous toutes les latitudes, et qui est de nouveau en train de pointer le bout de son groin à l’autre bout du continent, ce vieux terrain de ses exploits d’il y a cent ans.

 

Mais voilà, elle insiste, la « Grande Guerre ». Cette fois, c’est à cause de mon pote Fred (conseillé par Véro). Il m’a dit qu’il connaissait une BD consacrée à la guerre des tranchées qui surpassait en force tout ce que le grand Jacques Tardi à réalisé sur le même sujet. Ce qui n'est pas rien. C’était me mettre au défi.

 

J’ai donc acheté le bouquin, intitulé Notre Mère la guerre. Kris a écrit, Maël a peint et dessiné. Je ne connaissais ni l'un ni l'autre. Ils ont trouvé un excellent titre, qui fait écho aux « Matrice du siècle » (Annette Becker) et autres « Berceau du 20ème siècle » (Ernst Jünger) que je citais dans mon billet du 11 novembre dernier. 

 

Notre Mère la guerre, c’est du lourd : quatre albums de BD réunis en un volume de 266 pages augmentées d’un cahier de dessins et d’aquarelles, 250 (environ) planches dessinées, un vrai roman sur la vraie guerre. Tardi, son 14-18 à lui, ce n’est pas du roman, si l’on excepte Varlot soldat ou La Véritable histoire du soldat inconnu.

 

Brindavoine lui-même, n’apprend qu’à la fin d’Adieu Brindavoine que « la guerre vient d’éclater en Europe », après avoir été recueilli à bord du Nicolas II, cuirassé de la « flotte de notre tsar bien aimé », qui croisait en mer Noire. Quant à La Fleur au fusil, où il fait le coup de feu bien malgré lui, l’histoire tient sur dix pages.

 

Tout le reste (avant tout le définitif C’était la guerre des tranchées, mais aussi Putain de guerre, mais je n’ai peut-être pas tout lu, après tout, bien que …) tient plus du documentaire fictif à visée politique et du cri que pourrait pousser la colère absolue, que de la narration d’un récit romanesque construit. Je signale que Tardi a refusé la Légion d'Honneur. Je ne sais pas dans quel cerveau de quel hurluberlu est née cette idée farfelue : c'était mal connaître les convictions du bonhomme (sa compagne n'est autre que la chanteuse Dominique Grange, fille d'un médecin lyonnais réputé). Tardi semble ne s’être pas remis d’avoir un jour pris conscience de l’énormité du désastre. Je suis un peu tombé là-dedans aussi.

 

Touchant la guerre de 14-18, il faut mentionner quand même, en passant, pour mémoire, quelques inoubliables nouvelles écrites et dessinées  par le maître Hugo Pratt, et dont le héros s’appelle évidemment Corto Maltese : Sous le Drapeau de l’argent (rencontre et convergence d’intérêts entre des hommes sans drapeau sur un terrain d’opérations dangereux), Concert en O mineur pour harpe et nitroglycérine, Burlesque entre Zuydcoote et Bray-Dunes, Côtes de nuit et roses de Picardie, et puis, plus indirectement, La Lagune des beaux songes et L’Ange à la fenêtre d’orient. Je dirais bien un mot du génial La Bête est morte, publié par Calvo en 1946, mais il s'agit de la deuxième guerre mondiale.

 

La différence, avec Hugo Pratt, c’est que l’Europe en guerre devient une petite partie du théâtre du monde où opère le personnage indestructible qu’il a inventé. Hugo Pratt, ce citoyen du monde, relativise l'Europe. Mais on sait que le cosmopolitisme ne fait pas bon ménage avec la question des origines. Hugo Pratt avait l’esprit cosmopolite (je ne dis pas « multiculturel », mais). Moi, je suis profondément européen en général, essentiellement français en particulier et, en creusant un peu et en soulevant le couvercle de la marmite : culturellement chrétien. Cela donne davantage de raisons d’être hanté par le fantôme.

 

Voilà ce que je dis, moi.