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samedi, 13 juillet 2013

HERMANN BROCH ET LE TENTATEUR

De Hermann Broch, j’avais lu Les Somnambules, que j’avais trouvé passionnant quoiqu’un peu compliqué. Cette trilogie de romans (1- Pasenow ou le Romantisme, 2- Esch ou l'Anarchie, 3- Huguenau ou le Réalisme) tirait déjà sur les fils de l’âme humaine comme un archer sur la corde de son arme, mais je dois avouer que les enjeux définitifs de l’œuvre m’ont tant soit peu échappé, sinon qu'elle décrivait le monde un peu à la façon d'un Jacques Ellul (et son copain Bernard Charbonneau) qui, un peu plus tard, allait dénoncer à tout va les méfaits de la technique en tant que telle (Le Système technicien, Le Bluff technologique) et d'un monde fondé exclusivement sur le commerce (activité qu'Elias Canetti haïssait viscéralement).

 

Certes, le dilemme de Pasenow hésitant entre la sensualité rustique et animale de la Polonaise Ruzena et la fadeur aristocratique d'Elisabeth, sa fiancée de toujours, dit quelque chose des forces qui meuvent l’être humain. Qu'il se sente engoncé dans son uniforme (contrairement à Edward von Bertrand, l'homme des grands espaces, du mouvement et de l'action), mais aussi curieusement protégé comme par une cuirasse devenue un deuxième "moi", on le comprend aisément.  

 

Certes, les combinaisons du comptable Esch pour s’enrichir, par exemple en épousant la patronne d’une taverne assez minable, et en projetant d'organiser des matches de catch féminin aux Etats-Unis disent quelque chose de l’avenir radieux de la « gestion » des affaires humaines. Il se contentera de devenir un bourgeois ordinaire, à la solde du même Bertrand.

 

Certes, la victoire finale de Huguenau le commerçant, qui a tué Esch dans un crime parfait, avant de retourner prendre les commandes de son entreprise alsacienne, dit quelque chose de l’injustice de l’ordre d’un monde voué aux marchandises.

 

Mais quel besoin, dans le dernier temps de la valse, d’aller marcher sur les plates-bandes de James Joyce et de ses vaines expérimentations sur les techniques d’écriture (Ulysse) ? Les épisodes de la militante salutiste, moi, je veux bien, mais il y aurait bien d'autres moyens pour en insérer la particularité (je dirais même l'étonnement) dans la trame générale du roman. 

 

Je regrette, en définitive, cette concession d’un immense écrivain aux recherches expérimentales d’une « littérature de la modernité ». Heureusement, dès La Mort de Virgile, puis avec Le Tentateur, il abandonne (pas tout à fait) l’expérimentation moderniste (un snobisme, finalement), pour revenir à une continuité inséparable de l’unité humaine et, pour prendre une comparaison musicale, à la mélodie : des œuvres à hauteur de voix humaine. Mais Les Somnambules, si je me souviens bien, est le premier roman de Hermann Broch (1931). C'est une excuse.

 

C’est une notice lue je ne sais plus où qui m’avait fait retarder la lecture du Tentateur, ce livre incroyable, l’auteur de la notice ayant mis au premier plan les idées de religion et de religiosité. Cela a fait office de répulsif. A tort. Surmontant ma répugnance instinctive à l’encontre de tout ce qui porte soutane, que celle-ci soit ostentatoire, ostensible ou dissimulée, je viens donc de terminer la lecture de Le Tentateur, de Hermann Broch. Je peux le dire : c’est un grand livre. Magistral en tout point. Je tâcherai d’en donner une petite idée, en espérant ne pas trop rabaisser ce chef d'oeuvre.BROCH LE TENTATEUR.jpgLe titre allemand (Der Versucher) pourrait être traduit par « Le Séducteur ». Mais comme le mot est pris dans son sens biblique (il n’en a peut-être pas d’autre), il faut comprendre qu’il s’agit du Démon en personne. Et le livre ne raconte en effet pas autre chose que l’histoire d’une séduction démoniaque.

 

Tout (ou presque, si l’on excepte un flash back) se déroule dans une vallée retirée d’un massif montagneux, dominée par le Kuppron. La route qui monte de la plaine traverse le village de Kuppron-le-bas, puis, après quelques lacets, celui de Kuppron-le-haut, avant de s’élever vers le col et de basculer dans un ailleurs aussi deviné que la plaine d'où elle émane.

 

Les deux villages sont nettement typés. En bas sont situées les traces de la civilisation, avec l’auberge-boucherie de Sabest, la mairie, l’agence postale, le forgeron. Le haut n’a pas d’existence administrative propre. C’est en bas que la technique moderne a fait son apparition, avec la batteuse mécanique, mais aussi avec le poste de radio acheté par Wenter à Wetchy, le représentant-agent d’affaires, qui habite en haut.

 

En haut, on trouve tout ce qui touche aux anciennes installations minières. Deux villas, situées un peu à l’écart, étaient prévues pour accueillir les ingénieurs et leur famille. Depuis l’abandon de l’exploitation, la municipalité les loue au nommé Wetchy et au « Docteur », qui est aussi le narrateur.

 

En dehors de Suck, l’ami le plus proche du docteur, il y a la mère Gisson, qui occupe l’anciennement nommé « Hôtel de la mine » en compagnie de son fils Mathias, une sorte de géant surnommé « Mathias-de-la-mine » ou « Mathias-le-garde » : il est garde-chasse, et passe ses journées à courir la montagne et la gueuse. On ne sait combien d’enfants il a faits aux femmes de la contrée. Enfin, c’est sa réputation.

 

La mère Gisson, elle, apparaît rapidement, en dehors du narrateur médical, comme le personnage central du roman. Non par les gestes ou actions qu’elle pourrait accomplir, mais parce que c’est elle qui sait. D’abord, elle connaît les plantes, c’est elle qui va cueillir les « simples » dans la montagne, dont elle fabrique tour à tour du schnaps pour le docteur ou des tisanes pour le braconnier Mittis et sa femme, perdus tout là-haut sous le col.

 

D’où tient-elle son savoir ? Mystère, mais c’est sûr, elle en sait autant sur les gens et sur les choses que sur les plantes et sur la vie en général. Elle devine, elle pressent, elle est dans l'odre du monde. Il faut dire que son mari était garde-chasse, et qu’il a été tué, sans doute par un braconnier. Il lui a fallu faire face. C'est peut-être ça qui la fait un peu sorcière.

 

Et la vie continue, jour après jour, normale, rythmée de tout près par la nature, toute la nature, avec ses régularités et ses caprices. Le monde. L’univers.

 

Mais voilà qu’un jour arrive un vagabond, disons un voyageur (« DerWanderer », est le nom de Wotan à partir de Siegfried, chez Wagner). Immédiatement, à la seule vue de cet homme, le docteur, qui le voit débarquer d’un camion, ressent une impression négative, presque déjà hostile. On apprendra que son nom est Marius Ratti, qu’il est originaire des Dolomites, et qu’il n’a pas de racines.

 

C’est le Mal en personne qui vient de s’introduire.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

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